10/02/2024

Chère Madame Dumas

Martine Besset



« entre l’enfance et l’adolescence »
 Retenir la mer


« Acacia ! » annonçait-elle en déroulant son écharpe de son cou, « Acompte ! », en retirant son manteau pour le suspendre à la patère. Il n’y avait pas une seconde à perdre. A chaque mot, vingt-cinq filles en blouse de nylon plongeaient sur leur copie et écrivaient à toute allure. Cet exercice, baptisé « dictée de mots », arrivait de façon impromptue dans le déroulement de nos journées, et il me ravissait. La succession des mots, liés par le seul hasard d’une règle de grammaire, faisait de la dictée un poème surréaliste: la rencontre d’un acolyte et d’un acarien sur une copie à grands carreaux...Je ne faisais jamais de faute, et soixante ans après, je peux encore réciter la liste des mots commençant par ac qui ne prennent qu’un seul c... Quel enseignant  peut se vanter d’avoir fait de la dictée un délice, et de nimber l’orthographe de poésie ? Elle, elle y parvenait, et je crois qu’aucune de ses élèves n’a jamais contesté ce pouvoir.

Madame Dumas était notre professeure de français, en troisième, puis durant cette année destinée à préparer les meilleures d’entre nous au concours d’entrée à l’Ecole normale. « Professeure », à l’époque, ne prenait pas de e : à quoi bon, puisque nous vivions  dans un univers scolaire exclusivement féminin. Les élèves étaient toutes des filles, les garçons prudemment parqués dans l’établissement voisin, et les enseignantes toutes des femmes. Madame Dumas portait en réalité un patronyme plus long : nom composé ou particule, nous ne le savions pas exactement, mais pour tout le monde elle était madame Dumas. Je me dis aujourd’hui qu’imposer  à tous une version raccourcie, et fort répandue,  de son véritable nom, était une preuve d’humilité, une façon de ne pas se distinguer, de ne pas avoir l’air d’une « crâneuse », comme nous le disions alors de celles qui affichaient des airs supérieurs.

Nous vivions en ces années-là la fin d’un système scolaire qui nous paraît aujourd’hui profondément injuste, parce que basé sur une évidente discrimination sociale : à la fin de l’école primaire, les bons élèves issus de familles favorisées se dirigeaient vers les lycées (qui commençaient donc en sixième), où ils pouvaient apprendre deux langues vivantes, plus le latin et le grec. Leurs congénères de milieu plus modeste étaient orientés vers les cours complémentaires, ancêtres des collèges à venir, où les choix d’options étaient plus restreints. Quant à ceux qui avaient des bulletins médiocres, ils passaient en deux ans le certificat d’études, avant de devenir apprentis ou de rallier directement le monde du travail.

Notre école Paul-Vaillant-Couturier, dans le centre d’une ville ouvrière de la banlieue rouge, était donc prolongée, pour les plus méritants d’entre nous, par un établissement allant de la sixième à la troisième, et nommé sans aucune imagination « cours complémentaire  Paul Vaillant-Couturier ». Les enseignantes y étaient pour la plupart issues de l’enseignement primaire. Les institutrices de l’école élémentaires disaient « ces dames du cours complémentaire » en désignant leurs anciennes collègues, avec ce rien de jalousie que tempérait l’ironie du propos.  A l’époque, le bac suffisait pour devenir institutrice. Nos professeurs n’avaient pas fréquenté l’université, et étaient obligées d’enseigner deux, voire, trois matières : français et histoire-géographie et dessin, ou mathématiques et physique-chimie...

Nous étions, quand j’y pense, des élèves de rêve : disciplinées, heureuses d’être là, avides d’apprendre. Nos professeurs n’avaient sans doute pas l’agrégation, mais notre confiance en leur savoir était totale. Quand nous nous moquions entre nous de certains de leurs travers, c’était une taquinerie sans méchanceté, pour que s’exprime l’insolence de notre âge : jamais, au grand jamais, nous ne leur aurions manqué de respect. Nos enseignantes, elles, se conduisaient à notre égard avec une fermeté affectueuse ; petites-filles des hussards noirs de la République,  elles avaient une foi absolue dans les vertus émancipatrices du savoir et le rôle d’ascenseur social de l’école. Elles n’avaient nul besoin d’élever la voix ou de se fâcher, et étaient toujours prêtes à donner de leur temps pour aider celles d’entre nous qui rencontraient des difficultés de tous ordres.

Cette année-là, nous avons étudié Britannicus. J’ai toujours dans ma bibliothèque le petit classique Larousse orné de violet, où pâlissent les commentaires que j’avais jugé utile alors d’y inscrire au crayon à papier. Cet après-midi-là, nous en lisions une scène à voix haute, chacun des rôles étant tenu par une élève différente, concentrée sur le texte pour ne surtout pas oublier de lire sa réplique le moment venu. Nous adorions cela. Madame Dumas écoutait attentivement, nous reprenait si le ton n’était pas adapté, expliquait un terme qui nous échappait, questionnait : « Alors, là, mes enfants, pourquoi dit-il cela ? ». Elle nous appelait souvent « mes enfants », et notre adolescence n’était pas assez farouche pour s’en froisser. Nous l’adorions, nous adorions Britannicus, nous adorions le français, nous adorions l’école...Quand la sonnerie annonçant la récréation de l’après-midi a retenti au milieu d’un alexandrin, la protestation fut unanime : « Oh, non, madame, on continue... ». Madame Dumas rappela que nous avions besoin de prendre l’air, de nous dégourdir les jambes. « Mais non, criâmes-nous d’une seule voix, on préfère continuer... » . Ce jour-là, le plaisir de lire Racine sous la houlette de madame Dumas, de dire ces vers qui allaient s’imprimer dans nos mémoires, l’emporta sur celui de la récréation de l’après-midi et des choco-BN qui l’agrémentaient... Je tiens à préciser aux collégiens de 2024 qui par aventure me liraient que je n’invente rien.

Alors que nous étudiions Le grand Meaulnes, je m’interrogeai sur la nature exacte des sentiments que vouait le narrateur à Yvonne de Galais, et m’en ouvris à Madame Dumas. Fine pédagogue, elle me retourna la question : « Et toi, qu’en penses-tu ? » ; moi qui avais jugé ma remarque subtile, je me trouvai alors fort embarrassée. J’ai oublié ma réponse, et la sienne, mais je me rappelle ce moment où elle m’a invitée à penser par moi-même.

Une quinzaine d’entre nous ont passé l’année suivante le concours d’entrée à l’Ecole normale, très sélectif alors. Madame Dumas et ses collègues nous y avaient préparées avec ferveur et confiance, avec la certitude aussi que, grâce à cette formation, nous échapperions au destin de dactylos et ou de vendeuses que le déterminisme social nous réservait. Nous sommes allées, très émues, lui annoncer les résultats : nous étions toutes reçues. « Toutes ? Oh mes enfants... » a commencé Madame Dumas, et sa voix s’est étranglée, nous avons cru qu’elle allait se mettre à pleurer, mais elle a respiré un grand coup, et a continué à murmurer dans un grand sourire : « Oh, mes petites filles... ». Aujourd’hui, c’est moi qui ai la larme à l’œil en écrivant ces mots. 

Les poivrons verts

 Denis Mahaffey



"Un monde qui n’était pas le nôtre"
Les poupées de La Redoute


  

Ils étaient amoureux, au moins à mes yeux de garçon de douze ans. C’était obligatoire : ils étaient fiancés. Promesse de bonheur perpétuel et, d’après les contes de fée, de beaucoup d’enfants.

Et nous allions au cirque avec eux !

Ma cousine Rosemary et moi passions des vacances en Ecosse, à une courte traversée de mer de notre île d’Irlande. C’était la première fois que je la quittais.

Nous étions chez les quatre tantes paternelles de ma cousine, toutes célibataires, toutes enseignantes. Les deux plus âgées travaillaient ailleurs et ne rentraient que pour les vacances. Pendant l’année scolaire les deux autres transformaient en petite école deux pièces de leur grande maison. C’était l’été, les pupitres étaient rangés et des meubles de salon et salle à manger remis en place.

L’aîné de la famille, père de ma cousine, avait fait sa vie en Irlande. Le cadet, John, qui n’habitait plus chez ses sœurs, venait de se fiancer avec Winnie.

Ils sont venus nous chercher en voiture pour nous amener au terrain où était monté le grand chapiteau. Nous n’en avions jamais vu, sauf en illustration de livres d’enfant.

L’oncle John était prévenant, taquin et souriant, à l’aise avec nous. Winnie était très aimable et un petit peu mal à l’aise : elle pensait peut-être que son promis allait vérifier ses qualités maternantes.

Le cirque nous a conquis dès l’entrée du Monsieur Loyal, splendide en queue-de-pie rouge et or, avec un fouet long comme un serpent. Nous nous sommes étouffés de rire devant les pitreries et maladresses des clowns ; nous avons eu le souffle coupé par les trapézistes se rattrapant dans les airs ; nous n’avons regardé que par moments la jeune femme avec une ombrelle qui avançait pas à pas sur une corde sous le toit du chapiteau ; nous avons eu une envie folle de ramener à la maison un petit singe en crinoline et diadème qui jonglait avec des ballons gonflables et qui a sauté quand l’un d’eux a éclaté ; nous avons écarquillé les yeux en regardant les acrobates en collants et débardeurs rouges pailletés grimper les uns sur les autres pour faire une pyramide de cinq corps de haut, puis tomber en avant et arriver néanmoins debout au sol.

Des poneys, plumes multicolores sur la tête, trottaient en cercle autour de la piste puis, soudain, se retournaient et repartaient dans le sens contraire. Ma cousine, qui a toujours aimé les chevaux, les regardait d’un œil avisé.

Nous étions assis entre John et Winnie les amoureux, réconfortés par la barrière qu’ils formaient contre la foule. John avait apporté un grand sachet de bonbons, et a acheté quatre glaces à bâtonnet recouvertes de chocolat, délice inconnu chez nous.

Le cirque terminé, nous sommes allés voir le chameau, attaché à un poteau et qui mâchait comme s’il moulait du blé, un chimpanzé immobile mais dont les yeux nous suivaient, un loup mélancolique accroupi dans une cage, qui a montré ses dents et émis un grognement ferme quand j’ai gratté son grillage.

Puis Oncle John nous a ramenés chez ses sœurs, pour repartir vers le bonheur, nous pouvions le penser, avec Winnie.

Les années ont passé. J’ai quitté l’école, le lycée, l’université et le pays. John et Winnie se sont mariés. Sur la photo de mariage ma cousine, en robe brodée, tient en laisse le chien des tantes. Ils ont eu un fils, puis un autre.

Je vivais depuis plusieurs années à Paris quand j’ai acheté une petite voiture. J’ai fait quelques circuits au Bois de Vincennes pour m’y habituer (je n’avais jamais passé le test, ayant obtenu depuis longtemps le permis irlandais, livré à l’époque sur simple présentation d’une photo et de sept shillings et six pence). Le lendemain je suis parti pour l’Irlande.

J’ai traversé la Manche et remonté l’Angleterre jusqu’en Ecosse, où j’ai repris le même chemin vers la côte que j’avais fait en train avec ma cousine. Je me suis arrêté chez les tantes. John et Winnie y étaient en visite, et avaient retardé leur départ pour me retrouver, le garçonnet grandi.

John était resté aussi aimable et chaleureux. Winnie m’a accaparé, avec une attention un peu trop intense, trop exclusive, moi le parisien. Chaque fois que John intervenait, elle lui lançait un regard énervé. Parfois elle le toisait avec un mépris presque ostentatoire, faisant de moi un témoin de son exaspération.

Elle m’a interrogé sur ma vie à Paris, les théâtres, les restaurants. « Connais-tu les poivrons verts ? » « Euh, pas tellement. » « J’en ai fait l’autre jour. » Elle parlait sur le ton d’échange de tuyaux culinaires – à moi, l’antithèse d’un gastronome... « Le goût a quelque chose de sauvage… un peu comme si tu mangeais de l’herbe. »

Aspirait-elle ainsi à échapper quelques minutes à l’étroitesse écossaise de son quotidien et à un mari qui l’ennuyait, vers un épanouissement dont je détiendrais la clef ?

Les quittant pour attraper le ferry vers mon pays, où je retrouverais entre autres ma cousine, mère de deux enfants, je repensais au cirque, à nos rires et frissons, et aux sourires du jeune couple amoureux. Je me suis souvenu aussi du loup dépressif privé de liberté et n’en gardant que son agressivité.


29/12/2023

Ma première fois

L'Echange accueille d'autres auteurs. Voici le texte écrit par "Adolphe Tournetresque"



« dans le couloir de l’avion »
(Vol BA467 Paris-Londres)



Nous étions partis le matin, papa, maman et moi, dans la Citroën GS familiale, en direction de cette commune du Val de Marne où habitaient ma marraine et son mari.

 Il s’agissait bien entendu de bénéficier de la connaissance des lieux et du savoir-faire, sinon la débrouillardise, de ces derniers, dès lors que nous serions rendus sur place (entendez, notre destination finale) : l’aéroport d’Orly. Histoire de ne pas paraître trop plouc, d’éviter de chercher des heures où garer la voiture et comment enregistrer mon bagage puis me diriger, bien entouré, vers l’embarquement. Tout ce qui, sans ces cicerones, n’aurait pas manqué de susciter l’irritation de mon père quant au déplorable fléchage des lieux, et de développer une angoisse trop visible chez ma mère toute pétrie de réprobation rentrée à l’idée de voir son fils quitter le giron familial.

Mais, accueillis par Michèle et Marc, et après un bon repas partagé assorti des dernières nouvelles sur les divers membres de la famille, l’aventure à l’issue incertaine allait se muer en une affaire entendue, lisse de tout danger, presque euphorique.

Les sourires d’accueil et la fausse nonchalance blasée, bienveillante toutefois, destinés à nous mettre à l’aise seraient présents à notre arrivée, ponctuée de l’apostrophe convenue d’avance « Vous avez fait bonne route ? la RN2, quelle galère franchement, non ? pas de souci sur le périph’ jusque la Porte de Charenton ? », et nous serions pris en main comme il convenait par ces banlieusards totalement rompus aux us et coutumes de la vie trépidante propre à la région parisienne, incompréhensible aux provinciaux dont nous étions.

Ma destination : le Verige, un pays lointain habité par des gens aux mœurs et coutumes autant étranges qu’étrangères, parfois décriées, ou enviées, un peuple souvent imaginé dans notre inconscient collectif de cette époque comme des nantis tranquilles et discrets, quoique fort peu catholiques et certainement demeurés partiellement barbares – du moins était-ce le sentiment qu’on devait probablement ressentir si l’on devait s’aventurer à les fréquenter.

Le fait est, quelques années plus tôt ma prof’ d’anglais Mademoiselle Dubois nous avait proposé, à nous élèves du CEG (Collège d’Enseignement Général) de Bufficourt, de développer notre connaissance de la langue de Shakespeare en correspondant avec d’autres jeunes du monde, avides, eux, de partager les splendeurs bien connues, voire jalousées, de notre grande culture française – l’ombre du Grand Charles planait encore incontestée dans nos esprits formatés.

C’est ainsi que, plus de deux ans durant, après de premiers essais claudicants et peu convaincants avec un britannique peu curieux et un allemand plus âgé, j’avais échangé de sages lettres avec ma correspondante de Verige, à grands renforts de mon gros dictionnaire Harrap’s, de cartes postales estivales et de poncifs sur le système éducationnel français – le meilleur du monde soit dit en passant, cela allait de soi.

Vint le jour où je reçus une lettre m’invitant à passer deux semaines dans sa famille. Je pourrais de plus, m’écrivait-elle, partager le quotidien des élèves du lycée local, assister aux cours qu’il me plairait de de suivre – j’étais de toute façon le bienvenu, et même attendu par les professeurs de français, d’anglais, de musique, de mathématiques ...

Cette proposition jeta un froid à table, plus saisissant que la température extérieure, lorsque, après avoir temporisé une bonne semaine, j’en informai mes parents pendant le dîner d’un soir de décembre.

Curieusement cependant, ce froid n’était pas exactement hostile, une forme de résignation positive l’accompagnait : il fallait bien accepter de me laisser cette opportunité de bénéficier d’une découverte encadrée, qui ne pourrait qu’enrichir mon cursus scolaire et faire de moi l’élève modèle que je me devais d’être. A quelque chose malheur est bon.

Mais l’idée de me livrer sans possibilité de contrôle à des étrangers n’était pas sans susciter quelques évidentes réticences, voire des peurs perceptibles : que faisaient ses parents, où habitaient-ils exactement, combien de membres à cette famille, qu’allais-je faire de mes journées, aurais-je ma chambre à moi … ? Et surtout, saurais-je me débrouiller pour parler et me faire comprendre ? Il faudrait de toute façon prendre une abonnement à Europ Assistance, cela ne se discutait même pas.

Des semaines durant, je dus apprendre à cacher mon avidité de découverte derrière une apparence d’indifférence. Cela serait mon premier vrai voyage à l’étranger, si l’on excepte les trois fois un mois passés en colonies de vacances en Suisse près de Vevey – très strictement encadrées par les cerbères de l’association patronale qui les organisait. Et deux séjours d’été en famille, dans la patrie de mes grands-parents, au-delà de lointaines montagnes.

Ainsi je me retrouvai, un dimanche de février, dans ce hall d’aéroport empli de gens affairés en costume de voyage, poussant leur chariot chargé d’une sobre valise et d’un éventuel sac de complément - on était encore loin des jeans, tee shirts, baskets colorées, sacs de toile informes et autres signes voyants de distinction individuelle, dans ce lieu où s’affichait un respectable quant-à-soi.

Encadré par un quarteron bienveillant d’adultes au sens rassis, rien ne pouvait m’arriver. Mais après ?

Après, ce furent d’abord les baisers échangés, les dernières recommandations, la promesse qui me fut arrachée d’appeler dès le lendemain en PCV - un acronyme désormais bien suranné. Puis ce fut l’attente dans la salle où je rejoignais ces étrangers affairés qui allaient être mes compagnons de voyage, l’entrée dans le couloir de la passerelle qui conduisait à la porte de l’avion, le sourire et le salut appuyés mais indifférents du personnel d’accueil, mes pas mal assurés dans une atmosphère faite de sons feutrés et de lumière intimiste, mon installation sur le siège qui était réservé, ultime attention, à mon intention exclusive. Les aventures allaient vraiment commencer, et je n’en pouvais déjà plus de toutes les prévenances déployées au-dessus de ma tête, telles une auréole laïque.

S’ensuivit la démonstration de l’hôtesse dispensatrice d’impeccables instructions salvatrices, l’attente qui me parut interminable et perfusait en moi une anxiété non feinte. Enfin, comme une trompeuse libération, le hurlement inhumain des deux réacteurs collés à la carlingue qui, dans un ultime sursaut, rappelait que tout cela n’était pas sans danger caché, et constituait pour sûr comme un dernier et solennel avertissement lancé par des forces surnaturelles au défi que je m’apprêtais à relever, celui qu’une humanité de plusieurs millénaires avait rêvé.

Et là, sans possibilité de retour en arrière, s’accéléra la course qui devait mener à cette expérience initiatique unique – sentir la cabine vibrer de sa vitesse folle sur le tarmac, le sol se dérober sous les roues de l’avion, puis les ailes vibrer sous la pression de l’air porteur, … voler ! pour m’enfoncer dans l’inoubliable qui m’attendait et déjà m’absorbait.

17/11/2023

Retenir la mer

 Denis Mahaffey


 « J’ai eu le sentiment de (...) laisser derrière moi une époque de ma vie »
La dame pipi des îles Borromée


Sur la plage à peine pentue la marée descendante avait laissé des flaques d’eau, piégées derrière des rochers et de gros cailloux ensablés, et qui s’affairaient à rejoindre la mer par une toile de filets.

Pourquoi j’étais avec ma mère sur une plage vide, une après-midi grise, en semaine, hors saison ? La mémoire a oublié. Je devais être entre l’enfance et l’adolescence, chacune bousculant l’autre. Une envie impérieuse de voir la mer, une déprime passagère (les miennes étaient et restent passagères), une récompense due, le plaisir d’une sortie mère-fils, autre chose ? Nous étions arrivés au bord de la mer par le train et après quelques heures nous rentrerions.

La plage n’était pas totalement vide. Une autre femme était assise sur le sable, avec une jeune fille en maillot de bain auprès d’elle.

Une surprise : nous les connaissions. C’était la femme et la fille d’un des deux pharmaciens de notre quartier. Son épouse y travaillait et ma mère était cliente. La fille était élève dans mon lycée, et je passais devant leur maison sur le chemin de l’école. Elle s’appelait Elizabeth ; je la connaissais de vue mais, ayant un an de moins, elle était dans une classe inférieure, une barrière scolaire qui nous interdisait de nous adresser la parole, c’était comme ça.

Ma mère a rejoint l’autre femme, et elles ont bavardé jusqu’à notre départ, comme c’est l’habitude dans notre pays notoirement sociable.

Elizabeth s’occupait à tracer des lettres dans le sable avec son doigt, ou regardait planer, plonger, s’envoler et atterrir les mouettes.

J’ai mis mon maillot en m’efforçant de dévoiler le minimum de peau nue. J’ai marché, sous le premier enchantement d’être au bord de la mer. En passant sur un ruisselet d’eau j’ai interrompu son cours avec mon gros orteil. L’eau, affolée, est partie s’étaler sur le sable humide, qui l’a absorbée.

Il fallait être sérieux. Au lieu de gratter au hasard, je me suis agenouillé et j’ai fait avec un doigt un passage qui permettrait à l’eau de revenir dans son lit et de repartir vers la mer.

Changeant d’avis, j’ai ramassé une poignée de sable et l’ai plaquée en plein sur le petit canal. Avant que l’eau ne se fasse un chemin autour de cet obstacle, j’ai ajouté une autre poignée de chaque côté de la première. C’était le début d’un barrage.

J’ai vu Elizabeth, debout à côté de moi. Elle regardait mon travail. « Vas-y » j’ai dit, « apporte du sable. »

Sans autre échange, nous faisions les travaux d’endiguement ensemble, creusant furieusement, ajoutant du sable pour rehausser le mur de retenue, tapotant pour l’arrondir et le consolider.

Un étang a commencé à se former. Nous avons élargi notre champ d’opérations pour récupérer d’autres filets d’eau, faisant au plus vite un passage qui les dirigerait vers la retenue. Quand elle a commencé à déborder, nous nous sommes dépêchés de rehausser le pourtour. Pour approfondir l’étang, nous en avons sorti des poignées de sable dégoulinant qui servaient de lissant pour le mur d’enceinte.

De plus en plus engagés, nous sommes partis, chacun de son côté, chercher d’autres sources d’eau à détourner. Elizabeth a-t-elle partagé l’ambition que je commençais à avoir : relier tous les minuscules cours d’eau jusqu’à rivaliser avec la mer derrière notre dos ? Ou suivait-elle simplement mon exemple, contente de trouver un compagnon de jeu, de surcroît un garçon plus âgé, par là plus prestigieux et autoritaire ?

Nous creusions, et cherchions aussi à agrandir l’échelle de notre intervention. Si l’image avait été à la portée de notre imagination, nous nous serions vus ouvriers manuels penchés sur nos pelles, et en même temps ingénieurs hydrologues, casque de sécurité sur la tête, rouleau de plans sous le bras, surveillant l’avancement d’un vaste projet. Nos ambitions n’avaient plus de limites.

Notre énergie débordante a pourtant été atteinte par une accalmie indéfinissable, comme une brise froide sur la peau. Quelque chose avait changé derrière notre dos. Une hésitation dans l’inspiration et l’expiration de la mer. Une suspension d’activité, un silence. Une stase. La naissance d’un changement.

La marée avait atteint son point le plus bas, et marquait un arrêt avant de tourner, se reprendre, dans un mouvement vaste mais encore imperceptible.

Nous faisions face à la mer et, plus qu’aperçu, avons senti un autre élan dans les minuscules vaguelettes. Très loin, un film réfléchissant tremblait sur le sable, en attente d’une lente repossession du sable nervuré.

J’ai été galvanisé, et Elizabeth m’a suivi. Nos cordons de sable ont changé de fonction : au lieu de retenir l’eau derrière un barrage, ils allaient être des remparts à défendre.

J’ai fait une brèche dans le mur de sable, pour vider l’eau emprisonnée et créer l'espace à protéger. Elizabeth a regardé, me cédant le droit d’être si radical, et se ralliant immédiatement à l’éternelle ambition d’enfants sur une plage : empêcher la marée montante de vaincre nos défenses, y survivre, déclarer enfin victoire.

Nous avons renforcé les murs en y incorporant des cailloux arrondis, et en les rehaussant le plus possible.

La plage étant presque plate, l’eau est arrivée à bonne allure, le courant faussement faible, puis les petites vagues, gagnant en force, ont léché nos murs. Nous avons bataillé pour les renforcer, les réparer contre les incursions.

Notre enthousiasme à la tâche s’est petit à petit mêlé à l’hilarité, cris et rires ensemble. Une panique assumée. Malgré nos efforts pour parer aux vagues de plus en plus vigoureuses, nous avons vu arriver la première d’une nouvelle génération. Elle a balayé les remparts et est entrée dans notre espace vital, avec des gargouillis que nous pouvions imaginer triomphants.

Il n’est resté que la trace de notre muraille, balisée par les cailloux survivants, protubérances dans le sable.

Voilà. Comme les enfants depuis que les défis de jeu existent, nous avons accepté notre défaite et tourné le dos aux ruines de nos espoirs.

Il était temps de repartir. Elizabeth et sa mère ? La mémoire défaillit encore. Il n’y aurait eu qu’un vague signe de la main ; elle et moi ne nous sommes plus jamais plus abordés, n’avons pas échangé ne serait-ce qu'un regard en passant.

Dans le train, j’ai pensé un moment donner à ma mère la place à la fenêtre, et m'asseoir à ses côtés sur le long banc de velours. Mais j’y ai renoncé : j’avais envie de regarder le paysage, et me sentir en sécurité, entouré de la fenêtre, du dossier du siège et du corps de ma mère.




Les poupées de La Redoute

 Martine Besset


« Il a choisi ses vêtements pour la journée en les déposant sur son lit »
Vol BA467 Paris Londres

« On joue aux poupées de La Redoute ? ». La proposition, qu’elle vînt de n’importe lequel d’entre nous, rencontrait toujours l’accord enthousiaste des trois autres. J’ai oublié comment l’idée était née, dans quelle tête elle avait germé en premier, comment elle avait fait son chemin : je me souviens seulement que les poupées de La Redoute a été notre jeu favori pendant toutes les années où nous avons eu l’âge de jouer ensemble. Quatre années séparaient l’aînée, moi, du benjamin, le seul garçon de la fratrie : ce jeu passionnant abolissait les différences d’âge et de sexe.

A la fin des années 50, nombre de foyers français recevaient le catalogue de La Redoute. Les magasins de prêt-à-porter made in China n’avaient pas encore colonisé les centres des villes, et la couture maison habillait encore de nombreuses familles. L’entreprise de filature de laine née au milieu du 19ème siècle était devenue la référence préférée d’innombrables femmes, soucieuses d’une mode raisonnable et de prix modérés.

Les premiers catalogues dont je me souviens comportaient encore des modèles entièrement dessinés, dans un strict noir et blanc étrangement rehaussé de sépia. Leurs pages ont ensuite accueilli des photos, en noir et blanc puis en couleurs, de modèles portés par des mannequins, et l’offre s’est diversifiée : linge de maison, objets de décoration, ameublement...Au fil des ans, le catalogue, une simple brochure à l’origine, s’est épaissi, devenant ce pavé de plus de mille pages sur papier glacé que les facteurs devaient glisser dans des centaines de boîtes à lettres. Quand il s’est offert le concours de créateurs, quand les top models les plus médiatisés n’ont pas dédaigné y poser, quand il a cessé de refléter les goûts raisonnables des ménagères de l’ère gaullienne pour affirmer un glamour plus conforme à la mode contemporaine, il y avait belle lurette que nous ne jouions plus aux poupées de La Redoute... J’ai pourtant, dans mon âge adulte, continué à recevoir le catalogue deux fois par an – printemps été, automne hiver, au rythme des collections de la haute couture  – à le feuilleter avec un plaisir régressif, à y faire souvent des commandes. Jusqu’à ce que l’apparition d’Internet et de la vente en ligne le ringardise définitivement...

L’arrivée du catalogue dans la boîte à lettres familiale, créait l’émoi parmi nous, les enfants. Notre hâte de le découvrir était telle que nous pressions notre mère de le consulter au plus vite, afin que nous puissions en prendre possession. Elle avait évidemment d’autres chats à fouetter, et les éventuelles commandes demandaient du temps et de la réflexion, puisque nos parents ne roulaient pas sur l’or : nous devions parfois attendre de longues semaines. Nous trompions notre impatience en tournant les pages interminablement, rêvassant sur chaque modèle, cochant parfois d’un trait de crayon ceux qui nous plaisaient le plus. Il ne s’agissait nullement, pour nous, de céder au désir de posséder les vêtements ou les objets exposés à notre gourmandise. Il s’agissait seulement d’en découper les images, afin de transformer chaque silhouette en un personnage que nous intégrerions dans notre jeu. Quand notre mère nous permettait enfin de dépecer le précieux catalogue, il fallait parfois consentir à des compromis, voire des sacrifices : tel modèle me tenait à cœur, mais ma sœur avait jeté son dévolu sur celui qui occupait le verso de la feuille, il fallait trancher. Je me souviens que nous nous lancions alors dans des négociations interminables et délicieuses, mais toujours aimables malgré l’importance de l’enjeu...

Ensuite, chacun de nous découpait avec le plus grand soin les silhouettes qu’il avait repérées, et se constituait un stock dans lequel il pourrait puiser pour nos jeux futurs. Lesquels consistaient à mettre en scène tous ces personnages dans des situations diverses, et sans doute très banales. A cette époque où la crise du logement sévissait, notre famille vivait dans trois pièces ; nous partagions donc tous les quatre la même chambre, un divan dans chaque coin, entouré sur deux côtés par un cosy où étaient posés quelques babioles, créant une illusion d’intimité. Ces divans devenaient le jour scènes de théâtre, étalages de magasins, ponts de bateaux, tables de banquet... Quand nous jouions aux poupées de La Redoute, ils étaient les maisons dans lesquelles évoluaient nos personnages, qui se rendaient visite, discutaient d’une fenêtre à l’autre, partaient parfois pour de lointains voyages : il suffisait pour cela de les plier en deux pour les asseoir dans le train électrique de notre frère, qui jouait avec nous sans aucune réticence, mais pouvait peut-être à cette occasion revendiquer son identité de garçon en manipulant les commandes.

Ce qui était fascinant dans ce jeu, et le distinguait de celui que nous aurions pu imaginer avec de « vraies » poupées, c’est que nos personnages de papier pouvaient changer de tenue toutes les cinq minutes. Qu’ils changent du même coup de couleur de cheveux ou de coiffure n’avait aucune importance : le réalisme comptait moins que la multiplicité et le chatoiement des apparences.

Je me demande maintenant si ce jeu ne venait pas compenser chez nous un manque que nous n’avons jamais osé formuler : celui du superflu. Nous ne manquions de rien, et je me rends compte aujourd’hui que la gestion du budget familial devait exiger de nos parents de véritables prouesses. Nous avions donc le strict nécessaire, rien de plus. Notre garde-robe était extrêmement limitée, chaque vêtement encore mettable devenu trop petit pour l’un de nous se retrouvant sur le dos de son cadet (étant l’aînée, j’étais mieux lotie que mes sœurs...) ; pour Noël et nos anniversaires, nous recevions exclusivement ce que notre grand-mère nommait des « cadeaux utiles » ; il n’y a jamais eu de poste de télévision dans notre appartement, et nous n’avons jamais eu un centime d’argent de poche.

Le catalogue de La Redoute, regorgeant d’objets et de vêtements, devait nous sembler une sorte de caverne d’Ali Baba, où tout était à portée de main sans rien débourser, et qu’il était possible de piller en toute impunité. Il offrait le vertige de la société de consommation avant même que l’expression fût inventée. Nos poupées de papier nous permettaient de participer symboliquement à un monde où l’on changeait de tenue cinq fois par jour, où l’on portait des robes du soir, où l’on avait le souci d’assortir les canapés aux rideaux. Un monde qui n’était pas le nôtre, qui nous faisait un peu rêver sans que nous le jalousions, un monde auquel nous avions sans doute intériorisé que nous n’avions pas vraiment droit. Mais la magie d’un catalogue, la vie que notre imagination d’enfants insufflait à des poupées de papier, le mettait à notre portée chaque fois que nous le décidions. Nous occupions avec ravissement la scène de ce petit théâtre, sans revendiquer qu’il devînt notre quotidien. Enfants de prolétaires, nous nous grisions le temps d’un jeu des codes de la bourgeoisie. Mais nous ignorions encore tout de la lutte des classes : la révolution attendrait...


01/06/2023

Vol BA467 Paris-Londres

Denis Mahaffey


« Ces souvenirs continuent à nous poursuivre. »
Les dessous de tante Denise


Passée la porte nous nous engageons, moi et mon fils aîné, qui a dix ans, dans le couloir de l’avion. C’est la bousculade polie mais déterminée de passagers encombrés de bagages cherchant leurs places, puis occupés à ouvrir les coffres au dessus des sièges pour y enfoncer leurs affaires, bloquant le passage. Mais l’énervement est évité : presque tous sont au commencement d’un voyage et de bonne humeur.

Nous atteignons notre rang. Nos places sont à droite. Des trois sièges, celui à côté du hublot est occupé par un homme qui nous regarde en train de nous installer. Je vais m’asseoir du côté couloir, le fils sera au milieu. L’autre passager dit, en anglais et avec un accent anglais, « Si le petit garçon veut s’asseoir à ma place, il verra mieux dehors. » J’accepte son offre : « C’est très aimable. »

Nous changeons tous les trois de place, l’enfant côté hublot, moi au milieu, l’homme côté couloir.

Il a une quarantaine d’années, la voix douce, le regard alerte. Il est habillé avec soin, et je peux m’imaginer qu’il a choisi ses vêtements pour la journée en les déposant sur son lit pour vérifier l’harmonie des formes et couleurs. Il porte un foulard au cou, impeccablement noué sous son col de chemise.

Il engage la conversation comme un Américain, tout de suite, sans les petites manœuvres préliminaires habituelles en Angleterre, tels les gestes pour gagner le temps de juger l’ambiance : s’installer, ranger ses affaires, ajuster sa ceinture.

Nous parlons des raisons du voyage. La sienne est plutôt insolite : employé de la ligne à Londres, il rentre de Paris où il est allé deux heures avant chercher un document pour un ami. Moi je fais ma visite bimestrielle à ma mère dans une maison de retraite à Belfast en Irlande, souvent accompagné d’un ou de deux enfants.

Nous enchaînons sur d’autres voyages, et je lui dis que j’étais allé deux fois en Inde. « Pourquoi ? » me demande-t-il. « Oh, disons, pour me trouver, comme on dit. »

Il y a comme un basculement, d’échanges anodins en discours de conviction. Il me confie qu’il s’est récemment « converti », selon le terme utilisé dans les milieux évangéliques. Pour cet homme il s’est agi d’une constatation éblouissante, un coup de foudre : sa vie jusqu’à là avait été insatisfaisante, vaine, abjecte, une trahison de sa nature profonde, un affront à la morale. Grâce à la rencontre de gens de foi, il s’en était aperçu, et sa vie avait changé.

« Je vivais dans le pêché, mes comportements étaient condamnables, j’étais débauché, je faisais de la peine à Dieu. Grâce à ces gens j’ai pu reconnaître en Jésus Christ mon rédempteur personnel, j’ai ouvert mon cœur pour qu’il y entre. »

Ayant grandi dans un milieu protestant, je reconnais la démarche évangéliste, un témoignage qui insiste sur une histoire personnelle, un changement individuel, une décision prise entre la personne et Dieu, sans l’intervention d’une hiérarchie comme dans l’église catholique. Le changement est profond et abrupt, un renoncement à ce qui rendait la vie d’avant si tentante, si engageante.

Je l’écoute avec intérêt, conscient de sa grande bienveillance à mon égard, son désir de me sauver des attirances quotidiennes délétères. La question de la sexualité n’est pas explicitée, mais elle nage sous la surface.  

Je lui confie enfin qu’en Inde j’ai eu un gourou, dont la présence, plus que l’action, a fait éclater mes frontières étroites, mes habitudes étriquées.

« Quel est son nom ? » Il sort un livre  de sa serviette, Les faux prophètes, qu’il commence à feuilleter. Chaque fois une photo en face d’un texte. Voilà mon gourou, l’air bizarre aux cheveux longs, au crâne dégarni. Il est dénoncé comme malfaisant, suppôt de Satan. Nous nous regardons, décidons de ne pas aller plus loin. Une envie traîtresse de rire me prend à la gorge.  

Nous continuons. Il parle doucement, j’écoute aussi doucement.

L’atterrissage est annoncé. La température et le temps extérieurs sont précisés. L’avion se pose, roule, s’arrête. C’est à nouveau la bousculade, mais figée, tout le monde debout, reprenant les bagages dans les coffres ou attendant de le faire. Avec l'ouverture des portes, la queue se met en mouvement. 

L’homme me dit « J’espère que vous trouverez Dieu, que Jésus vous sauvera. » Son altruisme est évident, même si je pense aussi que son insistance reflète une emphase intérieure : il a rejeté sa vie d’avant, en regrette-t-il les jouissances ?

Nous nous quittons, presque avec désinvolture, dans le tunnel qui s’étend de l’aéronef à la salle d’arrivée, chacun reprenant son quant à soi.

Son effort pour sauver mon âme éternelle est devenu un incident à raconter ; mais c’est la bonté de son geste en donnant sa place à côté du hublot à mon fils aîné qui est restée vive et qui a fondé une réflexion sur l’aptitude des êtres humains à dépasser leur nature, à entrer dans la transcendance. La bonté est un choix, non pas un instinct, un comportement, non pas une humeur. C’est même ce qui fait que l’être humain puisse concevoir Dieu, croire en Lui, qu’Il existe ou non.

                              

La dame pipi des îles Borromée

Martine Besset




« Quand j’étais jeune fille"
La collation en bord de mer

  

Je vais essayer de vous expliquer, monsieur le commissaire. D’abord, je voudrais dire que je ne conteste pas les faits : on m’accuse d’avoir levé la main sur ce garçon, je le regrette, je n’aurais pas dû, mais je ne cherche pas à le nier, ce qui est fait est fait. Seulement, il faut que vous compreniez...

Voyez-vous, je suis née à Valcuvia...Vous voyez, même vous, vous ne savez pas où cela se trouve, c’est pourtant à peine à une quinzaine de kilomètres d’ici, dans la montagne, de l’autre côté du lac, sur la route qui mène à Varese. Dans mon enfance, la vie ressemblait à celle que mes parents avaient eue avant moi. Bien sûr, il y avait la télévision et la machine à laver, mais on continuait à vivre comme autrefois : entre nous, sans aller jamais très loin. On naissait au village, on allait à l’école au village, souvent on se mariait au village, et on y restait. Les hommes, bien sûr, partaient souvent plus loin pour trouver du travail, mais nous, les femmes, nous continuions à vivre comme nos mères et nos grands-mères. 

Valcuvia et Stresa, où nous sommes, c’est le jour et la nuit...La première fois que j’ai mis les pieds ici, j’avais presque seize ans. Je n’avais jamais vu autant de monde, de voitures, de bruits, tous ces magasins, les cafés, la tête m’en tournait. Ces choses-là, je les avais un peu vues à la télévision, mais ça ne m’intéressait pas vraiment. Et je découvrais qu’à une heure de car de chez moi, des gens vivaient comme dans les films...Je n’avais jamais vu le lac, bien sûr, alors que tous ces gens étaient venus pour le contempler. Comprenez-moi, monsieur le commissaire, au village d’où je viens, on ne se déplaçait pas pour le plaisir, c’est même une idée qui aurait paru bouffonne à plus d’un, ceux qui avaient une voiture ou une camionnette emmenaient les voisins qui devaient se rendre en ville, et on n’y allait que pour le médecin ou le notaire. Autrement, on se débrouillait avec ce qu’on avait sur place, et puis on travaillait, on n’avait pas le temps pour rêver à autre chose. 

J’ai vécu jusqu’à mes quarante ans à Valcuvia. Et puis mon mari est mort, un accident du travail, dans le bâtiment ça arrive, hélas, plus souvent qu’on le croit. Je me suis retrouvée seule avec les enfants pas encore élevés, et il a bien fallu que je me débrouille. Quand on m’a conseillé d’aller chercher du travail à Stresa, où il devait y en avoir, à cause des touristes, j’ai été épouvantée. Je n’y étais jamais retournée, je pensais que je serais perdue dans cet univers-là. Pourtant, j’ai pris mon courage à deux mains, et j’y suis partie. 

On ne se retrouve pas dans les toilettes publiques par vocation, vous imaginez bien.

Vous savez, je n’ai pas fait d’études, et jusqu’alors, je n’avais fait que cuisiner, jardiner, nettoyer, ravauder...Quand on m’a parlé d’un emploi d’entretien des locaux, j’ai pensé que,ça, je saurais le faire. Après, on m’a expliqué que c’était sur les îles, et croyez-moi si vous voulez, je n’avais jamais entendu parler des îles Borromée...Je n’avais pas imaginé qu’il pouvait y avoir des îles au milieu d’un lac, pour moi, une île, c’était la mer, les cocotiers...J’étais terrifiée, mais, allez savoir pourquoi, j’ai dit oui. 

La première fois que j’ai pris le bateau qui mène à Isola Bella, j’ai eu le sentiment de quitter non seulement la terre ferme, mais de laisser derrière moi une époque de ma vie. Comme si j’avais osé franchir une barrière invisible...Il était tôt, les touristes étaient encore au lit, il y avait un banc de brume sur le lac, et j’ai trouvé ça à la fois effrayant et très beau. Jamais, jusque là, je ne m’étais dit que je vivais dans un endroit qu’on pouvait trouver beau : les montagnes qui m’entouraient, je les aimais, sans doute, parce que je les avais toujours vues là, et que j’en connaissais toutes les nuances, selon le temps et les saisons. Leur familiarité les rendait rassurantes. Là, je pénétrais en territoire inconnu.

Sur Isola Bella, il y a des toilettes publiques à plusieurs endroits : derrière les arbustes bordant la terrasse de la cafeteria, dans la rue en pente qui débouche sur l’embarcadère après les boutiques de souvenirs, et au rez-de-chaussée du palais. Je travaille sur les trois sites, et je vous prie de croire que je ne chôme pas. Il faut veiller à ce que tout soit en place, qu’il ne manque ni papier, ni savon, que les verrous fonctionnent, que l’éclairage n’est pas défectueux, que sais-je encore, et surtout, il faut veiller à la propreté des lieux. Personne n’aime utiliser des toilettes douteuses, et pourtant si vous saviez comme les gens sont négligents, pour ne pas dire plus ! Maintenant, ça va mieux, il y a un local technique où nous pouvons entreposer notre matériel sur chacun des sites, mais il y a eu une époque où tout était concentré au palais, et il fallait se promener d’un site à l’autre avec ses seaux et ses balais, par tous les temps...

 J’ai toujours mis un point d’honneur à faire mon travail le mieux possible, les toilettes comme le reste. Sans me vanter, je crois que celles de l’île sont toujours impeccables, après mon passage. On me le dit parfois. Il y a des gens très gentils, d’autres moins, bien sûr...A force d’en voir défiler, des gens de partout, qui parlent toutes les langues, j’ai fini par les observer, mine de rien. Ils venaient parfois du bout du monde pour voir le lac et les îles, ce lac et ces îles près desquelles j’avais vécu si longtemps sans les connaître...Ca me laissait toute chose, de constater qu’on pouvait faire des milliers de kilomètres pour seulement voir un endroit, pour le plaisir...

Un jour de congé, j’ai fait comme eux : j’ai pris le ferry, un billet pour la visite, et je suis entrée dans le palais ; pas seulement aux toilettes du bas, dans le palais lui-même... J’osais à peine respirer : tous ces tableaux, ces dorures, ces beaux meubles...Chaque salle était plus somptueuse que la précédente. Au beau milieu de l’une d’elles, il y a un piano entièrement décoré d’émaux, que j’ai trouvé magnifique. En le contournant pour l’admirer, je me suis trouvée juste devant une fenêtre ouverte, qui encadrait exactement l’île des Pêcheurs, un peu plus loin sur le lac. La fenêtre formait comme un cadre, l’île ressemblait à un tableau. Comment vous dire ? J’ai été bouleversée. C’était si beau, j’ai vécu cela comme un choc, la secousse d’une première fois.

 A partir de ce jour, j’ai eu à cœur de briquer mes toilettes à la perfection. Si on venait du bout du monde pour voir des merveilles pareilles, on état en droit de trouver des toilettes irréprochables, non ? Finalement, j’étais fière de ce que je faisais : modestement, je participais à la beauté qu’on venait contempler ici. Il fallait que mes toilettes soient à la hauteur, et j’y veillais.

 Alors quand ce jeune homme a laissé tomber au sol de celles du palais, ­­­­­­­­­­­mes préférées, en plus, un paquet de chips froissé, a lancé un coup de pied dans la poubelle , et répandu son contenu sur le sol, je n’ai pas supporté. Comprenez-moi bien : je n’ai pas pris ce geste contre moi, même si c’était la fin de la journée, que j’étais fatiguée, et que je me serais bien passée de nettoyer derrière lui. Non, son geste m’a fait mal, comme une insulte à toute cette beauté qui nous entourait et que j’avais appris à voir. Mon sang n’a fait qu’un tour, je lui ai tiré l’oreille...C’est mon père qui disait ça autrefois : je vais te tirer les oreilles...Bien sûr, il ne le faisait jamais, et on n’emploie plus cette expression. Mais là, j’ai trouvé que c’était ce que ce garnement méritait, littéralement. Oui, un garnement...ça aussi c’est un mot désuet. Les parents de ce garçon ont porté plainte, je le regrette, en pareil cas, mon père m’aurait tiré l’autre oreille...Pour moi, c’était un attentat contre toute cette beauté ; je ne pouvais pas laisser passer ça. Vous comprenez, monsieur le commissaire ? Un attentat contre la beauté...

30/03/2023

La collation en bord de mer

 Denis Mahaffey


« Le récit de notre mère nous a transportés dans le temps le plus inimaginable qui soit,
 celui où nos parents n’étaient pas encore nos parents. 
»
Un conte de Noël

Parties en excursion d’après-midi au bord de la mer, jamais loin en Irlande, trois jeunes filles, dont l’une est ma mère, se trouvent dans un café. C’est le début d’une histoire qu’elle nous a racontée plusieurs fois, à moi et mon frère aîné.

Dans ma tête d’enfant, la vie sur Terre avait commencé à ma naissance, ou alors quand je m’étais rendu compte que je vivais ; avant, c’était la Préhistoire avec un grand « P », si grand que son ombre obscurcissait tout ce qui l’entourait.

L’enfance et la jeunesse des parents étaient irrémédiablement distantes, dans un passé sans réalité. Comment existaient-ils avant de devenir parents, c'est-à-dire les vraies personnes qui s’occupaient de nous ? Ce qu’ils rapportaient d’avant avait un air de récit, d’histoire non pas inventée mais pas réelle non plus.

Mon père était plutôt taciturne à la maison, réservant sa sociabilité pour ses amis, ou pour les occasions où les quatre familles, la sienne et celles de ses trois frères cadets, plus les cousins et petits-cousins, se rassemblaient.

Ma mère, aînée d’une famille de six, trois filles, trois garçons, était, elle, bavarde, au point de lier bien facilement la conversation avec la personne à côté d’elle dans les transports publics, et d’avoir de longues séances d’échange avec les voisins de chaque côté de notre maison, au dessus de la clôture d’un côté, d’une haie de troènes de l’autre. Que pouvaient-elles trouver encore à se dire, nous demandions-nous ? Nous n’avions pas compris que les mises à jour se régénèrent continuellement pour les bavards.

Quand nous étions seuls tous les trois, elle aimait raconter les histoires de son enfance et de sa jeunesse, souvenirs brefs, décousus, réitérés. Chaque fois que nous nous promenions vers les quartiers extérieurs qui gagnaient déjà les collines entourant sa ville, elle répétait la même chose : « Quand j’étais jeune fille, ici c’étaient des champs partout. » La répétition nous faisait rire.

Elle parlait de la période trouble de la partition de l’île d’Irlande. « Quand je me rendais au travail, nous devions nous allonger sur le plancher du tramway, car on était entre la Falls » - artère catholique - « et la Shankill » - protestant - « et ça tirait des deux côtés. »

Elle parlait d’un passé qu’elle ne regrettait pas, dont elle ne tirait ni vanité ni leçon pour nous ses enfants ; mais elle nous apprenait ainsi la notion du « temps avant » sans laquelle l’histoire de la Terre n’est qu’un pesant catalogue.

Elle avait ses histoires. Nous en avons créé des nouvelles autour des aventures saisonnières habituelles, devenues celles de mon frère et moi, puis disparues avec notre génération. En automne nous sortions dans la campagne toute proche pour cueillir des mûres sauvages, dans des pots en verre avec une poignée en ficelle. Surtout, nous en gobions en chemin, car à la maison elles n’avaient plus le même goût, n’étaient plus sauvages. Au printemps, nous allions chercher des jacinthes des bois. « Ne prenez pas les racines, sinon elles ne repoussent pas. » Mais nous ne résistions pas au plaisir de tirer, doucement mais fermement, et faire sortir la longue tige blanche cachée dans le bulbe. Tant pis pour un avenir moins fleuri. Nous en rapportions chacun une brassée, couchée sur l’avant-bras comme craintive de ce que nous allions leur faire, mais qui se ragaillardissaient dans l’eau des vases.

Parfois elle riait en racontant. « Mabel » - sa sœur – « et moi nous avons été invitées à un pique-nique. La mode était aux chapeaux de paille blancs cette année-là. N’en ayant pas, nous avons traité ceux que nous avions avec du blanchisseur pour chaussures de tennis. Dans l’après-midi nous avons tous joué au cricket, et chaque fois que Mabel donnait un coup de batte je voyais sa tête entourée d’un nuage blanc. »

Enfin, le tableau de ma mère dans le café de bord de mer avec ses amies. Elles commandent du thé, des tartines, du beurre, de la confiture. Quand il faut régler les consommations, elles trouvent la note excessive. Elles paient. « Mais avant de quitter le café nous avons ramassé la confiture avec une cuiller à thé et le sucre avec un doigt mouillé ; nous avons ramassé les miettes sur les assiettes du porte-gâteaux ; nous avons avalé le lait dans la petite cruche et léché le reste de beurre sur un couteau – qui n’était pas bon mais… »

J’avais toujours aimé cette revanche contre un abus, aurais voulu pouvoir m’y joindre, racler la confiture sur mon index.

Mais un jour, devenu adolescent moi-même, j’ai eu une furieuse et soudaine envie : si seulement j’avais pu intervenir, en remettant le prix de la collation dans leur porte-monnaie et en commandant une glace pour chacune.

Aussitôt, l’impossibilité de faire cela m’a donné, et laissé, un sentiment de culpabilité. Je n’allais jamais, jamais pouvoir voyager dans le temps et réparer l’injustice, défendre ma mère et ses amies, que je voyais traitées en jeunes femmes alors qu’elles étaient encore de jeunes filles jouant les grandes.

Cela a été le premier signe d’un long basculement : d’enfant ne s’occupant que de mes propres intérêts, je commençais à inverser les rôles, faisant de ma mère l’enfant vulnérable, moi l’adulte attendri.

Les dessous de Tante Denise

Martine Besset


« Tu es gentil »
Le porte-bagages


Jeanne était assise face à sa tante, chacune à un bout de la table qui occupait la plus grande partie de la pièce. La tante Denise était de cette génération qui recevait dans la salle à manger: ni canapé, ni table basse, on s'asseyait à table à l'heure de l'apéritif, on s’en écartait un instant après le café, en repoussant sa chaise le temps que la maîtresse de maison emporte la vaisselle sale à la cuisine, et on s'en rapprochait à nouveau pour poursuivre la conversation, jusqu'au moment du départ. L’appartement n’avait pas changé, aussi loin que remontaient les souvenirs de Jeanne : elle avait toujours connu les livres dans la bibliothèque vitrée, la marine encadrée au-dessus du radiateur, le buffet Henri II qui semblait démesuré dans la pièce exiguë. Le décor avait été planté une fois pour toutes, immuable, non faute d'argent, mais plutôt par un manque pathologique de fantaisie, d'imagination, et parce que se séparer d'un objet, s’en procurer un nouveau, aurait entraîné d'insurmontables problèmes de logistique : mieux valait ne pas affronter de pareils soucis, la vie était déjà bien assez compliquée... 

Jeanne aimait beaucoup sa tante. Denise était certes extrêmement agaçante, se noyait dans un verre d'eau, manquait souvent de l'humour qui lui aurait rendu la vie moins pénible : cela avait au moins l’avantage d’émailler de fous rires complices les conversations entre Jeanne et son frère. Denise était la sœur cadette de leur mère. Les deux femmes avaient été très proches, et Denise était devenue depuis la mort de sa sœur une figure maternelle, dont sans doute Jeanne avait besoin. Elle allait donc visiter sa tante aussi souvent qu’elle le pouvait, tentant de manifester son affection tout en dissimulant son agacement : exactement la façon dont elle se comportait déjà avec sa mère... 

Chacune devant sa tasse de café   de la chirloute, aurait dit la mère de Jeanne qui avait comme Denise des ascendants ch’ti, mais aimait le bon café, alors que Denise, qui de toutes façons ne dormirait pas, évitait les excitants à partir de onze heures du matin —  elles bavardaient à propos de tout et de rien, la tante avec cette sorte de fébrilité des personnes habituées à vivre seules, que la présence d’un interlocuteur précipite dans de longs récits, agrémentés d’un luxe de détails, comme si le plaisir de raconter se doublait de la peur d’oublier quelque chose d’essentiel. Soudain Denise laissa échapper une sorte de petit cri, se leva en s’exclamant qu’elle avait failli oublier, et se dirigea vers sa chambre...Jeanne la regarda : sa tante avait vieilli, elle ne se déplaçait plus avec cette légèreté qui l’avait longtemps fait paraître plus jeune que son âge, son pas avait ralenti, ses gestes semblaient moins sûrs. Le cœur de Jeanne se serra : Denise était désormais la seule survivante de la génération qui l’avait précédée. Un jour, ce dernier rempart contre la mort s’effondrerait à son tour... 

Denise revint avec un paquet emballé dans du plastique. Elle expliqua à sa nièce qu’elle avait commandé aux Trois suisses deux soutiens-gorge d’un modèle dont elle avait l’habitude, mais qui cette fois, bizarrement, ne lui convenaient pas. Elle se souvenait qu’elles avaient toutes les deux les mêmes mensurations, elle allait donc les lui donner, ce serait plus simple que toutes les formalités à accomplir pour renvoyer le colis. Denise était toute contente de son idée, et déballait le paquet comme un représentant de commerce vantant sa marchandise. Jeanne, elle, était consternée : sur la table s’étalaient deux objets blancs et tristes, de la lingerie de vieille dame ayant depuis longtemps renoncé à plaire: des soutiens-gorge fait pour soutenir, non pour séduire...

Elle eut malgré elle un ricanement de mépris, dont elle se reprocherait longtemps la stupidité. Elle avait toujours aimé les dessous raffinés, la soie et la dentelle, et depuis quelque temps, redevenue amoureuse et aimée, elle en achetait plus que de raison. Elle n’avait pas l’intention de parler de cette rencontre à sa tante, mais ces soutifs de bonne sœur, non, impossible...Elle les repoussa : « Mais non, tata Denise, je ne les mettrais pas... ». Denise insista : « c’est ta taille, ils sont très bien, ça me rend service de ne pas les renvoyer... ». Jeanne se braqua : « Mais, tata Denise, je porte des choses plus...moins...plus sexy... ». Le mot lui échappa, qu’elle regretta aussitôt. Il renvoyait Denise dans les cordes, une femme usée, périmée, évincée définitivement du marché de la séduction. Jeanne se vit un instant dans les yeux de sa tante : une femme encore jeune, vaniteuse du désir qu’elle inspirait, face à une septuagénaire à jamais disqualifiée. 

« Qu’est-ce que je vais en faire, alors ? », murmura Denise, en rangeant les deux soutiens-gorge dans leur enveloppe de plastique. Ses épaules s’étaient affaissées, son menton tremblait un peu. Jeanne haussa les épaules, se leva, débarrassa la table des deux tasses vides et les emporta à la cuisine.  « Veux-tu qu’on aille faire un tour ? », proposa-t-elle.

La journée se déroula sans autre incident, elles bavardèrent en se promenant dans les allées du parc, Denise semblait avoir retrouvé son calme, elles passèrent un bon moment. Jeanne quitta sa tante en fin d’après-midi, et elles s’embrassèrent affectueusement.

 C’est plus tard dans la soirée que cette histoire de soutiens-gorge lui revint en mémoire, et qu’elle fut envahie par un désagréable sentiment de faute. Elle revit le menton tremblant de sa tante, et, la connaissant, imagina que celle-ci allait se faire une montagne de l’affaire : remplir le formulaire de réexpédition, emballer le colis, aller à la poste pour l’envoyer...Pourquoi n’avait-elle pas accepté le cadeau, aussi dérisoire et inutile fût-il ? Elle n’aurait eu qu’à fourrer le paquet dans un tiroir ou le donner à Emmaüs, sa tante aurait été contente, et on n’en aurait plus parlé. Pourquoi lui avoir compliqué la vie, et —  elle espérait se tromper — l’avoir peut-être blessée ?

Elle aurait pu, mais elle n’a pas fait : combien de ces petits méfaits se sont-ils accumulés dans notre relation à nos parents ? Et quand ils ne sont plus là, ces souvenirs continuent à nous poursuivre, indélogeables comme une épine enfoncée trop profondément dans la chair. Nous sommes rongés par la culpabilité de ne pas les avoir aimés comme il aurait fallu. Notre jeunesse, notre vanité ou notre ignorance ont perpétré des crimes minuscules, maintenant à jamais irréparables.

09/01/2023

Un conte de Noël

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Martine Besset


" J’ai simulé un calme bienveillant ..."
Abraham : une histoire d’épouvante


Je revois la scène, digne d’un album pour enfants. Elle pourrait faire penser à une colonie de vacances, mais cela se passe dans la salle de bains d’un appartement exigu de la banlieue parisienne. C’est une époque où nous sommes encore très jeunes, puisque notre mère supervise la toilette collective de sa progéniture : dans notre famille, tout se fait sous le regard de tout le monde. C’est un moment gai : quatre enfants, qu’un an sépare les uns des autres, en culottes et maillots de corps blancs,  se savonnant dans la bonne humeur. Notre mère nous raconte alors un événement d’avant notre naissance,  un récit qu’elle nous a fait plusieurs fois au cours de notre enfance, mais que j’associe dans mon souvenir à ce débarbouillage du soir, dans la salle de bains que notre père n’avait pas encore repeinte en mauve.

Peut-être est-ce la première fois qu’elle nous fait ce récit. Peut-être répond-elle à une question de l’un d’entre nous. Elle raconte, et nous écoutons, peu à peu immobiles et muets dans une odeur de savon et de peau mouillée. Elle raconte la surprise que notre père  lui a faite, un soir de Noël, à une époque qui, à l’échelle de nos courtes existences, nous paraît hors du temps puisqu’elle se situe avant nous. Elle raconte que mon père et elle étaient alors fiancés. Elle était institutrice à Paris, et lui agriculteur dans la Drôme : autant dire que les occasions de se rencontrer n’étaient pas si nombreuses, d’autant que ma grand-mère devait veiller sévèrement sur la vertu de sa fille, pourtant déjà trentenaire (ça, c’est moi qui l’ajoute aujourd’hui...). Ils s’écrivaient, et j’ai découvert plus tard leurs lettres, cachées dans un tiroir de leur chambre. Ma mère habitait alors, avec sa mère et sa sœur cadette, un appartement proche du bois de Vincennes, que nous connaissions bien puisque  ces dernières y vivaient toujours dans notre petite enfance. Ce soir-là, le 24 décembre, elles s’apprêtent à passer la soirée sans débordements festifs particuliers : ce n’était pas, j’en prends à témoin mes sœurs et frère, le genre de la maison. Il semble qu’un petit extra  soit tout de même prévu: une tisane avec une tranche de cake ? une partie de dames ? Notre mère  a vaguement l’impression que sa propre mère regarde fréquemment sa montre, et voilà que sa sœur, qui se couche d’habitude avec les poules et qu’un réveillon ne saurait faire déroger à cette saine habitude, propose de prolonger la soirée, il est encore bien tôt pour aller au lit, je vais refaire un peu de tilleul...On se demande un peu quelle mouche la pique, mais après tout, pourquoi pas ? Quelque chose d’inhabituel flotte dans l’air, et quand la sonnette retentit, mon Dieu, qui cela peut-il être à une heure pareille, notre tante sursaute, notre grand-mère lâche un oh offusqué et notre mère s’affole. N’ouvrons pas, on ne sait pas qui c’est, c’est peut-être dangereux...Notre tante se dirige pourtant vers la porte d’entrée, les yeux épouvantés des deux autres femmes lui vrillant le dos. Sûrement, alors, elle retient un rire. Notre mère la voit entrebâiller prudemment la porte, puis l’ouvrir complètement sur la silhouette de notre futur père, débarqué de la gare de Lyon pour faire une surprise à sa fiancée. 

Riants de bonheur, nous écoutons, ravis, le gant de toilette en suspens. Le récit de notre mère nous a transportés dans le temps le plus inimaginable qui soit, celui où nos parents n’étaient pas encore nos parents. Un temps où ils étaient  jeunes comme sur les photos en noir et blanc aux bords dentelés, dans les albums que nous feuilletons parfois. Un temps où notre grand-mère, que nous savons peu encline à la légèreté, se faisait complice bienveillante d’une attendrissante mystification...

Cette histoire nous enchantait tant que nous la réclamions de temps en temps : raconte-nous quand papa est venu le soir de Noël sans te le dire...Notre mère avait alors une expression étrange : ses yeux brillaient, un sourire se dessinait sur son visage, mais une moue l’arrêtait en route, le plaisir de l’évocation cédant peut-être sous l’effet de la réalité du présent. Mais elle racontait encore une fois. Nous raffolions de ce récit qui levait un tout petit coin du voile sur ces secrets que veulent connaître tous les enfants : comment leurs parents se sont-ils rencontrés ? Étaient-ils vraiment amoureux (même si le mot les fait glousser) ? Sont-ils, eux, les enfants de l’amour, ou ceux du hasard ?

Notre père était taiseux et autoritaire, assez sourcilleux sur les questions de morale : une rigide éducation protestante suivie d’une dévotion sans faille au parti communiste produit rarement de joyeux lurons... Mal à l’aise dans cette famille de femmes qui l’avait accepté du bout des lèvres, et lui faisait souvent sentir son manque de culture, il supportait sans mot dire les vexations infligées par sa belle-mère. Notre mère avait sacrifié sa vie professionnelle pour réduire son existence à celle d’une mère (comblée) et d’une épouse (insatisfaite), et vouait à ses enfants, à sa mère et à ses sœurs un amour qui ne laissait que peu de place à son mari. Ils ont vécu ainsi, tant bien que mal, jusqu’à ce que le dernier de nous quatre venant d’obtenir son bac, notre père estimât son devoir accompli et prît la poudre d’escampette. 

Nous ignorions bien sûr la suite de l’histoire quand nous écoutions notre mère dans la salle de bains. Nous l’avons peu à peu devinée, sentie, supputée, constatée, vécue, mais seulement plus tard, à mesure que la lucidité remplaçait l’innocence.

Aujourd’hui, l’histoire racontée par ma mère a cessé de m’émerveiller, mais elle continue de m’attendrir. J’ai toujours pensé que mon père avait aimé ma mère, beaucoup plus qu’elle-même l’avait aimé. Et ce récit le confirme. J’imagine ma mère ne songeant pas une minute à quitter sa famille pour aller passer Noël avec son futur mari, alors que bénéficiant des congés des enseignants, elle en aurait eu le loisir. Et à des centaines de kilomètres d’elle, l’idée de faire le voyage, de lui faire une belle surprise, germant dans la tête de mon père, s’y installant, ne la quittant plus. Il lui fallut alors sans doute se lancer dans un long travail de préparation. D’abord, tâter le terrain du côté des ses futures belle-mère et belle-sœur, ce qui dut donner lieu à l’échange de plusieurs lettres, personne n’avait le téléphone chez soi, il fallait un premier courrier, attendre la réponse, plusieurs autres ensuite pour mettre au point les détails de l’aventure. J’imagine mon père écrivant de sa belle écriture penchée, assis sur le coin de la table à tout faire de la pièce du bas dans la petite maison drômoise, se réjouissant de la bonne surprise qu’il préparait. Dire ensuite, le cœur un peu serré, à sa mère qui vivait avec lui, qu’il ne passerait pas Noël avec elle. Puis prendre le car pour aller jusqu’à la gare de Valence se renseigner sur les horaires de train et réserver son billet, estimer qu’il pouvait se permettre cette dépense, avec l’argent mis de côté. Se convaincre qu’au milieu de l’hiver, il pouvait bien laisser ses arbres fruitiers quelques jours, et ses chèvres aux soins de sa mère...Et puis, j’imagine, le moment venu, son impatience et sa joie, dans le train qui le menait vers elle, elle qui ne l’attendait pas...

Nos parents étaient avares des récits des débuts de leur relation et de leur vie commune. Celui-là était donc un des rares indices dont nous disposions pour les imaginer. J’ai connu plus tard mes parents frustrés, déçus, de plus en plus désunis ; cette histoire me raconte qu’ils ont pourtant vécu des moments de joie, d’espoir, qu’ils ont connu le désir d’être ensemble, de se surprendre, de se séduire. La petite fille en maillot de corps qui se débarbouillait au milieu de ses frère et soeurs l’entendait sans le comprendre, et y a sans doute puisé un peu de sa confiance dans la vie. La femme que je suis devenue s’en réjouit. C’était peut-être un des plus beaux souvenirs de ma mère ; c’est resté mon plus beau conte de Noël.

Le porte-bagages

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Denis Mahaffey


"Elle fut incapable de penser à rien d’autre."
Le leurre


« Tu es gentil. » Voilà ce qu’elle m’a dit. Rien à faire. Elle a souri.

Voilà. J’arrête tout. Je vais bosser le bac Français, les parents seront contents. J’arrête tout, l’équipe de vélo, les cours Internet de guitare. Je ne regarderai plus de vidéos idiotes sur le mobile. Parlant de mobile, je ne passerai plus que trois minutes en appelant le soir. Mickaël peut-être un peu plus long, sinon c’est pas possible.

Le basket quand même : comme je suis le plus grand, je peux pas les laisser tomber, sinon ils sont battus partout. Et Mickaël m’en voudrait.

Je m’engage à ne plus penser sans cesse aux filles. Surtout que ça marche pas. « Tu es gentil » m’a dit en souriant la dernière. Gentil ? Je veux être mauvais, un mauvais sujet, le genre qui semble avoir tout le succès. Regarde Anthony : sale type, toujours prêt à te faire un mauvais coup. En cours d’EP, parce que je voulais pas céder ma place aux douches, il m’a marché lourdement sur le pied. A l’asso le soir je devais prendre la parole. J’avais déjà un trac monstre, puis je me demandais si j’allais pouvoir avancer jusqu’au micro, tellement j’avais mal. Enfin j’ai pu.

Pourtant les filles l’entourent, Anthony, l’embêtent, rient comme des folles. Mais il n’a pas de vraie copine, remarque.

Mickaël et moi on va réviser ensemble, le paquet obligatoire de petits gâteaux suédois double  chocolat entre nous, et nous nous chamaillerons jusqu’à nous rouler par terre pour avoir le dernier.

J’ai tout fait pour trouver une copine. J’engage la conversation, j’essaie de trouver un sujet qui l’intéressera, je suis poli. Quand elle est bien, je prends un air admirateur, tant que je peux. J’essaie de ne pas baisser le regard vers sa poitrine, si elle en a déjà.

Hier, avec une fille de la classe, nous avions parlé en marchant dans la rue après les cours, et elle allait partir dans une autre direction, et je me suis penché, et j’ai essayé de l’embrasser, et elle a détourné la tête, et elle a ri un peu, et elle m’a touché le bras, et elle m’a regardé dans les yeux, et elle a dit « Tu es gentil. »

Mais qu’est-ce je veux ? Que faire avec les filles ? Je sais ce qu’on doit faire, mais on peut pas lancer ça sans avoir fait connaissance, en avoir parlé, être d’accord. Anthony raconte ses « coups » dans le détail, je trouve cela dégoutant. Et je ne sais pas si c’est même vrai.

Qu’est-ce je veux ? C’est idiot, mais si je me laisse rêver, j’ai une image qui m’émeut, me donne presque des larmes aux yeux, et qui, c’est bizarre, en même temps me gonfle les poumons, me donne le sentiment d’être super-fort, le roi du monde. Cette image, cette envie ? Je suis sur mon vélo dans la rue et elle, elle est assise derrière sur mon porte-bagages comme une reine (et moi le roi, ha ha !), et elle me tient par la taille.

C’est complètement fou : mon vélo est un racer, il a pas de porte-bagages.

Je n’ai jamais raconté ça à personne. Si je le disais à Mickaël ? Tiens, avec lui on peut parler pendant des heures, ou ne rien dire pendant des heures, alors qu’avec une fille je ne sais pas quoi dire après la première phrase. Au moins lui ne me dit jamais « Tu es gentil » : en partant avant les vacances, c’était « Qu’est-ce que t’es con. »

Quand nous étions jeunes, Mickaël et moi, qu’est-ce qu’on se marrait ! Des concours de pets quand il restait la nuit… On a failli tomber du lit, tellement on rigolait. Chacun pétait, et l’autre se pinçait le nez. Dans le lit… Le lit. J’étais au lit, avec un garçon… Je suis peut-être homosexuel sans le savoir, et les filles le voient et ne veulent pas de moi.

Si c’était vrai. Mickaël ne voudrait plus me connaître, lui qui a une petite amie. Et puis j’ai pas envie. Ou je ne sais pas que j’ai envie, ce serait ça ? Je ne saurais même pas quoi faire. Avec un homme.

Je ne vais pas me casser la tête avec ça, pas pour l’instant. Je pourrais demander à Charlie, il a déjà des airs de fille mais c’est pas du tout un copain.

Ce soir, avant de m’endormir, je vais penser au porte-bagage. Je roule, derrière moi une belle fille, une superbe, avec de longs cheveux au vent ; elle me tient par la taille ; je sens ses seins sur mon dos ; elle pose sa joue sur mon maillot ; elle joint les mains autour de mon corps et me serre.

La chaussée est rugueuse et le vélo saute comme un cheval qui se cabre. Elle pousse de petits cris, s’accroche à moi comme si moi seul je pouvais la sauver d’une chute. Elle dégage mon maillot pour me tenir encore plus fort, ses bras et ses mains sur ma peau. Elle me serre si fort que je perds le souffle. Elle remonte mon maillot et je sens ses seins sur mon dos nu. Ah, c’est bien, si bien, je l’aime, je suis amoureux d’elle. Ah ! Je pousse plus fort sur les pédales, si fort, mes jambes deux pistons qui montent, descendent, montent, descendent, je crois que nous allons nous envoler. Ah, c’est trop bien ! Aah ! Vélo, cadre, roues, pneus, guidon, pédales, dérailleur, porte-bagages (y’en a pas !), la fille, ses cheveux, ses seins, moi, on décolle ! Aaaah !! Aaaah !!!


22/10/2022

Un leurre

Martine Besset


 « je sais, sans savoir comment je le sais... »
La peur de ma vie


« Isabelle, un déca, Patrick, deux sucres, Francis, un seul, et moi, aucun ! ». Après avoir tourné autour de la table en tendant sa tasse à chacun, Laura s’assit à sa place en saisissant la sienne, et les considéra tous les trois avec un grand sourire amical. Pour la première fois depuis qu’elles se connaissaient, Isabelle trouva ce sourire un peu agaçant. Un sourire qui disait la satisfaction d’être une maîtresse de maison accomplie, se souvenant au morceau de sucre près des préférences de ses hôtes, bon, c’était déjà un peu énervant, mais il y avait autre chose.... Isabelle dévisagea Laura tout en sirotant son café – parfait, il fallait le reconnaître – cherchant ce qui dans sa mimique ou son intonation, avait pu déclencher chez elle ce petit frisson d’énervement.

Elle connaissait Laura depuis plusieurs années. Cinq ans auparavant, Patrick et elle étaient venus s’installer dans cette banlieue résidentielle, après une longue réflexion. La proximité de la gare RER qui menait à Paris en vingt minutes les avait convaincus, autant que l’espace dont ils disposaient, qu’ils n’auraient pas pu s’offrir dans la capitale. Patrick enseignait dans une fac parisienne, et Isabelle avait réussi à se faire nommer dans le lycée proche de chez eux. Ils avaient ainsi commencé une vie confortable de trentenaires branchés, et s’en trouvaient bien. Laura et Patrick avaient emménagé dans le même immeuble deux ou trois ans après eux. Après un apéro de bienvenue chez les uns, puis chez les autres, ils avaient constaté qu’ils avaient le même niveau d’études, des opinions politiques proches, le même Télérama sur la table basse du salon, et une bibliothèque bien garnie : des gens fréquentables, en somme...

Laura travaillait dans une maison d’édition parisienne, et retrouvait parfois Patrick dans le RER. Francis, cadre dans une entreprise située dans la banlieue ouest, s’y rendait en voiture. Les deux couples s’étaient liés d’amitié, s’étaient mis à partager dîners et spectacles. Ils se voyaient à quatre, sans que des paires soient privilégiées, comme c’est souvent le cas, quand les deux femmes, ou les deux hommes, nouent un lien plus fort.

Cet agacement nouveau la tracassait. Elle y pensait toujours après leur retour chez eux, allongée dans leur chambre auprès de Patrick qui dormait déjà, malgré le café avec deux sucres. « Patrick, deux sucres... ». Ces quelques mots anodins prononcés il y a quelques heures par Isabelle, lui firent subitement courir un frisson le long du dos. Oui, voilà, elle était là, la réponse...Laura avait prononcé ce bout de phrase – Isabelle avait encore l’inflexion de sa voix dans l’oreille – non comme une question, pas même comme une proposition à confirmer – Patrick, il me semble que tu prends deux sucres, dis moi si je me trompe – mais comme une affirmation sans contestation possible. Non parce qu’elle émanait d’une personne autoritaire, au contraire, il y avait de la douceur dans sa voix. C’était plus que l’intonation d’une hôtesse attentive aux souhaits de ses invités, c’était...Isabelle repassait la phrase en boucle, attentive au ton, au phrasé, à l’articulation, tels que sa mémoire les avait conservés avec une fidélité d’appareil enregistreur. Soudain, cela la frappa : une voix qu’elle aurait pu avoir, elle, en s’adressant à Patrick. La voix de celle qui connaît parfaitement celui auquel elle s’adresse, puisqu’ils partagent depuis longtemps ce qui fait le fil des jours. Une voix de propriétaire...Le mot la troubla. Pourtant, oui, c’était de cet ordre-là... « Patrick, deux sucres »...Oui, c’est ainsi que Laura avait parlé : comme si elle avait mille fois servi un café à Patrick, comme si elle connaissait par cœur les habitudes de Patrick, celle-ci, sa façon de lâcher doucement les deux morceaux de sucre dans sa tasse, puis de touiller longtemps, au risque d’en laisser refroidir le contenu, et d’autres aussi. Laura connaissait Patrick, oui, bien plus intimement qu’Isabelle l’avait imaginé...Isabelle passa la nuit sans dormir, rejouant la scène de la veille dans sa tête, électrisée par son intuition, et de plus en plus certaine qu’elle avait raison.

Alors commença une période pénible durant laquelle elle fut incapable de penser à rien d’autre. Face à ses élèves, en corrigeant des copies, même en lisant un livre ou en regardant un film, elle était brusquement traversée par des images s’imposant à elle avec une précision cruelle. Laura et Patrick...Cette situation inattendue la laissait dans un état de sidération dont elle ne savait pas comment sortir. La relation qu’elle avait avec Patrick allait pour elle de soi, elle n’avait pas l’habitude d’y penser et de l’analyser, encore moins d’en parler avec lui. Interroger son mari lui paraissait impossible : un malaise irrémédiable s’installerait sans doute entre eux si ses questions étaient sans fondement, mais surtout elle pressentait que si Patrick niait, elle ne le croirait pas...A cause de cette phrase, « Patrick, deux sucres »...Elle était sûre de ne pas se tromper...Entendre son mari lui mentir serait une humiliation, qu’elle jugeait indigne de lui et surtout d’elle. Refusant de se transformer en épouse de vaudeville, elle repoussa l’idée de fouiller le téléphone et l’ordinateur de Patrick. Pourtant, elle voulait avant tout débusquer la vérité. Ce besoin obsédant surpassait même sa peine et sa colère. Des moyens plus subtils lui paraissaient moins sordides. Elle attendait que Patrick se trahisse, par un mot, un geste, une incohérence dans le récit de sa journée, le ton embarrassé avec lequel il justifierait un retard. Elle posait des questions qui lui semblaient anodines sur son travail, ses cours, ses étudiants, mais aussi les lieux parisiens qu’il avait fréquentés pendant son temps libre. Quand elle croisait Laura, elle lui posait les mêmes et s’évertuait à d’improbables recoupements. Elle guettait une trace de parfum sur les vêtements de son mari, un cheveu sur sa veste. Lorsque les deux couples se retrouvaient, toute son attention était aiguisée pour qu’aucun regard, aucune inflexion de voix, aucune de ces minuscules manifestations corporelles susceptibles de trahir un secret, ne lui échappassent. Elle rentrait de ces soirées épuisée et de mauvaise humeur. Elle se demandait parfois comment elle réagirait à la découverte d’une infidélité avérée de son mari, soupçonnait même qu’elle pourrait y trouver matière à se réjouir : la jouissance mauvaise d’avoir eu raison. Cela dura des mois. L’attitude de Patrick à son égard ne changeait pas, et son amitié pour Laura était restée intacte. Elle finit par se lasser de cet état de qui vive permanent, tenta de le repousser en arrière-plan de sa conscience, où il s’installa durablement et en sourdine. Rien ne semblait avoir changé dans le déroulement de leurs vies.

Des mois plus tard, rentrant chez elle en sortant du lycée, elle passa devant un café proche de la gare. Son œil perçut une image qu’elle n’enregistra pas immédiatement. Elle revint sur ses pas, scruta la salle à travers les baies vitrées : alors elle les vit. Ils étaient assis à une table au fond du café. Patrick tenait dans les siennes les mains de Laura, qui le regardait tendrement en hochant la tête. Patrick souriait, il avait l’air heureux. Isabelle les observait, fascinée. Puis elle reprit sa marche, pressant le pas. La preuve qu’elle avait longtemps traquée était sous ses yeux, mais le monde ne s’était pas écroulé, la ville autour d’elle n’avait pas changé, les mêmes arbres, les mêmes vitrines bordaient les rues qui menaient chez elle, aucun cataclysme n’avait brusquement bouleversé sa vie. Surtout, elle ne ressentait pas de tristesse, pas d’amertume, seulement une indifférence teintée de légèreté, qui ne l’étonna même pas : elle venait de comprendre que cet homme dont la trahison aurait dû l’anéantir, elle ne l’aimait plus.

Abraham : une histoire d'épouvante

Denis Mahaffey


Cette pensée, qu’elle ne faisait qu’approcher, lui fut comme un vertige.
Petit Renne


Dans les années ’50 les Néerlandais ont fermé l’accès à la Mer du Sud, l’ancienne Zuyder Zee, petit pendant à la Mer du Nord. Aujourd’hui c’est un vaste lac intérieur d’eau devenue fraîche. Une des petites plages aménagées sur son bord, entourée d’immeubles bas, est le lieu de cette histoire.

Les fêtes habituelles sont célébrées aux Pays-Bas ; d’autres traditions leur sont propres. Les anniversaires en particulier sont très fêtés – les membres de la famille et les proches vont jusqu’à se féliciter mutuellement.

A cinquante ans, un homme reçoit le titre d’« Abraham », pour marquer la sagesse qui désormais le caractérisera. Un addendum fait qu’à la même échéance une femme devient « Sarah ». La fête d’anniversaire est plus grande, et dure parfois deux jours.

Je me promenais un jour d’été sans soleil sur le chemin pavé entre la petite plage et les immeubles quand j’ai aperçu quelque chose devant moi qui m’a fait vite détourner la tête : je ne voulais pas avoir l’air de scruter de près la femme assise sur une chaise de plage face à moi, sous l’abri du balcon du premier étage, les pieds sur un petit tabouret, et étrangement immobile. J’ai agi par discrétion, mais aussi parce qu’un petit spasme nerveux, ou de peur, venu de je ne savais pas où, m’a traversé.

J’ai continué ma promenade, m’engageant sur un sentier le long du lac, puis suis revenu sur mes pas pour rentrer. En m’approchant d’elle dans l’autre sens, j'ai vu que la femme n’avait pas bougé d’un millimètre. Elle portait un bonnet de laine, une grosse écharpe, un manteau épais, des gants, des lunettes noires, et elle avait une couverture sur les genoux.

Cette fois j’ai remarqué deux détails à filer la chair de poule. La peau du visage était anormalement lisse et luisante, et des chambres à air, comme de longs ballons, tenaient ses bras à distance du torse.

Une grande brûlée, ai-je conclu, qui ne pouvait pas bouger sans souffrir, et que ses proches avaient installée dehors pour maintenir un lien avec le monde pendant sa lente guérison, ou en attendant de mourir.

Avec un frisson d’aversion, j’ai quitté la plage pour rentrer dans la maison où je passais la semaine. J’ai dit deux mots sur ce que j’avais vu, et ai vu les autres échanger un regard. A table, je suis resté préoccupé par la vision de la brûlée, n’écoutant pas la conversation, sauf à comprendre qu’ils parlaient des « Abraham » et des usages qui les accompagnaient.

Dans la soirée j’ai décidé de retourner à la plage, sans rien dire à personne. La lumière commençait à s’affaiblir, mais la femme y était encore, dans son fauteuil, pieds sur le petit tabouret, lunettes noires empêchant les passants de savoir si elle ne les dévisageait pas.

M’abritant à moitié derrière le bord d’un immeuble proche, j’ai contemplé d’un œil la pauvre créature, comme je l’appelais intérieurement. Fixe, immobile, comme si la vie l’avait déjà quittée – c’était peut-être le cas, alors que son entourage, pris par autre chose, n’allait descendre la rentrer qu’au crépuscule (« …la pauvre, elle veut tellement rester dehors, ne pas être enfermée »). Ils risquaient de la trouver raide morte dans son fauteuil, ses pieds rigidifiés sur le tabouret.

Je l’ai regardée une dernière fois, un mélange de compassion et de répulsion m’opprimant la poitrine, et suis rentré me coucher.

La nuit a été fiévreuse : la brûlée me hantait, apparaissant et disparaissant, venant près de moi, s’éloignant. J’essayais de rester éveillé, mais le sommeil m’a repris, et elle était là à nouveau, s’approchant, tendant la main comme pour me frôler. En faisant un geste brusque pour l’éloigner, j’ai touché sa main et j’avais la sensation d’avoir plongé mes doigts dans une confiture. Elle s’est retirée. Pendant un dernier bref temps de demi-sommeil, j’ai revu la femme, debout, souriante. Elle a redressé les mains pour… enlever les lunettes noires. J’ai commencé à crier, sans arriver à faire un bruit, la gorge vide. Elle a pris les deux branches entre les doigts. Et je me suis éveillé en sursaut, et en sueur. Je n'osais même pas respirer, de peur de la voir ressurgir, non pas en rêve mais en chair et en os. Enfin j’ai eu le courage d’allumer. J’ai pensé à elle, à son terrible sort. Vers l’aube, j’ai même pensé offrir de rester auprès d’elle, pour ne pas la laisser souffrir seule. Consacrer même ma vie à soigner les souffrances du monde. Au lieu de laisser les familles s’en sortir en parquant les mourants dehors, ou dans un mouroir institutionnel. Je trouverais le courage de monter une croisade pour mettre fin à de telles souffrances atroces. Je serais leur sauveur en raccourcissant leur calvaire. Peu importerait mon sort, même la prison à vie.

Je suis descendu tôt me faire un café. Dans la cuisine, déjà, un des dîneurs de la veille. Il me regarde : « T’as pas l’air très frais » « Tu sais, j’ai pensé toute la nuit à cette pauvre femme dont j’ai parlé hier. La brûlée. » Il a éclaté de rire. « Mais t’as pas écouté ce que nous disions. C’est manifestement ce qu’on appelle une « poupée Abraham » - plutôt « Sarah » puisque c’est une bonne femme. T’as pas écouté Liesbeth ? Avant, on donnait à la personne un gros biscuit au beurre, le speculoos, en forme d’Abraham. Maintenant, on prépare un mannequin grandeur nature qu’on habille et expose. »

« Oui, c’est ça, je sais, je sais. Seulement j’en ai fait un cauchemar », et j’ai ri. Heureusement que je n’avais pas évoqué la vocation de sauveur à laquelle j’allais me dévouer dès le petit déjeuner. J’ai simulé un calme bienveillant dans la cuisine, mais… « Je m’promène un peu. » « Tu vas pas aller t’apitoyer sur un tas de vêtements d’occase, quand même ? » J’ai ri, j’ai mis un pull et mes chaussures, et je suis sorti dans la rue. Là j’ai commencé à courir, la poitrine brûlant de furie. On verrait ! Je n’étais pas un clown !

J’arrive à la plage, prends le chemin qui la contourne, et là, me narguant, la « brûlée » encore étalée sur son fauteuil, pieds au tabouret, lunettes en place, chambres à air protégeant ses membres.

Comment ne pas m’en être aperçu ? Des rangées de fanions sont accrochées en haut du coin où cette poupée est installée. Les chambres à air font partie d’une guirlande de longs ballons colorés.

Une méprise donc, mon trouble, ma répulsion presque nauséeuse, mon effroi nocturne. Surtout ma décision de me dévouer dorénavant à alléger les maux de l’univers. Risible.

Furibard. Je m’approche de la poupée Sarah. Je voudrais arracher de son masque les lunettes qui m’ont fait agir avec une discrétion ridicule, mais je me penche, je saisis les deux pieds sur le tabouret et fais basculer toute l’installation. La couverture tombe, les deux jambes se plient comme si elle se débattait, et je reçois un coup, bizarrement lourd pour un pantalon rempli de chiffons.

C’est à ce moment-là que la femme hurle, elle hurle comme une torturée.