17/11/2023

Retenir la mer

 Denis Mahaffey


 « J’ai eu le sentiment de (...) laisser derrière moi une époque de ma vie »
La dame pipi des îles Borromée


Sur la plage à peine pentue la marée descendante avait laissé des flaques d’eau, piégées derrière des rochers et de gros cailloux ensablés, et qui s’affairaient à rejoindre la mer par une toile de filets.

Pourquoi j’étais avec ma mère sur une plage vide, une après-midi grise, en semaine, hors saison ? La mémoire a oublié. Je devais être entre l’enfance et l’adolescence, chacune bousculant l’autre. Une envie impérieuse de voir la mer, une déprime passagère (les miennes étaient et restent passagères), une récompense due, le plaisir d’une sortie mère-fils, autre chose ? Nous étions arrivés au bord de la mer par le train et après quelques heures nous rentrerions.

La plage n’était pas totalement vide. Une autre femme était assise sur le sable, avec une jeune fille en maillot de bain auprès d’elle.

Une surprise : nous les connaissions. C’était la femme et la fille d’un des deux pharmaciens de notre quartier. Son épouse y travaillait et ma mère était cliente. La fille était élève dans mon lycée, et je passais devant leur maison sur le chemin de l’école. Elle s’appelait Elizabeth ; je la connaissais de vue mais, ayant un an de moins, elle était dans une classe inférieure, une barrière scolaire qui nous interdisait de nous adresser la parole, c’était comme ça.

Ma mère a rejoint l’autre femme, et elles ont bavardé jusqu’à notre départ, comme c’est l’habitude dans notre pays notoirement sociable.

Elizabeth s’occupait à tracer des lettres dans le sable avec son doigt, ou regardait planer, plonger, s’envoler et atterrir les mouettes.

J’ai mis mon maillot en m’efforçant de dévoiler le minimum de peau nue. J’ai marché, sous le premier enchantement d’être au bord de la mer. En passant sur un ruisselet d’eau j’ai interrompu son cours avec mon gros orteil. L’eau, affolée, est partie s’étaler sur le sable humide, qui l’a absorbée.

Il fallait être sérieux. Au lieu de gratter au hasard, je me suis agenouillé et j’ai fait avec un doigt un passage qui permettrait à l’eau de revenir dans son lit et de repartir vers la mer.

Changeant d’avis, j’ai ramassé une poignée de sable et l’ai plaquée en plein sur le petit canal. Avant que l’eau ne se fasse un chemin autour de cet obstacle, j’ai ajouté une autre poignée de chaque côté de la première. C’était le début d’un barrage.

J’ai vu Elizabeth, debout à côté de moi. Elle regardait mon travail. « Vas-y » j’ai dit, « apporte du sable. »

Sans autre échange, nous faisions les travaux d’endiguement ensemble, creusant furieusement, ajoutant du sable pour rehausser le mur de retenue, tapotant pour l’arrondir et le consolider.

Un étang a commencé à se former. Nous avons élargi notre champ d’opérations pour récupérer d’autres filets d’eau, faisant au plus vite un passage qui les dirigerait vers la retenue. Quand elle a commencé à déborder, nous nous sommes dépêchés de rehausser le pourtour. Pour approfondir l’étang, nous en avons sorti des poignées de sable dégoulinant qui servaient de lissant pour le mur d’enceinte.

De plus en plus engagés, nous sommes partis, chacun de son côté, chercher d’autres sources d’eau à détourner. Elizabeth a-t-elle partagé l’ambition que je commençais à avoir : relier tous les minuscules cours d’eau jusqu’à rivaliser avec la mer derrière notre dos ? Ou suivait-elle simplement mon exemple, contente de trouver un compagnon de jeu, de surcroît un garçon plus âgé, par là plus prestigieux et autoritaire ?

Nous creusions, et cherchions aussi à agrandir l’échelle de notre intervention. Si l’image avait été à la portée de notre imagination, nous nous serions vus ouvriers manuels penchés sur nos pelles, et en même temps ingénieurs hydrologues, casque de sécurité sur la tête, rouleau de plans sous le bras, surveillant l’avancement d’un vaste projet. Nos ambitions n’avaient plus de limites.

Notre énergie débordante a pourtant été atteinte par une accalmie indéfinissable, comme une brise froide sur la peau. Quelque chose avait changé derrière notre dos. Une hésitation dans l’inspiration et l’expiration de la mer. Une suspension d’activité, un silence. Une stase. La naissance d’un changement.

La marée avait atteint son point le plus bas, et marquait un arrêt avant de tourner, se reprendre, dans un mouvement vaste mais encore imperceptible.

Nous faisions face à la mer et, plus qu’aperçu, avons senti un autre élan dans les minuscules vaguelettes. Très loin, un film réfléchissant tremblait sur le sable, en attente d’une lente repossession du sable nervuré.

J’ai été galvanisé, et Elizabeth m’a suivi. Nos cordons de sable ont changé de fonction : au lieu de retenir l’eau derrière un barrage, ils allaient être des remparts à défendre.

J’ai fait une brèche dans le mur de sable, pour vider l’eau emprisonnée et créer l'espace à protéger. Elizabeth a regardé, me cédant le droit d’être si radical, et se ralliant immédiatement à l’éternelle ambition d’enfants sur une plage : empêcher la marée montante de vaincre nos défenses, y survivre, déclarer enfin victoire.

Nous avons renforcé les murs en y incorporant des cailloux arrondis, et en les rehaussant le plus possible.

La plage étant presque plate, l’eau est arrivée à bonne allure, le courant faussement faible, puis les petites vagues, gagnant en force, ont léché nos murs. Nous avons bataillé pour les renforcer, les réparer contre les incursions.

Notre enthousiasme à la tâche s’est petit à petit mêlé à l’hilarité, cris et rires ensemble. Une panique assumée. Malgré nos efforts pour parer aux vagues de plus en plus vigoureuses, nous avons vu arriver la première d’une nouvelle génération. Elle a balayé les remparts et est entrée dans notre espace vital, avec des gargouillis que nous pouvions imaginer triomphants.

Il n’est resté que la trace de notre muraille, balisée par les cailloux survivants, protubérances dans le sable.

Voilà. Comme les enfants depuis que les défis de jeu existent, nous avons accepté notre défaite et tourné le dos aux ruines de nos espoirs.

Il était temps de repartir. Elizabeth et sa mère ? La mémoire défaillit encore. Il n’y aurait eu qu’un vague signe de la main ; elle et moi ne nous sommes plus jamais plus abordés, n’avons pas échangé ne serait-ce qu'un regard en passant.

Dans le train, j’ai pensé un moment donner à ma mère la place à la fenêtre, et m'asseoir à ses côtés sur le long banc de velours. Mais j’y ai renoncé : j’avais envie de regarder le paysage, et me sentir en sécurité, entouré de la fenêtre, du dossier du siège et du corps de ma mère.




Les poupées de La Redoute

 Martine Besset


« Il a choisi ses vêtements pour la journée en les déposant sur son lit »
Vol BA467 Paris Londres

« On joue aux poupées de La Redoute ? ». La proposition, qu’elle vînt de n’importe lequel d’entre nous, rencontrait toujours l’accord enthousiaste des trois autres. J’ai oublié comment l’idée était née, dans quelle tête elle avait germé en premier, comment elle avait fait son chemin : je me souviens seulement que les poupées de La Redoute a été notre jeu favori pendant toutes les années où nous avons eu l’âge de jouer ensemble. Quatre années séparaient l’aînée, moi, du benjamin, le seul garçon de la fratrie : ce jeu passionnant abolissait les différences d’âge et de sexe.

A la fin des années 50, nombre de foyers français recevaient le catalogue de La Redoute. Les magasins de prêt-à-porter made in China n’avaient pas encore colonisé les centres des villes, et la couture maison habillait encore de nombreuses familles. L’entreprise de filature de laine née au milieu du 19ème siècle était devenue la référence préférée d’innombrables femmes, soucieuses d’une mode raisonnable et de prix modérés.

Les premiers catalogues dont je me souviens comportaient encore des modèles entièrement dessinés, dans un strict noir et blanc étrangement rehaussé de sépia. Leurs pages ont ensuite accueilli des photos, en noir et blanc puis en couleurs, de modèles portés par des mannequins, et l’offre s’est diversifiée : linge de maison, objets de décoration, ameublement...Au fil des ans, le catalogue, une simple brochure à l’origine, s’est épaissi, devenant ce pavé de plus de mille pages sur papier glacé que les facteurs devaient glisser dans des centaines de boîtes à lettres. Quand il s’est offert le concours de créateurs, quand les top models les plus médiatisés n’ont pas dédaigné y poser, quand il a cessé de refléter les goûts raisonnables des ménagères de l’ère gaullienne pour affirmer un glamour plus conforme à la mode contemporaine, il y avait belle lurette que nous ne jouions plus aux poupées de La Redoute... J’ai pourtant, dans mon âge adulte, continué à recevoir le catalogue deux fois par an – printemps été, automne hiver, au rythme des collections de la haute couture  – à le feuilleter avec un plaisir régressif, à y faire souvent des commandes. Jusqu’à ce que l’apparition d’Internet et de la vente en ligne le ringardise définitivement...

L’arrivée du catalogue dans la boîte à lettres familiale, créait l’émoi parmi nous, les enfants. Notre hâte de le découvrir était telle que nous pressions notre mère de le consulter au plus vite, afin que nous puissions en prendre possession. Elle avait évidemment d’autres chats à fouetter, et les éventuelles commandes demandaient du temps et de la réflexion, puisque nos parents ne roulaient pas sur l’or : nous devions parfois attendre de longues semaines. Nous trompions notre impatience en tournant les pages interminablement, rêvassant sur chaque modèle, cochant parfois d’un trait de crayon ceux qui nous plaisaient le plus. Il ne s’agissait nullement, pour nous, de céder au désir de posséder les vêtements ou les objets exposés à notre gourmandise. Il s’agissait seulement d’en découper les images, afin de transformer chaque silhouette en un personnage que nous intégrerions dans notre jeu. Quand notre mère nous permettait enfin de dépecer le précieux catalogue, il fallait parfois consentir à des compromis, voire des sacrifices : tel modèle me tenait à cœur, mais ma sœur avait jeté son dévolu sur celui qui occupait le verso de la feuille, il fallait trancher. Je me souviens que nous nous lancions alors dans des négociations interminables et délicieuses, mais toujours aimables malgré l’importance de l’enjeu...

Ensuite, chacun de nous découpait avec le plus grand soin les silhouettes qu’il avait repérées, et se constituait un stock dans lequel il pourrait puiser pour nos jeux futurs. Lesquels consistaient à mettre en scène tous ces personnages dans des situations diverses, et sans doute très banales. A cette époque où la crise du logement sévissait, notre famille vivait dans trois pièces ; nous partagions donc tous les quatre la même chambre, un divan dans chaque coin, entouré sur deux côtés par un cosy où étaient posés quelques babioles, créant une illusion d’intimité. Ces divans devenaient le jour scènes de théâtre, étalages de magasins, ponts de bateaux, tables de banquet... Quand nous jouions aux poupées de La Redoute, ils étaient les maisons dans lesquelles évoluaient nos personnages, qui se rendaient visite, discutaient d’une fenêtre à l’autre, partaient parfois pour de lointains voyages : il suffisait pour cela de les plier en deux pour les asseoir dans le train électrique de notre frère, qui jouait avec nous sans aucune réticence, mais pouvait peut-être à cette occasion revendiquer son identité de garçon en manipulant les commandes.

Ce qui était fascinant dans ce jeu, et le distinguait de celui que nous aurions pu imaginer avec de « vraies » poupées, c’est que nos personnages de papier pouvaient changer de tenue toutes les cinq minutes. Qu’ils changent du même coup de couleur de cheveux ou de coiffure n’avait aucune importance : le réalisme comptait moins que la multiplicité et le chatoiement des apparences.

Je me demande maintenant si ce jeu ne venait pas compenser chez nous un manque que nous n’avons jamais osé formuler : celui du superflu. Nous ne manquions de rien, et je me rends compte aujourd’hui que la gestion du budget familial devait exiger de nos parents de véritables prouesses. Nous avions donc le strict nécessaire, rien de plus. Notre garde-robe était extrêmement limitée, chaque vêtement encore mettable devenu trop petit pour l’un de nous se retrouvant sur le dos de son cadet (étant l’aînée, j’étais mieux lotie que mes sœurs...) ; pour Noël et nos anniversaires, nous recevions exclusivement ce que notre grand-mère nommait des « cadeaux utiles » ; il n’y a jamais eu de poste de télévision dans notre appartement, et nous n’avons jamais eu un centime d’argent de poche.

Le catalogue de La Redoute, regorgeant d’objets et de vêtements, devait nous sembler une sorte de caverne d’Ali Baba, où tout était à portée de main sans rien débourser, et qu’il était possible de piller en toute impunité. Il offrait le vertige de la société de consommation avant même que l’expression fût inventée. Nos poupées de papier nous permettaient de participer symboliquement à un monde où l’on changeait de tenue cinq fois par jour, où l’on portait des robes du soir, où l’on avait le souci d’assortir les canapés aux rideaux. Un monde qui n’était pas le nôtre, qui nous faisait un peu rêver sans que nous le jalousions, un monde auquel nous avions sans doute intériorisé que nous n’avions pas vraiment droit. Mais la magie d’un catalogue, la vie que notre imagination d’enfants insufflait à des poupées de papier, le mettait à notre portée chaque fois que nous le décidions. Nous occupions avec ravissement la scène de ce petit théâtre, sans revendiquer qu’il devînt notre quotidien. Enfants de prolétaires, nous nous grisions le temps d’un jeu des codes de la bourgeoisie. Mais nous ignorions encore tout de la lutte des classes : la révolution attendrait...


01/06/2023

Vol BA467 Paris-Londres

Denis Mahaffey


« Ces souvenirs continuent à nous poursuivre. »
Les dessous de tante Denise


Passée la porte nous nous engageons, moi et mon fils aîné, qui a dix ans, dans le couloir de l’avion. C’est la bousculade polie mais déterminée de passagers encombrés de bagages cherchant leurs places, puis occupés à ouvrir les coffres au dessus des sièges pour y enfoncer leurs affaires, bloquant le passage. Mais l’énervement est évité : presque tous sont au commencement d’un voyage et de bonne humeur.

Nous atteignons notre rang. Nos places sont à droite. Des trois sièges, celui à côté du hublot est occupé par un homme qui nous regarde en train de nous installer. Je vais m’asseoir du côté couloir, le fils sera au milieu. L’autre passager dit, en anglais et avec un accent anglais, « Si le petit garçon veut s’asseoir à ma place, il verra mieux dehors. » J’accepte son offre : « C’est très aimable. »

Nous changeons tous les trois de place, l’enfant côté hublot, moi au milieu, l’homme côté couloir.

Il a une quarantaine d’années, la voix douce, le regard alerte. Il est habillé avec soin, et je peux m’imaginer qu’il a choisi ses vêtements pour la journée en les déposant sur son lit pour vérifier l’harmonie des formes et couleurs. Il porte un foulard au cou, impeccablement noué sous son col de chemise.

Il engage la conversation comme un Américain, tout de suite, sans les petites manœuvres préliminaires habituelles en Angleterre, tels les gestes pour gagner le temps de juger l’ambiance : s’installer, ranger ses affaires, ajuster sa ceinture.

Nous parlons des raisons du voyage. La sienne est plutôt insolite : employé de la ligne à Londres, il rentre de Paris où il est allé deux heures avant chercher un document pour un ami. Moi je fais ma visite bimestrielle à ma mère dans une maison de retraite à Belfast en Irlande, souvent accompagné d’un ou de deux enfants.

Nous enchaînons sur d’autres voyages, et je lui dis que j’étais allé deux fois en Inde. « Pourquoi ? » me demande-t-il. « Oh, disons, pour me trouver, comme on dit. »

Il y a comme un basculement, d’échanges anodins en discours de conviction. Il me confie qu’il s’est récemment « converti », selon le terme utilisé dans les milieux évangéliques. Pour cet homme il s’est agi d’une constatation éblouissante, un coup de foudre : sa vie jusqu’à là avait été insatisfaisante, vaine, abjecte, une trahison de sa nature profonde, un affront à la morale. Grâce à la rencontre de gens de foi, il s’en était aperçu, et sa vie avait changé.

« Je vivais dans le pêché, mes comportements étaient condamnables, j’étais débauché, je faisais de la peine à Dieu. Grâce à ces gens j’ai pu reconnaître en Jésus Christ mon rédempteur personnel, j’ai ouvert mon cœur pour qu’il y entre. »

Ayant grandi dans un milieu protestant, je reconnais la démarche évangéliste, un témoignage qui insiste sur une histoire personnelle, un changement individuel, une décision prise entre la personne et Dieu, sans l’intervention d’une hiérarchie comme dans l’église catholique. Le changement est profond et abrupt, un renoncement à ce qui rendait la vie d’avant si tentante, si engageante.

Je l’écoute avec intérêt, conscient de sa grande bienveillance à mon égard, son désir de me sauver des attirances quotidiennes délétères. La question de la sexualité n’est pas explicitée, mais elle nage sous la surface.  

Je lui confie enfin qu’en Inde j’ai eu un gourou, dont la présence, plus que l’action, a fait éclater mes frontières étroites, mes habitudes étriquées.

« Quel est son nom ? » Il sort un livre  de sa serviette, Les faux prophètes, qu’il commence à feuilleter. Chaque fois une photo en face d’un texte. Voilà mon gourou, l’air bizarre aux cheveux longs, au crâne dégarni. Il est dénoncé comme malfaisant, suppôt de Satan. Nous nous regardons, décidons de ne pas aller plus loin. Une envie traîtresse de rire me prend à la gorge.  

Nous continuons. Il parle doucement, j’écoute aussi doucement.

L’atterrissage est annoncé. La température et le temps extérieurs sont précisés. L’avion se pose, roule, s’arrête. C’est à nouveau la bousculade, mais figée, tout le monde debout, reprenant les bagages dans les coffres ou attendant de le faire. Avec l'ouverture des portes, la queue se met en mouvement. 

L’homme me dit « J’espère que vous trouverez Dieu, que Jésus vous sauvera. » Son altruisme est évident, même si je pense aussi que son insistance reflète une emphase intérieure : il a rejeté sa vie d’avant, en regrette-t-il les jouissances ?

Nous nous quittons, presque avec désinvolture, dans le tunnel qui s’étend de l’aéronef à la salle d’arrivée, chacun reprenant son quant à soi.

Son effort pour sauver mon âme éternelle est devenu un incident à raconter ; mais c’est la bonté de son geste en donnant sa place à côté du hublot à mon fils aîné qui est restée vive et qui a fondé une réflexion sur l’aptitude des êtres humains à dépasser leur nature, à entrer dans la transcendance. La bonté est un choix, non pas un instinct, un comportement, non pas une humeur. C’est même ce qui fait que l’être humain puisse concevoir Dieu, croire en Lui, qu’Il existe ou non.

                              

La dame pipi des îles Borromée

Martine Besset




« Quand j’étais jeune fille"
La collation en bord de mer

  

Je vais essayer de vous expliquer, monsieur le commissaire. D’abord, je voudrais dire que je ne conteste pas les faits : on m’accuse d’avoir levé la main sur ce garçon, je le regrette, je n’aurais pas dû, mais je ne cherche pas à le nier, ce qui est fait est fait. Seulement, il faut que vous compreniez...

Voyez-vous, je suis née à Valcuvia...Vous voyez, même vous, vous ne savez pas où cela se trouve, c’est pourtant à peine à une quinzaine de kilomètres d’ici, dans la montagne, de l’autre côté du lac, sur la route qui mène à Varese. Dans mon enfance, la vie ressemblait à celle que mes parents avaient eue avant moi. Bien sûr, il y avait la télévision et la machine à laver, mais on continuait à vivre comme autrefois : entre nous, sans aller jamais très loin. On naissait au village, on allait à l’école au village, souvent on se mariait au village, et on y restait. Les hommes, bien sûr, partaient souvent plus loin pour trouver du travail, mais nous, les femmes, nous continuions à vivre comme nos mères et nos grands-mères. 

Valcuvia et Stresa, où nous sommes, c’est le jour et la nuit...La première fois que j’ai mis les pieds ici, j’avais presque seize ans. Je n’avais jamais vu autant de monde, de voitures, de bruits, tous ces magasins, les cafés, la tête m’en tournait. Ces choses-là, je les avais un peu vues à la télévision, mais ça ne m’intéressait pas vraiment. Et je découvrais qu’à une heure de car de chez moi, des gens vivaient comme dans les films...Je n’avais jamais vu le lac, bien sûr, alors que tous ces gens étaient venus pour le contempler. Comprenez-moi, monsieur le commissaire, au village d’où je viens, on ne se déplaçait pas pour le plaisir, c’est même une idée qui aurait paru bouffonne à plus d’un, ceux qui avaient une voiture ou une camionnette emmenaient les voisins qui devaient se rendre en ville, et on n’y allait que pour le médecin ou le notaire. Autrement, on se débrouillait avec ce qu’on avait sur place, et puis on travaillait, on n’avait pas le temps pour rêver à autre chose. 

J’ai vécu jusqu’à mes quarante ans à Valcuvia. Et puis mon mari est mort, un accident du travail, dans le bâtiment ça arrive, hélas, plus souvent qu’on le croit. Je me suis retrouvée seule avec les enfants pas encore élevés, et il a bien fallu que je me débrouille. Quand on m’a conseillé d’aller chercher du travail à Stresa, où il devait y en avoir, à cause des touristes, j’ai été épouvantée. Je n’y étais jamais retournée, je pensais que je serais perdue dans cet univers-là. Pourtant, j’ai pris mon courage à deux mains, et j’y suis partie. 

On ne se retrouve pas dans les toilettes publiques par vocation, vous imaginez bien.

Vous savez, je n’ai pas fait d’études, et jusqu’alors, je n’avais fait que cuisiner, jardiner, nettoyer, ravauder...Quand on m’a parlé d’un emploi d’entretien des locaux, j’ai pensé que,ça, je saurais le faire. Après, on m’a expliqué que c’était sur les îles, et croyez-moi si vous voulez, je n’avais jamais entendu parler des îles Borromée...Je n’avais pas imaginé qu’il pouvait y avoir des îles au milieu d’un lac, pour moi, une île, c’était la mer, les cocotiers...J’étais terrifiée, mais, allez savoir pourquoi, j’ai dit oui. 

La première fois que j’ai pris le bateau qui mène à Isola Bella, j’ai eu le sentiment de quitter non seulement la terre ferme, mais de laisser derrière moi une époque de ma vie. Comme si j’avais osé franchir une barrière invisible...Il était tôt, les touristes étaient encore au lit, il y avait un banc de brume sur le lac, et j’ai trouvé ça à la fois effrayant et très beau. Jamais, jusque là, je ne m’étais dit que je vivais dans un endroit qu’on pouvait trouver beau : les montagnes qui m’entouraient, je les aimais, sans doute, parce que je les avais toujours vues là, et que j’en connaissais toutes les nuances, selon le temps et les saisons. Leur familiarité les rendait rassurantes. Là, je pénétrais en territoire inconnu.

Sur Isola Bella, il y a des toilettes publiques à plusieurs endroits : derrière les arbustes bordant la terrasse de la cafeteria, dans la rue en pente qui débouche sur l’embarcadère après les boutiques de souvenirs, et au rez-de-chaussée du palais. Je travaille sur les trois sites, et je vous prie de croire que je ne chôme pas. Il faut veiller à ce que tout soit en place, qu’il ne manque ni papier, ni savon, que les verrous fonctionnent, que l’éclairage n’est pas défectueux, que sais-je encore, et surtout, il faut veiller à la propreté des lieux. Personne n’aime utiliser des toilettes douteuses, et pourtant si vous saviez comme les gens sont négligents, pour ne pas dire plus ! Maintenant, ça va mieux, il y a un local technique où nous pouvons entreposer notre matériel sur chacun des sites, mais il y a eu une époque où tout était concentré au palais, et il fallait se promener d’un site à l’autre avec ses seaux et ses balais, par tous les temps...

 J’ai toujours mis un point d’honneur à faire mon travail le mieux possible, les toilettes comme le reste. Sans me vanter, je crois que celles de l’île sont toujours impeccables, après mon passage. On me le dit parfois. Il y a des gens très gentils, d’autres moins, bien sûr...A force d’en voir défiler, des gens de partout, qui parlent toutes les langues, j’ai fini par les observer, mine de rien. Ils venaient parfois du bout du monde pour voir le lac et les îles, ce lac et ces îles près desquelles j’avais vécu si longtemps sans les connaître...Ca me laissait toute chose, de constater qu’on pouvait faire des milliers de kilomètres pour seulement voir un endroit, pour le plaisir...

Un jour de congé, j’ai fait comme eux : j’ai pris le ferry, un billet pour la visite, et je suis entrée dans le palais ; pas seulement aux toilettes du bas, dans le palais lui-même... J’osais à peine respirer : tous ces tableaux, ces dorures, ces beaux meubles...Chaque salle était plus somptueuse que la précédente. Au beau milieu de l’une d’elles, il y a un piano entièrement décoré d’émaux, que j’ai trouvé magnifique. En le contournant pour l’admirer, je me suis trouvée juste devant une fenêtre ouverte, qui encadrait exactement l’île des Pêcheurs, un peu plus loin sur le lac. La fenêtre formait comme un cadre, l’île ressemblait à un tableau. Comment vous dire ? J’ai été bouleversée. C’était si beau, j’ai vécu cela comme un choc, la secousse d’une première fois.

 A partir de ce jour, j’ai eu à cœur de briquer mes toilettes à la perfection. Si on venait du bout du monde pour voir des merveilles pareilles, on état en droit de trouver des toilettes irréprochables, non ? Finalement, j’étais fière de ce que je faisais : modestement, je participais à la beauté qu’on venait contempler ici. Il fallait que mes toilettes soient à la hauteur, et j’y veillais.

 Alors quand ce jeune homme a laissé tomber au sol de celles du palais, ­­­­­­­­­­­mes préférées, en plus, un paquet de chips froissé, a lancé un coup de pied dans la poubelle , et répandu son contenu sur le sol, je n’ai pas supporté. Comprenez-moi bien : je n’ai pas pris ce geste contre moi, même si c’était la fin de la journée, que j’étais fatiguée, et que je me serais bien passée de nettoyer derrière lui. Non, son geste m’a fait mal, comme une insulte à toute cette beauté qui nous entourait et que j’avais appris à voir. Mon sang n’a fait qu’un tour, je lui ai tiré l’oreille...C’est mon père qui disait ça autrefois : je vais te tirer les oreilles...Bien sûr, il ne le faisait jamais, et on n’emploie plus cette expression. Mais là, j’ai trouvé que c’était ce que ce garnement méritait, littéralement. Oui, un garnement...ça aussi c’est un mot désuet. Les parents de ce garçon ont porté plainte, je le regrette, en pareil cas, mon père m’aurait tiré l’autre oreille...Pour moi, c’était un attentat contre toute cette beauté ; je ne pouvais pas laisser passer ça. Vous comprenez, monsieur le commissaire ? Un attentat contre la beauté...

30/03/2023

La collation en bord de mer

 Denis Mahaffey


« Le récit de notre mère nous a transportés dans le temps le plus inimaginable qui soit,
 celui où nos parents n’étaient pas encore nos parents. 
»
Un conte de Noël

Parties en excursion d’après-midi au bord de la mer, jamais loin en Irlande, trois jeunes filles, dont l’une est ma mère, se trouvent dans un café. C’est le début d’une histoire qu’elle nous a racontée plusieurs fois, à moi et mon frère aîné.

Dans ma tête d’enfant, la vie sur Terre avait commencé à ma naissance, ou alors quand je m’étais rendu compte que je vivais ; avant, c’était la Préhistoire avec un grand « P », si grand que son ombre obscurcissait tout ce qui l’entourait.

L’enfance et la jeunesse des parents étaient irrémédiablement distantes, dans un passé sans réalité. Comment existaient-ils avant de devenir parents, c'est-à-dire les vraies personnes qui s’occupaient de nous ? Ce qu’ils rapportaient d’avant avait un air de récit, d’histoire non pas inventée mais pas réelle non plus.

Mon père était plutôt taciturne à la maison, réservant sa sociabilité pour ses amis, ou pour les occasions où les quatre familles, la sienne et celles de ses trois frères cadets, plus les cousins et petits-cousins, se rassemblaient.

Ma mère, aînée d’une famille de six, trois filles, trois garçons, était, elle, bavarde, au point de lier bien facilement la conversation avec la personne à côté d’elle dans les transports publics, et d’avoir de longues séances d’échange avec les voisins de chaque côté de notre maison, au dessus de la clôture d’un côté, d’une haie de troènes de l’autre. Que pouvaient-elles trouver encore à se dire, nous demandions-nous ? Nous n’avions pas compris que les mises à jour se régénèrent continuellement pour les bavards.

Quand nous étions seuls tous les trois, elle aimait raconter les histoires de son enfance et de sa jeunesse, souvenirs brefs, décousus, réitérés. Chaque fois que nous nous promenions vers les quartiers extérieurs qui gagnaient déjà les collines entourant sa ville, elle répétait la même chose : « Quand j’étais jeune fille, ici c’étaient des champs partout. » La répétition nous faisait rire.

Elle parlait de la période trouble de la partition de l’île d’Irlande. « Quand je me rendais au travail, nous devions nous allonger sur le plancher du tramway, car on était entre la Falls » - artère catholique - « et la Shankill » - protestant - « et ça tirait des deux côtés. »

Elle parlait d’un passé qu’elle ne regrettait pas, dont elle ne tirait ni vanité ni leçon pour nous ses enfants ; mais elle nous apprenait ainsi la notion du « temps avant » sans laquelle l’histoire de la Terre n’est qu’un pesant catalogue.

Elle avait ses histoires. Nous en avons créé des nouvelles autour des aventures saisonnières habituelles, devenues celles de mon frère et moi, puis disparues avec notre génération. En automne nous sortions dans la campagne toute proche pour cueillir des mûres sauvages, dans des pots en verre avec une poignée en ficelle. Surtout, nous en gobions en chemin, car à la maison elles n’avaient plus le même goût, n’étaient plus sauvages. Au printemps, nous allions chercher des jacinthes des bois. « Ne prenez pas les racines, sinon elles ne repoussent pas. » Mais nous ne résistions pas au plaisir de tirer, doucement mais fermement, et faire sortir la longue tige blanche cachée dans le bulbe. Tant pis pour un avenir moins fleuri. Nous en rapportions chacun une brassée, couchée sur l’avant-bras comme craintive de ce que nous allions leur faire, mais qui se ragaillardissaient dans l’eau des vases.

Parfois elle riait en racontant. « Mabel » - sa sœur – « et moi nous avons été invitées à un pique-nique. La mode était aux chapeaux de paille blancs cette année-là. N’en ayant pas, nous avons traité ceux que nous avions avec du blanchisseur pour chaussures de tennis. Dans l’après-midi nous avons tous joué au cricket, et chaque fois que Mabel donnait un coup de batte je voyais sa tête entourée d’un nuage blanc. »

Enfin, le tableau de ma mère dans le café de bord de mer avec ses amies. Elles commandent du thé, des tartines, du beurre, de la confiture. Quand il faut régler les consommations, elles trouvent la note excessive. Elles paient. « Mais avant de quitter le café nous avons ramassé la confiture avec une cuiller à thé et le sucre avec un doigt mouillé ; nous avons ramassé les miettes sur les assiettes du porte-gâteaux ; nous avons avalé le lait dans la petite cruche et léché le reste de beurre sur un couteau – qui n’était pas bon mais… »

J’avais toujours aimé cette revanche contre un abus, aurais voulu pouvoir m’y joindre, racler la confiture sur mon index.

Mais un jour, devenu adolescent moi-même, j’ai eu une furieuse et soudaine envie : si seulement j’avais pu intervenir, en remettant le prix de la collation dans leur porte-monnaie et en commandant une glace pour chacune.

Aussitôt, l’impossibilité de faire cela m’a donné, et laissé, un sentiment de culpabilité. Je n’allais jamais, jamais pouvoir voyager dans le temps et réparer l’injustice, défendre ma mère et ses amies, que je voyais traitées en jeunes femmes alors qu’elles étaient encore de jeunes filles jouant les grandes.

Cela a été le premier signe d’un long basculement : d’enfant ne s’occupant que de mes propres intérêts, je commençais à inverser les rôles, faisant de ma mère l’enfant vulnérable, moi l’adulte attendri.

Les dessous de Tante Denise

Martine Besset


« Tu es gentil »
Le porte-bagages


Jeanne était assise face à sa tante, chacune à un bout de la table qui occupait la plus grande partie de la pièce. La tante Denise était de cette génération qui recevait dans la salle à manger: ni canapé, ni table basse, on s'asseyait à table à l'heure de l'apéritif, on s’en écartait un instant après le café, en repoussant sa chaise le temps que la maîtresse de maison emporte la vaisselle sale à la cuisine, et on s'en rapprochait à nouveau pour poursuivre la conversation, jusqu'au moment du départ. L’appartement n’avait pas changé, aussi loin que remontaient les souvenirs de Jeanne : elle avait toujours connu les livres dans la bibliothèque vitrée, la marine encadrée au-dessus du radiateur, le buffet Henri II qui semblait démesuré dans la pièce exiguë. Le décor avait été planté une fois pour toutes, immuable, non faute d'argent, mais plutôt par un manque pathologique de fantaisie, d'imagination, et parce que se séparer d'un objet, s’en procurer un nouveau, aurait entraîné d'insurmontables problèmes de logistique : mieux valait ne pas affronter de pareils soucis, la vie était déjà bien assez compliquée... 

Jeanne aimait beaucoup sa tante. Denise était certes extrêmement agaçante, se noyait dans un verre d'eau, manquait souvent de l'humour qui lui aurait rendu la vie moins pénible : cela avait au moins l’avantage d’émailler de fous rires complices les conversations entre Jeanne et son frère. Denise était la sœur cadette de leur mère. Les deux femmes avaient été très proches, et Denise était devenue depuis la mort de sa sœur une figure maternelle, dont sans doute Jeanne avait besoin. Elle allait donc visiter sa tante aussi souvent qu’elle le pouvait, tentant de manifester son affection tout en dissimulant son agacement : exactement la façon dont elle se comportait déjà avec sa mère... 

Chacune devant sa tasse de café   de la chirloute, aurait dit la mère de Jeanne qui avait comme Denise des ascendants ch’ti, mais aimait le bon café, alors que Denise, qui de toutes façons ne dormirait pas, évitait les excitants à partir de onze heures du matin —  elles bavardaient à propos de tout et de rien, la tante avec cette sorte de fébrilité des personnes habituées à vivre seules, que la présence d’un interlocuteur précipite dans de longs récits, agrémentés d’un luxe de détails, comme si le plaisir de raconter se doublait de la peur d’oublier quelque chose d’essentiel. Soudain Denise laissa échapper une sorte de petit cri, se leva en s’exclamant qu’elle avait failli oublier, et se dirigea vers sa chambre...Jeanne la regarda : sa tante avait vieilli, elle ne se déplaçait plus avec cette légèreté qui l’avait longtemps fait paraître plus jeune que son âge, son pas avait ralenti, ses gestes semblaient moins sûrs. Le cœur de Jeanne se serra : Denise était désormais la seule survivante de la génération qui l’avait précédée. Un jour, ce dernier rempart contre la mort s’effondrerait à son tour... 

Denise revint avec un paquet emballé dans du plastique. Elle expliqua à sa nièce qu’elle avait commandé aux Trois suisses deux soutiens-gorge d’un modèle dont elle avait l’habitude, mais qui cette fois, bizarrement, ne lui convenaient pas. Elle se souvenait qu’elles avaient toutes les deux les mêmes mensurations, elle allait donc les lui donner, ce serait plus simple que toutes les formalités à accomplir pour renvoyer le colis. Denise était toute contente de son idée, et déballait le paquet comme un représentant de commerce vantant sa marchandise. Jeanne, elle, était consternée : sur la table s’étalaient deux objets blancs et tristes, de la lingerie de vieille dame ayant depuis longtemps renoncé à plaire: des soutiens-gorge fait pour soutenir, non pour séduire...

Elle eut malgré elle un ricanement de mépris, dont elle se reprocherait longtemps la stupidité. Elle avait toujours aimé les dessous raffinés, la soie et la dentelle, et depuis quelque temps, redevenue amoureuse et aimée, elle en achetait plus que de raison. Elle n’avait pas l’intention de parler de cette rencontre à sa tante, mais ces soutifs de bonne sœur, non, impossible...Elle les repoussa : « Mais non, tata Denise, je ne les mettrais pas... ». Denise insista : « c’est ta taille, ils sont très bien, ça me rend service de ne pas les renvoyer... ». Jeanne se braqua : « Mais, tata Denise, je porte des choses plus...moins...plus sexy... ». Le mot lui échappa, qu’elle regretta aussitôt. Il renvoyait Denise dans les cordes, une femme usée, périmée, évincée définitivement du marché de la séduction. Jeanne se vit un instant dans les yeux de sa tante : une femme encore jeune, vaniteuse du désir qu’elle inspirait, face à une septuagénaire à jamais disqualifiée. 

« Qu’est-ce que je vais en faire, alors ? », murmura Denise, en rangeant les deux soutiens-gorge dans leur enveloppe de plastique. Ses épaules s’étaient affaissées, son menton tremblait un peu. Jeanne haussa les épaules, se leva, débarrassa la table des deux tasses vides et les emporta à la cuisine.  « Veux-tu qu’on aille faire un tour ? », proposa-t-elle.

La journée se déroula sans autre incident, elles bavardèrent en se promenant dans les allées du parc, Denise semblait avoir retrouvé son calme, elles passèrent un bon moment. Jeanne quitta sa tante en fin d’après-midi, et elles s’embrassèrent affectueusement.

 C’est plus tard dans la soirée que cette histoire de soutiens-gorge lui revint en mémoire, et qu’elle fut envahie par un désagréable sentiment de faute. Elle revit le menton tremblant de sa tante, et, la connaissant, imagina que celle-ci allait se faire une montagne de l’affaire : remplir le formulaire de réexpédition, emballer le colis, aller à la poste pour l’envoyer...Pourquoi n’avait-elle pas accepté le cadeau, aussi dérisoire et inutile fût-il ? Elle n’aurait eu qu’à fourrer le paquet dans un tiroir ou le donner à Emmaüs, sa tante aurait été contente, et on n’en aurait plus parlé. Pourquoi lui avoir compliqué la vie, et —  elle espérait se tromper — l’avoir peut-être blessée ?

Elle aurait pu, mais elle n’a pas fait : combien de ces petits méfaits se sont-ils accumulés dans notre relation à nos parents ? Et quand ils ne sont plus là, ces souvenirs continuent à nous poursuivre, indélogeables comme une épine enfoncée trop profondément dans la chair. Nous sommes rongés par la culpabilité de ne pas les avoir aimés comme il aurait fallu. Notre jeunesse, notre vanité ou notre ignorance ont perpétré des crimes minuscules, maintenant à jamais irréparables.

09/01/2023

Un conte de Noël

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Martine Besset


" J’ai simulé un calme bienveillant ..."
Abraham : une histoire d’épouvante


Je revois la scène, digne d’un album pour enfants. Elle pourrait faire penser à une colonie de vacances, mais cela se passe dans la salle de bains d’un appartement exigu de la banlieue parisienne. C’est une époque où nous sommes encore très jeunes, puisque notre mère supervise la toilette collective de sa progéniture : dans notre famille, tout se fait sous le regard de tout le monde. C’est un moment gai : quatre enfants, qu’un an sépare les uns des autres, en culottes et maillots de corps blancs,  se savonnant dans la bonne humeur. Notre mère nous raconte alors un événement d’avant notre naissance,  un récit qu’elle nous a fait plusieurs fois au cours de notre enfance, mais que j’associe dans mon souvenir à ce débarbouillage du soir, dans la salle de bains que notre père n’avait pas encore repeinte en mauve.

Peut-être est-ce la première fois qu’elle nous fait ce récit. Peut-être répond-elle à une question de l’un d’entre nous. Elle raconte, et nous écoutons, peu à peu immobiles et muets dans une odeur de savon et de peau mouillée. Elle raconte la surprise que notre père  lui a faite, un soir de Noël, à une époque qui, à l’échelle de nos courtes existences, nous paraît hors du temps puisqu’elle se situe avant nous. Elle raconte que mon père et elle étaient alors fiancés. Elle était institutrice à Paris, et lui agriculteur dans la Drôme : autant dire que les occasions de se rencontrer n’étaient pas si nombreuses, d’autant que ma grand-mère devait veiller sévèrement sur la vertu de sa fille, pourtant déjà trentenaire (ça, c’est moi qui l’ajoute aujourd’hui...). Ils s’écrivaient, et j’ai découvert plus tard leurs lettres, cachées dans un tiroir de leur chambre. Ma mère habitait alors, avec sa mère et sa sœur cadette, un appartement proche du bois de Vincennes, que nous connaissions bien puisque  ces dernières y vivaient toujours dans notre petite enfance. Ce soir-là, le 24 décembre, elles s’apprêtent à passer la soirée sans débordements festifs particuliers : ce n’était pas, j’en prends à témoin mes sœurs et frère, le genre de la maison. Il semble qu’un petit extra  soit tout de même prévu: une tisane avec une tranche de cake ? une partie de dames ? Notre mère  a vaguement l’impression que sa propre mère regarde fréquemment sa montre, et voilà que sa sœur, qui se couche d’habitude avec les poules et qu’un réveillon ne saurait faire déroger à cette saine habitude, propose de prolonger la soirée, il est encore bien tôt pour aller au lit, je vais refaire un peu de tilleul...On se demande un peu quelle mouche la pique, mais après tout, pourquoi pas ? Quelque chose d’inhabituel flotte dans l’air, et quand la sonnette retentit, mon Dieu, qui cela peut-il être à une heure pareille, notre tante sursaute, notre grand-mère lâche un oh offusqué et notre mère s’affole. N’ouvrons pas, on ne sait pas qui c’est, c’est peut-être dangereux...Notre tante se dirige pourtant vers la porte d’entrée, les yeux épouvantés des deux autres femmes lui vrillant le dos. Sûrement, alors, elle retient un rire. Notre mère la voit entrebâiller prudemment la porte, puis l’ouvrir complètement sur la silhouette de notre futur père, débarqué de la gare de Lyon pour faire une surprise à sa fiancée. 

Riants de bonheur, nous écoutons, ravis, le gant de toilette en suspens. Le récit de notre mère nous a transportés dans le temps le plus inimaginable qui soit, celui où nos parents n’étaient pas encore nos parents. Un temps où ils étaient  jeunes comme sur les photos en noir et blanc aux bords dentelés, dans les albums que nous feuilletons parfois. Un temps où notre grand-mère, que nous savons peu encline à la légèreté, se faisait complice bienveillante d’une attendrissante mystification...

Cette histoire nous enchantait tant que nous la réclamions de temps en temps : raconte-nous quand papa est venu le soir de Noël sans te le dire...Notre mère avait alors une expression étrange : ses yeux brillaient, un sourire se dessinait sur son visage, mais une moue l’arrêtait en route, le plaisir de l’évocation cédant peut-être sous l’effet de la réalité du présent. Mais elle racontait encore une fois. Nous raffolions de ce récit qui levait un tout petit coin du voile sur ces secrets que veulent connaître tous les enfants : comment leurs parents se sont-ils rencontrés ? Étaient-ils vraiment amoureux (même si le mot les fait glousser) ? Sont-ils, eux, les enfants de l’amour, ou ceux du hasard ?

Notre père était taiseux et autoritaire, assez sourcilleux sur les questions de morale : une rigide éducation protestante suivie d’une dévotion sans faille au parti communiste produit rarement de joyeux lurons... Mal à l’aise dans cette famille de femmes qui l’avait accepté du bout des lèvres, et lui faisait souvent sentir son manque de culture, il supportait sans mot dire les vexations infligées par sa belle-mère. Notre mère avait sacrifié sa vie professionnelle pour réduire son existence à celle d’une mère (comblée) et d’une épouse (insatisfaite), et vouait à ses enfants, à sa mère et à ses sœurs un amour qui ne laissait que peu de place à son mari. Ils ont vécu ainsi, tant bien que mal, jusqu’à ce que le dernier de nous quatre venant d’obtenir son bac, notre père estimât son devoir accompli et prît la poudre d’escampette. 

Nous ignorions bien sûr la suite de l’histoire quand nous écoutions notre mère dans la salle de bains. Nous l’avons peu à peu devinée, sentie, supputée, constatée, vécue, mais seulement plus tard, à mesure que la lucidité remplaçait l’innocence.

Aujourd’hui, l’histoire racontée par ma mère a cessé de m’émerveiller, mais elle continue de m’attendrir. J’ai toujours pensé que mon père avait aimé ma mère, beaucoup plus qu’elle-même l’avait aimé. Et ce récit le confirme. J’imagine ma mère ne songeant pas une minute à quitter sa famille pour aller passer Noël avec son futur mari, alors que bénéficiant des congés des enseignants, elle en aurait eu le loisir. Et à des centaines de kilomètres d’elle, l’idée de faire le voyage, de lui faire une belle surprise, germant dans la tête de mon père, s’y installant, ne la quittant plus. Il lui fallut alors sans doute se lancer dans un long travail de préparation. D’abord, tâter le terrain du côté des ses futures belle-mère et belle-sœur, ce qui dut donner lieu à l’échange de plusieurs lettres, personne n’avait le téléphone chez soi, il fallait un premier courrier, attendre la réponse, plusieurs autres ensuite pour mettre au point les détails de l’aventure. J’imagine mon père écrivant de sa belle écriture penchée, assis sur le coin de la table à tout faire de la pièce du bas dans la petite maison drômoise, se réjouissant de la bonne surprise qu’il préparait. Dire ensuite, le cœur un peu serré, à sa mère qui vivait avec lui, qu’il ne passerait pas Noël avec elle. Puis prendre le car pour aller jusqu’à la gare de Valence se renseigner sur les horaires de train et réserver son billet, estimer qu’il pouvait se permettre cette dépense, avec l’argent mis de côté. Se convaincre qu’au milieu de l’hiver, il pouvait bien laisser ses arbres fruitiers quelques jours, et ses chèvres aux soins de sa mère...Et puis, j’imagine, le moment venu, son impatience et sa joie, dans le train qui le menait vers elle, elle qui ne l’attendait pas...

Nos parents étaient avares des récits des débuts de leur relation et de leur vie commune. Celui-là était donc un des rares indices dont nous disposions pour les imaginer. J’ai connu plus tard mes parents frustrés, déçus, de plus en plus désunis ; cette histoire me raconte qu’ils ont pourtant vécu des moments de joie, d’espoir, qu’ils ont connu le désir d’être ensemble, de se surprendre, de se séduire. La petite fille en maillot de corps qui se débarbouillait au milieu de ses frère et soeurs l’entendait sans le comprendre, et y a sans doute puisé un peu de sa confiance dans la vie. La femme que je suis devenue s’en réjouit. C’était peut-être un des plus beaux souvenirs de ma mère ; c’est resté mon plus beau conte de Noël.

Le porte-bagages

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Denis Mahaffey


"Elle fut incapable de penser à rien d’autre."
Le leurre


« Tu es gentil. » Voilà ce qu’elle m’a dit. Rien à faire. Elle a souri.

Voilà. J’arrête tout. Je vais bosser le bac Français, les parents seront contents. J’arrête tout, l’équipe de vélo, les cours Internet de guitare. Je ne regarderai plus de vidéos idiotes sur le mobile. Parlant de mobile, je ne passerai plus que trois minutes en appelant le soir. Mickaël peut-être un peu plus long, sinon c’est pas possible.

Le basket quand même : comme je suis le plus grand, je peux pas les laisser tomber, sinon ils sont battus partout. Et Mickaël m’en voudrait.

Je m’engage à ne plus penser sans cesse aux filles. Surtout que ça marche pas. « Tu es gentil » m’a dit en souriant la dernière. Gentil ? Je veux être mauvais, un mauvais sujet, le genre qui semble avoir tout le succès. Regarde Anthony : sale type, toujours prêt à te faire un mauvais coup. En cours d’EP, parce que je voulais pas céder ma place aux douches, il m’a marché lourdement sur le pied. A l’asso le soir je devais prendre la parole. J’avais déjà un trac monstre, puis je me demandais si j’allais pouvoir avancer jusqu’au micro, tellement j’avais mal. Enfin j’ai pu.

Pourtant les filles l’entourent, Anthony, l’embêtent, rient comme des folles. Mais il n’a pas de vraie copine, remarque.

Mickaël et moi on va réviser ensemble, le paquet obligatoire de petits gâteaux suédois double  chocolat entre nous, et nous nous chamaillerons jusqu’à nous rouler par terre pour avoir le dernier.

J’ai tout fait pour trouver une copine. J’engage la conversation, j’essaie de trouver un sujet qui l’intéressera, je suis poli. Quand elle est bien, je prends un air admirateur, tant que je peux. J’essaie de ne pas baisser le regard vers sa poitrine, si elle en a déjà.

Hier, avec une fille de la classe, nous avions parlé en marchant dans la rue après les cours, et elle allait partir dans une autre direction, et je me suis penché, et j’ai essayé de l’embrasser, et elle a détourné la tête, et elle a ri un peu, et elle m’a touché le bras, et elle m’a regardé dans les yeux, et elle a dit « Tu es gentil. »

Mais qu’est-ce je veux ? Que faire avec les filles ? Je sais ce qu’on doit faire, mais on peut pas lancer ça sans avoir fait connaissance, en avoir parlé, être d’accord. Anthony raconte ses « coups » dans le détail, je trouve cela dégoutant. Et je ne sais pas si c’est même vrai.

Qu’est-ce je veux ? C’est idiot, mais si je me laisse rêver, j’ai une image qui m’émeut, me donne presque des larmes aux yeux, et qui, c’est bizarre, en même temps me gonfle les poumons, me donne le sentiment d’être super-fort, le roi du monde. Cette image, cette envie ? Je suis sur mon vélo dans la rue et elle, elle est assise derrière sur mon porte-bagages comme une reine (et moi le roi, ha ha !), et elle me tient par la taille.

C’est complètement fou : mon vélo est un racer, il a pas de porte-bagages.

Je n’ai jamais raconté ça à personne. Si je le disais à Mickaël ? Tiens, avec lui on peut parler pendant des heures, ou ne rien dire pendant des heures, alors qu’avec une fille je ne sais pas quoi dire après la première phrase. Au moins lui ne me dit jamais « Tu es gentil » : en partant avant les vacances, c’était « Qu’est-ce que t’es con. »

Quand nous étions jeunes, Mickaël et moi, qu’est-ce qu’on se marrait ! Des concours de pets quand il restait la nuit… On a failli tomber du lit, tellement on rigolait. Chacun pétait, et l’autre se pinçait le nez. Dans le lit… Le lit. J’étais au lit, avec un garçon… Je suis peut-être homosexuel sans le savoir, et les filles le voient et ne veulent pas de moi.

Si c’était vrai. Mickaël ne voudrait plus me connaître, lui qui a une petite amie. Et puis j’ai pas envie. Ou je ne sais pas que j’ai envie, ce serait ça ? Je ne saurais même pas quoi faire. Avec un homme.

Je ne vais pas me casser la tête avec ça, pas pour l’instant. Je pourrais demander à Charlie, il a déjà des airs de fille mais c’est pas du tout un copain.

Ce soir, avant de m’endormir, je vais penser au porte-bagage. Je roule, derrière moi une belle fille, une superbe, avec de longs cheveux au vent ; elle me tient par la taille ; je sens ses seins sur mon dos ; elle pose sa joue sur mon maillot ; elle joint les mains autour de mon corps et me serre.

La chaussée est rugueuse et le vélo saute comme un cheval qui se cabre. Elle pousse de petits cris, s’accroche à moi comme si moi seul je pouvais la sauver d’une chute. Elle dégage mon maillot pour me tenir encore plus fort, ses bras et ses mains sur ma peau. Elle me serre si fort que je perds le souffle. Elle remonte mon maillot et je sens ses seins sur mon dos nu. Ah, c’est bien, si bien, je l’aime, je suis amoureux d’elle. Ah ! Je pousse plus fort sur les pédales, si fort, mes jambes deux pistons qui montent, descendent, montent, descendent, je crois que nous allons nous envoler. Ah, c’est trop bien ! Aah ! Vélo, cadre, roues, pneus, guidon, pédales, dérailleur, porte-bagages (y’en a pas !), la fille, ses cheveux, ses seins, moi, on décolle ! Aaaah !! Aaaah !!!


22/10/2022

Un leurre

Martine Besset


 « je sais, sans savoir comment je le sais... »
La peur de ma vie


« Isabelle, un déca, Patrick, deux sucres, Francis, un seul, et moi, aucun ! ». Après avoir tourné autour de la table en tendant sa tasse à chacun, Laura s’assit à sa place en saisissant la sienne, et les considéra tous les trois avec un grand sourire amical. Pour la première fois depuis qu’elles se connaissaient, Isabelle trouva ce sourire un peu agaçant. Un sourire qui disait la satisfaction d’être une maîtresse de maison accomplie, se souvenant au morceau de sucre près des préférences de ses hôtes, bon, c’était déjà un peu énervant, mais il y avait autre chose.... Isabelle dévisagea Laura tout en sirotant son café – parfait, il fallait le reconnaître – cherchant ce qui dans sa mimique ou son intonation, avait pu déclencher chez elle ce petit frisson d’énervement.

Elle connaissait Laura depuis plusieurs années. Cinq ans auparavant, Patrick et elle étaient venus s’installer dans cette banlieue résidentielle, après une longue réflexion. La proximité de la gare RER qui menait à Paris en vingt minutes les avait convaincus, autant que l’espace dont ils disposaient, qu’ils n’auraient pas pu s’offrir dans la capitale. Patrick enseignait dans une fac parisienne, et Isabelle avait réussi à se faire nommer dans le lycée proche de chez eux. Ils avaient ainsi commencé une vie confortable de trentenaires branchés, et s’en trouvaient bien. Laura et Patrick avaient emménagé dans le même immeuble deux ou trois ans après eux. Après un apéro de bienvenue chez les uns, puis chez les autres, ils avaient constaté qu’ils avaient le même niveau d’études, des opinions politiques proches, le même Télérama sur la table basse du salon, et une bibliothèque bien garnie : des gens fréquentables, en somme...

Laura travaillait dans une maison d’édition parisienne, et retrouvait parfois Patrick dans le RER. Francis, cadre dans une entreprise située dans la banlieue ouest, s’y rendait en voiture. Les deux couples s’étaient liés d’amitié, s’étaient mis à partager dîners et spectacles. Ils se voyaient à quatre, sans que des paires soient privilégiées, comme c’est souvent le cas, quand les deux femmes, ou les deux hommes, nouent un lien plus fort.

Cet agacement nouveau la tracassait. Elle y pensait toujours après leur retour chez eux, allongée dans leur chambre auprès de Patrick qui dormait déjà, malgré le café avec deux sucres. « Patrick, deux sucres... ». Ces quelques mots anodins prononcés il y a quelques heures par Isabelle, lui firent subitement courir un frisson le long du dos. Oui, voilà, elle était là, la réponse...Laura avait prononcé ce bout de phrase – Isabelle avait encore l’inflexion de sa voix dans l’oreille – non comme une question, pas même comme une proposition à confirmer – Patrick, il me semble que tu prends deux sucres, dis moi si je me trompe – mais comme une affirmation sans contestation possible. Non parce qu’elle émanait d’une personne autoritaire, au contraire, il y avait de la douceur dans sa voix. C’était plus que l’intonation d’une hôtesse attentive aux souhaits de ses invités, c’était...Isabelle repassait la phrase en boucle, attentive au ton, au phrasé, à l’articulation, tels que sa mémoire les avait conservés avec une fidélité d’appareil enregistreur. Soudain, cela la frappa : une voix qu’elle aurait pu avoir, elle, en s’adressant à Patrick. La voix de celle qui connaît parfaitement celui auquel elle s’adresse, puisqu’ils partagent depuis longtemps ce qui fait le fil des jours. Une voix de propriétaire...Le mot la troubla. Pourtant, oui, c’était de cet ordre-là... « Patrick, deux sucres »...Oui, c’est ainsi que Laura avait parlé : comme si elle avait mille fois servi un café à Patrick, comme si elle connaissait par cœur les habitudes de Patrick, celle-ci, sa façon de lâcher doucement les deux morceaux de sucre dans sa tasse, puis de touiller longtemps, au risque d’en laisser refroidir le contenu, et d’autres aussi. Laura connaissait Patrick, oui, bien plus intimement qu’Isabelle l’avait imaginé...Isabelle passa la nuit sans dormir, rejouant la scène de la veille dans sa tête, électrisée par son intuition, et de plus en plus certaine qu’elle avait raison.

Alors commença une période pénible durant laquelle elle fut incapable de penser à rien d’autre. Face à ses élèves, en corrigeant des copies, même en lisant un livre ou en regardant un film, elle était brusquement traversée par des images s’imposant à elle avec une précision cruelle. Laura et Patrick...Cette situation inattendue la laissait dans un état de sidération dont elle ne savait pas comment sortir. La relation qu’elle avait avec Patrick allait pour elle de soi, elle n’avait pas l’habitude d’y penser et de l’analyser, encore moins d’en parler avec lui. Interroger son mari lui paraissait impossible : un malaise irrémédiable s’installerait sans doute entre eux si ses questions étaient sans fondement, mais surtout elle pressentait que si Patrick niait, elle ne le croirait pas...A cause de cette phrase, « Patrick, deux sucres »...Elle était sûre de ne pas se tromper...Entendre son mari lui mentir serait une humiliation, qu’elle jugeait indigne de lui et surtout d’elle. Refusant de se transformer en épouse de vaudeville, elle repoussa l’idée de fouiller le téléphone et l’ordinateur de Patrick. Pourtant, elle voulait avant tout débusquer la vérité. Ce besoin obsédant surpassait même sa peine et sa colère. Des moyens plus subtils lui paraissaient moins sordides. Elle attendait que Patrick se trahisse, par un mot, un geste, une incohérence dans le récit de sa journée, le ton embarrassé avec lequel il justifierait un retard. Elle posait des questions qui lui semblaient anodines sur son travail, ses cours, ses étudiants, mais aussi les lieux parisiens qu’il avait fréquentés pendant son temps libre. Quand elle croisait Laura, elle lui posait les mêmes et s’évertuait à d’improbables recoupements. Elle guettait une trace de parfum sur les vêtements de son mari, un cheveu sur sa veste. Lorsque les deux couples se retrouvaient, toute son attention était aiguisée pour qu’aucun regard, aucune inflexion de voix, aucune de ces minuscules manifestations corporelles susceptibles de trahir un secret, ne lui échappassent. Elle rentrait de ces soirées épuisée et de mauvaise humeur. Elle se demandait parfois comment elle réagirait à la découverte d’une infidélité avérée de son mari, soupçonnait même qu’elle pourrait y trouver matière à se réjouir : la jouissance mauvaise d’avoir eu raison. Cela dura des mois. L’attitude de Patrick à son égard ne changeait pas, et son amitié pour Laura était restée intacte. Elle finit par se lasser de cet état de qui vive permanent, tenta de le repousser en arrière-plan de sa conscience, où il s’installa durablement et en sourdine. Rien ne semblait avoir changé dans le déroulement de leurs vies.

Des mois plus tard, rentrant chez elle en sortant du lycée, elle passa devant un café proche de la gare. Son œil perçut une image qu’elle n’enregistra pas immédiatement. Elle revint sur ses pas, scruta la salle à travers les baies vitrées : alors elle les vit. Ils étaient assis à une table au fond du café. Patrick tenait dans les siennes les mains de Laura, qui le regardait tendrement en hochant la tête. Patrick souriait, il avait l’air heureux. Isabelle les observait, fascinée. Puis elle reprit sa marche, pressant le pas. La preuve qu’elle avait longtemps traquée était sous ses yeux, mais le monde ne s’était pas écroulé, la ville autour d’elle n’avait pas changé, les mêmes arbres, les mêmes vitrines bordaient les rues qui menaient chez elle, aucun cataclysme n’avait brusquement bouleversé sa vie. Surtout, elle ne ressentait pas de tristesse, pas d’amertume, seulement une indifférence teintée de légèreté, qui ne l’étonna même pas : elle venait de comprendre que cet homme dont la trahison aurait dû l’anéantir, elle ne l’aimait plus.

Abraham : une histoire d'épouvante

Denis Mahaffey


Cette pensée, qu’elle ne faisait qu’approcher, lui fut comme un vertige.
Petit Renne


Dans les années ’50 les Néerlandais ont fermé l’accès à la Mer du Sud, l’ancienne Zuyder Zee, petit pendant à la Mer du Nord. Aujourd’hui c’est un vaste lac intérieur d’eau devenue fraîche. Une des petites plages aménagées sur son bord, entourée d’immeubles bas, est le lieu de cette histoire.

Les fêtes habituelles sont célébrées aux Pays-Bas ; d’autres traditions leur sont propres. Les anniversaires en particulier sont très fêtés – les membres de la famille et les proches vont jusqu’à se féliciter mutuellement.

A cinquante ans, un homme reçoit le titre d’« Abraham », pour marquer la sagesse qui désormais le caractérisera. Un addendum fait qu’à la même échéance une femme devient « Sarah ». La fête d’anniversaire est plus grande, et dure parfois deux jours.

Je me promenais un jour d’été sans soleil sur le chemin pavé entre la petite plage et les immeubles quand j’ai aperçu quelque chose devant moi qui m’a fait vite détourner la tête : je ne voulais pas avoir l’air de scruter de près la femme assise sur une chaise de plage face à moi, sous l’abri du balcon du premier étage, les pieds sur un petit tabouret, et étrangement immobile. J’ai agi par discrétion, mais aussi parce qu’un petit spasme nerveux, ou de peur, venu de je ne savais pas où, m’a traversé.

J’ai continué ma promenade, m’engageant sur un sentier le long du lac, puis suis revenu sur mes pas pour rentrer. En m’approchant d’elle dans l’autre sens, j'ai vu que la femme n’avait pas bougé d’un millimètre. Elle portait un bonnet de laine, une grosse écharpe, un manteau épais, des gants, des lunettes noires, et elle avait une couverture sur les genoux.

Cette fois j’ai remarqué deux détails à filer la chair de poule. La peau du visage était anormalement lisse et luisante, et des chambres à air, comme de longs ballons, tenaient ses bras à distance du torse.

Une grande brûlée, ai-je conclu, qui ne pouvait pas bouger sans souffrir, et que ses proches avaient installée dehors pour maintenir un lien avec le monde pendant sa lente guérison, ou en attendant de mourir.

Avec un frisson d’aversion, j’ai quitté la plage pour rentrer dans la maison où je passais la semaine. J’ai dit deux mots sur ce que j’avais vu, et ai vu les autres échanger un regard. A table, je suis resté préoccupé par la vision de la brûlée, n’écoutant pas la conversation, sauf à comprendre qu’ils parlaient des « Abraham » et des usages qui les accompagnaient.

Dans la soirée j’ai décidé de retourner à la plage, sans rien dire à personne. La lumière commençait à s’affaiblir, mais la femme y était encore, dans son fauteuil, pieds sur le petit tabouret, lunettes noires empêchant les passants de savoir si elle ne les dévisageait pas.

M’abritant à moitié derrière le bord d’un immeuble proche, j’ai contemplé d’un œil la pauvre créature, comme je l’appelais intérieurement. Fixe, immobile, comme si la vie l’avait déjà quittée – c’était peut-être le cas, alors que son entourage, pris par autre chose, n’allait descendre la rentrer qu’au crépuscule (« …la pauvre, elle veut tellement rester dehors, ne pas être enfermée »). Ils risquaient de la trouver raide morte dans son fauteuil, ses pieds rigidifiés sur le tabouret.

Je l’ai regardée une dernière fois, un mélange de compassion et de répulsion m’opprimant la poitrine, et suis rentré me coucher.

La nuit a été fiévreuse : la brûlée me hantait, apparaissant et disparaissant, venant près de moi, s’éloignant. J’essayais de rester éveillé, mais le sommeil m’a repris, et elle était là à nouveau, s’approchant, tendant la main comme pour me frôler. En faisant un geste brusque pour l’éloigner, j’ai touché sa main et j’avais la sensation d’avoir plongé mes doigts dans une confiture. Elle s’est retirée. Pendant un dernier bref temps de demi-sommeil, j’ai revu la femme, debout, souriante. Elle a redressé les mains pour… enlever les lunettes noires. J’ai commencé à crier, sans arriver à faire un bruit, la gorge vide. Elle a pris les deux branches entre les doigts. Et je me suis éveillé en sursaut, et en sueur. Je n'osais même pas respirer, de peur de la voir ressurgir, non pas en rêve mais en chair et en os. Enfin j’ai eu le courage d’allumer. J’ai pensé à elle, à son terrible sort. Vers l’aube, j’ai même pensé offrir de rester auprès d’elle, pour ne pas la laisser souffrir seule. Consacrer même ma vie à soigner les souffrances du monde. Au lieu de laisser les familles s’en sortir en parquant les mourants dehors, ou dans un mouroir institutionnel. Je trouverais le courage de monter une croisade pour mettre fin à de telles souffrances atroces. Je serais leur sauveur en raccourcissant leur calvaire. Peu importerait mon sort, même la prison à vie.

Je suis descendu tôt me faire un café. Dans la cuisine, déjà, un des dîneurs de la veille. Il me regarde : « T’as pas l’air très frais » « Tu sais, j’ai pensé toute la nuit à cette pauvre femme dont j’ai parlé hier. La brûlée. » Il a éclaté de rire. « Mais t’as pas écouté ce que nous disions. C’est manifestement ce qu’on appelle une « poupée Abraham » - plutôt « Sarah » puisque c’est une bonne femme. T’as pas écouté Liesbeth ? Avant, on donnait à la personne un gros biscuit au beurre, le speculoos, en forme d’Abraham. Maintenant, on prépare un mannequin grandeur nature qu’on habille et expose. »

« Oui, c’est ça, je sais, je sais. Seulement j’en ai fait un cauchemar », et j’ai ri. Heureusement que je n’avais pas évoqué la vocation de sauveur à laquelle j’allais me dévouer dès le petit déjeuner. J’ai simulé un calme bienveillant dans la cuisine, mais… « Je m’promène un peu. » « Tu vas pas aller t’apitoyer sur un tas de vêtements d’occase, quand même ? » J’ai ri, j’ai mis un pull et mes chaussures, et je suis sorti dans la rue. Là j’ai commencé à courir, la poitrine brûlant de furie. On verrait ! Je n’étais pas un clown !

J’arrive à la plage, prends le chemin qui la contourne, et là, me narguant, la « brûlée » encore étalée sur son fauteuil, pieds au tabouret, lunettes en place, chambres à air protégeant ses membres.

Comment ne pas m’en être aperçu ? Des rangées de fanions sont accrochées en haut du coin où cette poupée est installée. Les chambres à air font partie d’une guirlande de longs ballons colorés.

Une méprise donc, mon trouble, ma répulsion presque nauséeuse, mon effroi nocturne. Surtout ma décision de me dévouer dorénavant à alléger les maux de l’univers. Risible.

Furibard. Je m’approche de la poupée Sarah. Je voudrais arracher de son masque les lunettes qui m’ont fait agir avec une discrétion ridicule, mais je me penche, je saisis les deux pieds sur le tabouret et fais basculer toute l’installation. La couverture tombe, les deux jambes se plient comme si elle se débattait, et je reçois un coup, bizarrement lourd pour un pantalon rempli de chiffons.

C’est à ce moment-là que la femme hurle, elle hurle comme une torturée.

14/08/2022

La peur de ma vie

Denis Mahaffey


"un effet étrange"
Le pouvoir des mots

Reprendre le long chemin vers le royaume absolu des nuits d’un enfant, jusqu’à me remémorer la peur de ma vie. Je devais avoir entre sept et dix ans.

Ça remonte la petite rue droite bordée de platanes qui débouche directement en face de ma maison (comme disent les enfants). Sur un char plat avec quatre épaisses roues de bois, poussé par des acolytes, comme dans les films où des esclaves construisent les Pyramides, la créature difforme est accroupie.

De longs pansements de gaze enveloppent son corps sans bras ni jambes ; la tête, et même son visage, sont cachés par ces bandes. Elles sont ensanglantées. La créature est mutilée, l’a été à la guerre.

Je sais, sans savoir comment je le sais, que cet être monstrueux a incorporé l’identité de mon oncle Norman. Je garde un souvenir de la bienveillance de ce cadet de la fratrie de ma mère, mais je l’ai à peine connu car, quelques années après un accident de moto, il est mort à vingt-quatre ans d’épilepsie, à l'asile.

Le char atteint l’artère, la traverse au pas. Arrivée devant la maison la créature poursuit son chemin, sans le char. Elle commence à gravir le long perron – deux volées de douze marches séparées par un palier. Sans jambes ? Oui, mais elle progresse au ralenti, une masse en mouvement.

Nous attendons en haut du perron, ma mère, mon frère aîné Derek, et moi, dans le petit espace carrelé qui sépare la porte d’entrée ouverte d'une porte intérieure vitrée, qui est fermée.

Comment décrire la peur ? Un rétrécissement intérieur qui comprime les poumons, le cœur, l’estomac, les boyaux. Un vent dans les nerfs. Un hurlement silencieux qui englue l’ouïe. Un abîme qui tire les pieds vers un vide sans fond. La peur dans la tête agresse le corps.

Le monstre avance encore, sans empressement. Il sait qui nous sommes.

L’effroi freinant nos mouvements, nous nous traînons vers le couloir derrière la porte vitrée, et entrons dans le salon à gauche.

Que peut-il nous faire, le monstre ? Nous tuer. Mais nous tuer ne serait que la première étape.

Ma mère réagit, pour sauver ses enfants. Elle se met devant nous, saisit le tisonnier en laiton de la cheminée, s’accroupit à moitié, les genoux écartés, peut-être pour paraître plus conséquente, et brandit son arme en direction du monstre.

Elle ne pourra pas le tuer car, sous ses pansements de gaze tachés de sang, il est déjà mort. Mais elle veut nous pousser, l’un puis l’autre, dans la cheminée en faïence. Nous devrons grimper, elle nous suivra. Nous émergerons en haut dans la lumière salvatrice et partirons avec elle, flottant dans les cieux, vers le Paradis.Nous y arriverons morts. Morts mais sauvés.

Et là, devant la cheminée en faïence, je m’éveille dans mon lit.

Je n’ai pas raconté mon cauchemar, mais c’est à partir de cette nuit-là que j’ai ajouté un supplément au rituel à observer au coucher. Après le Notre Père et une liste dressée par ma mère des membres de la famille pour lesquels je priais Dieu, je prenais un ton plus urgent : « Ne me donne pas de mauvais rêves ». Je répétais la phrase jusqu’à cinquante fois. Elle n’était pas exaucée : mes cauchemars étaient fréquents, mais sans atteindre l’horreur de la créature aux pansements de gaze. Une seule fois j’ai revu son char de l’autre côté de notre rue. J’ai pu m’éveiller aussitôt.

Je n’en ai parlé que longtemps après, pendant une de ces discussions où chacun raconte ses rêves, ou attend impatiemment que les autres finissent de débiter leurs fadaises.

Enfin, ici, je le mets en mots écrits, comme un modeleur qui se décide enfin à transformer de l’argile en sculpture de bronze.

La longue peur a disparu, heureusement. En écrivant, je me pose une question. Si au lieu de fuir j’avais abordé le monstre et arraché les bandelettes autour de sa tête, qu’aurais-je découvert : un visage d’épouvante, ou les traits de mon pauvre jeune oncle, mort parmi les fous ? 


Petit Renne

 Martine Besset


...des mystères, des choses troubles...
  Charlie Pearson


La femme reprenait lentement son souffle. Elle essuya la sueur qui lui inondait le front, avec les longues mèches de cheveux, rêches comme du crin, que le travail avait collées sur ses joues. L’épreuve avait été pénible. Presque aussi longue et difficile qu’une chasse au bison...Elle était restée seule ; le reste du groupe était parti dès le matin, armé de flèches et de piques, le jeune Œil-d’Oiseau ayant raconté qu’il avait aperçu un troupeau de rennes paissant près de la colline la plus éloignée, celle qui recevait le soleil la dernière. Ils l’avaient laissée dans la grotte, couchée sur un amoncellement de peaux, avaient posé près d’elle une de ces lampes qu’ils avaient appris à confectionner de leurs aînés,  une pierre creuse emplie d’huile de renne où une baguette de genévrier servait de mèche. Elle était couchée dans le fond obscur de la caverne, mais en apercevait néanmoins l’ouverture, laissant pénétrer  la lumière d’une belle journée de la saison en cours, celle qui suivait les chaleurs et précédait les grands froids. Un groupe d’enfants, trop jeunes pour participer à la chasse, s’ébattaient bruyamment près de l’entrée.

C’était fini, maintenant. Elle se détendait, allongée sur les peaux souillées. Elle avait senti longtemps l’orage gronder dans son ventre, lui coupant parfois la respiration, puis l’enfant avait glissé d’entre ses cuisses, et elle avait coupé d’un silex bien taillé le cordon qui le rattachait encore à l’intérieur de son corps. Elle l’avait couché près d’elle, puis l’avait examiné : un petit mâle aux poings serrés, la bouche grande ouverte sur un cri. Elle l’avait doucement nettoyé des viscosités qui engluaient son corps vigoureux, avant de le poser sur son ventre vide, où il s’était endormi.

C’était son premier enfant, le premier sans doute d’une série dont la longueur dépendrait de sa force à elle, qui avait déjà connu quinze fois la répétition des quatre saisons, et qui n’en avait sans doute plus autant à vivre...Cette pensée, qu’elle ne faisait qu’approcher, lui fut comme un vertige. Comme si elle se tenait au bord d’un trou sans fond, dont elle ne pourrait jamais évaluer la profondeur. Des idées passaient en éclair dans son esprit, sans qu’elle pût les arrêter, des choses informes évanouies aussitôt que nées.

Alors, posant précautionneusement le petit homme endormi sur une peau épaisse, près de la chaleur de la lampe, elle se leva péniblement, mue par l’étrange besoin d’en dire quelque chose, avec les outils à sa portée. Sur les parois qui l’entouraient, plusieurs membres du groupe avaient tracé des figures : des rennes, des bisons, des chevaux, tous ces animaux qui peuplaient l’extérieur de leur grotte et dont leur vie dépendait. Elle ne s’était jamais essayée à les imiter, trop occupée par la chasse, la cueillette des baies, le feu, la préparation de la nourriture... A ce moment précis, juste après la naissance de son premier petit, dans la solitude de la caverne, elle se sentait poussée par une volonté plus grande qu’elle, qu’elle n’avait encore jamais connue.

Elle trouva les pierres dont elle avait vu les autres se servir, s’accroupit face à un grand morceau de paroi nue et sèche, en apprécia la surface de sa main rugueuse, puis traça un trait, avec un morceau de pierre noire : un beau trait courbe et assuré, qu’elle prolongea le long d’une fissure. C’était facile, finalement...Un sourire découvrit ses longues dents jaunes et un grognement de plaisir lui échappa. Alors elle oublia le temps qu’elle allait y passer, la douleur qui tirait encore le bas de son ventre, et même le petit homme qui dormait à quelques mètres. Sa main traçait des points, des lignes, sans qu’elle eût conscience de la diriger, elle troquait parfois une pierre contre une autre, la noire remplaçant la jaune puis la rouge, au plus près de l’image qu’elle avait en tête, jusqu’à ce qu’apparaisse sur la paroi le dessin d’un renne, presque aussi grand qu’un vrai, avec son œil humide, son pelage couleur d’ambre, et le doux renflement de son ventre. Il lui sembla que le dos de l’animal aurait mérité d’être moins creux, parce qu’une saillie de la roche avait à cet endroit fait dévier légèrement sa main. Elle traça une autre ligne, plus droite, deux doigts au-dessus de la première, puis alla chercher la lampe à huile pour mieux apprécier le résultat de son travail. Comme elle faisait bouger la lumière de haut en bas, l’ombre mouvante de la saillie de roche sur la paroi créait une sorte de mouvement : le renne semblait respirer. Elle ouvrit la bouche de surprise, puis lâcha un nouveau grognement de plaisir. Elle était satisfaite, comme après une chasse réussie, et son cœur se gonfla : que ce renne  les protége, elle et son petit encore si vulnérable, et leur fournisse la viande, la peau et la graisse dont ils avaient besoin ! 

Cet enfant qui venait de sortir d’elle, elle l’appellerait Petit Renne... Comme pour donner plus de poids à sa décision, elle reprit les pierres de couleur, et dessina un petit, tout petit animal aux pieds du premier, un animal en tous points conforme au plus grand, mais qu’une anfractuosité de la roche pouvait cacher à un regard inattentif. Personne ne faisait cela, ils avaient tous avant elle dessiné sur les parois de leur grotte des animaux de grande taille, pour dire la dignité de ces créatures à qui ils devaient tout. Etre la première à oser cela, imaginer la surprise du groupe au retour de la chasse, déclencha un nouveau rire de plaisir. Tout le temps qui lui restait à vivre, elle saurait ainsi qu’elle avait fait ce dessin le jour de la naissance de son premier enfant, et elle pourrait lui montrer à tout moment l’animal à l’origine de son nom. Elle rejoignit Petit Renne et l’accrocha à sa mamelle. 

L’été 2022 n’en finit plus de cuire le paysage. Un flot de visiteurs s’engouffre dans le bâtiment de béton et de verre de Lascaux 4. Parvenus dans la grotte admirablement reconstituée au millimètre près, tous sont muets d’émotion face aux animaux que des mains anonymes ont su rendre si vivants, vingt mille ans auparavant...Une petite fille, émerveillée, tire sa mère par la main, et chuchote : 

- Pourquoi le guide parle toujours des hommes qui ont fait ces dessins, les femmes aussi elles savaient dessiner, non ? 

- Bien sûr, ma chérie...

La fillette montre alors du doigt une petite fissure de la paroi :

- Celui-là, je suis sûre que c’est une femme qui l’a fait...

- Pourquoi ?

- Parce qu’elle a dessiné son bébé, là, regarde...

20/06/2022

Le pouvoir des mots

Martine Besset


« Nous voilà ! On y est ! »
La gifle


La scène commence sur le parking d’une concession automobile de marque étrangère et cossue, et réunit trois personnages : un couple bon chic bon genre, que nous nommerons Monsieur et Madame, et un jeune vendeur, gel dans les cheveux, costume près du corps et fausse Rolex au poignet, qui pourrait se prénommer Kevin ou Jordan, que nous appellerons le vendeur.

Monsieur et Madame, enfin surtout Monsieur, sont venus essayer un modèle qui fait rêver Monsieur, et dont il rebat depuis quelques semaines les oreilles de Madame, qui s’en moque un peu, parce que pour elle une voiture sert surtout à se déplacer, et qu’elle n’est pas sûre de voir ce qui distingue  les modèles, au point d’à peine reconnaître sa propre auto sur les parkings trop peuplés. Monsieur s’assoit au volant, ravi mais un peu stressé, Madame s’enfonce à côté de lui dans une odeur de cuir neuf, et le vendeur s’installe à l’arrière, un sourire dégoulinant d’amabilité mercantile sur le visage. Monsieur démarre dans un silence religieux, et voilà notre trio dans la circulation urbaine, puis sur les routes de campagne. Monsieur, d’abord un peu nerveux, se détend peu à peu ; la voiture, sujette à quelques soubresauts dans les premiers kilomètres, a vite adopté une allure régulière. Le dialogue peut commencer entre les deux hommes :

-  Le vendeur : vous aviez déjà conduit une boîte automatique ?

-  Monsieur : oui, mais il y a longtemps…

-  Le vendeur : vous avez la possibilité de rester en mode urbain, mais vous avez aussi le mode sportif ; déplacez la tirette, là, sur votre  gauche…

-  Monsieur : celle-ci ? Ah, en effet…on sent la différence…question de couple, non ?

-  Le vendeur : oui, là c’est plus serré, forcément…et comme vous avez un ESP avec ASR…

-  Monsieur : avec le moteur TSI ?

-  Le vendeur : le TSI et le TDI !

-  Monsieur : oui, mais si le couple est élevé, la consommation aussi, je suppose ; là, à cette allure, je suis à combien ?

-  Le vendeur : là, vous êtes à un petit 12 litres…

Madame jette un regard affolé à Monsieur, qui lui est aux anges, arborant le sourire béat qu’il a dû avoir à huit ans devant le train électrique de ses rêves.

-  Le vendeur : et vous avez de toute façon le BAS…

-  Monsieur : avec fonction hold ?

-  Le vendeur : bien sûr, vous devez le sentir, la réponse de la route est plus rapide et plus précise…

Madame, qui avait cru jusqu’alors, sans doute naïvement,  que c’était le conducteur qui répondait à la route et pas l’inverse, serre les fesses sur son siège tout cuir chauffant. Le sabir incompréhensible utilisé par ses deux compagnons a sur elle un effet étrange, elle a un peu l’impression de jouer dans un film dont le dialoguiste est payé au rabais.

-  Le vendeur : d’ailleurs, vous avez le différentiel EDS, et la technologie FSI…

-  Monsieur : ah oui, qui a remporté plusieurs victoires au Mans…

-  Le vendeur : exactement, et le système d’amortissement piloté DCC est sur le modèle de série...

-  Monsieur : les feux sont à LED ?

-  Le vendeur : à LED et multidirectionnels…

-  Monsieur : et les jantes ? 18 pouces ?

-  Le vendeur : non, 17…

-  Monsieur : ah bon, comme sur la mienne, alors !

-  Le vendeur : ah, vos avez du 17 ? Des pneus 255 alors ?

-  Monsieur : eh oui…on le sent passer quand on les remplace !

Le vendeur émet un petit gloussement complice, et se penchant vers Madame, qui se sent gagnée par le fou rire, lui murmure, l’index levé: « le ciel de pavillon existe aussi en gris… ».

Le ciel de pavillon ! Madame n’a pas la moindre idée de ce que cela peut être, mais ce ciel de pavillon l’enchante, qui fait brusquement entrer un peu de poésie dans ce dialogue entre monomaniaques. Un ciel de pavillon ! Ces quelques mots, elle ne sait pourquoi, lui font venir en tête une scène japonisante, des cerisiers en fleurs, des écharpes de brume sur des étangs, des sommets enneigés émergeant de nuages teintés par le couchant, des silhouettes féminines ceinturées de soie...Un parfum suave s’échappe d’une théière fumante, sur une table basse, dans le silence d’une pièce presque nue aux parois mobiles. Un ciel de pavillon gris ? Pourquoi pas rose, comme les fleurs si délicates ornant sa tasse de porcelaine translucide? Ou un subtil camaïeu de verts ? C’est si joli, ces couleurs d’aquarelle, qui teintent d’un rien les nuages cachant la montagne, suggèrent d’un trait de pinceau une barque glissant à la surface de l’eau...L’arrêt de la voiture revenue sur le parking de la concession ne la tire qu’à moitié de sa rêverie extrême orientale. Le vendeur lui ouvre la portière, impatient de recueillir le témoignage de son enthousiasme. Madame regrette qu’il ne soit pas capable de lui réciter des haïkus. La voiture ? Mon Dieu, oui, la voiture...Elle l’avait oubliée, elle ne voit pas du tout ce qu’elle pourrait en dire...Alors, pour être aimable, et parce qu’elle aimerait tant rester encore un peu sous les cerisiers en fleurs, elle sourit : « j’ai beaucoup aimé ce petit voyage...Ce doit être si beau, le Japon... »

Le vendeur interloqué  considère une seconde le logo prouvant que  la berline a été fabriquée outre-Rhin, émet à tout hasard un petit rire poli et commercial, pense par devers lui que les femmes ne comprennent décidément rien aux bagnoles, et que de surcroît celle-ci doit être un peu cinglée...Il se tourne vers Monsieur : avec lui, au moins, les mots ont un sens.


Charlie Pearson

 Denis Mahaffey


Les Egyptiens de l’Antiquité pensaient qu’une personne mourait deux fois : la première, quand l’âme quittait son corps, la seconde, la dernière fois qu’un vivant prononçait son nom...
Les paniers à salade


J’habitais une des grandes voies qui montaient fièrement du creux du centre-ville mais déclaraient forfait devant les pentes raides des hauteurs. Charlie Pearson habitait de l’autre côté de la rue, presque en face. Nous fréquentions le même établissement scolaire voisin, mais il avait un ou deux ans de plus que moi, une barrière qui faisait qu’il ne me reconnaissait pas personnellement.

En dehors des salles de classe, les élèves du lycée formaient une masse assez anonyme. Il était mal vu de sortir du lot, d’avoir une réputation – seuls les sportifs jouissaient d’un prestige que ne partageaient pas ceux qui brillaient seulement en classe. Une mauvaise réputation passait aussi, celle des quelques harceleurs, ou mal embouchés, ou fumeurs.

Charlie Pearson faisait exception à cette règle car, sans être ni sportif ni mauvais garçon, il avait une réputation, à l’école comme dans la rue, qu’il paraissait porter avec indifférence.

Il avait même un surnom révélateur. En parlant de lui, on disait « Charlie la Chochotte »(*).

Il était efféminé. Nous ne connaissions pas ce mot : ce que nous voyions c’était que Charlie, au corps solide de garçon, n’en disposait pas comme son statut de mâle lui en donnait le droit. Cela se voyait dans sa démarche soigneusement gracieuse, son port de tête altier, ses gestes délicats. Il tenait les bras près du torse, ses pieds ne s’écartaient guère d’une ligne droite. Il gardait les sourcils légèrement levés, comme pour mieux toiser un monde qui manquerait de tenue. Il ne regardait pas ceux qu’il croisait, peut-être pour éviter d’être interpellé. Il était toujours seul.

D’autres garçons couraient, galopaient, sautaient, se bousculaient, s’agitaient ; ils s’avachissaient ; ils parlaient haut, riaient aux éclats, ou hurlaient ; même les réservés avançaient comme si tout l’espace autour leur appartenait.

Charlie ne prenait que l’espace qu’occupait son corps. Seulement, sa dégaine maniérée générait un champ d’attraction, visible dans les regards qui le suivaient ou qu’échangeaient leurs auteurs. Ils souriaient, mais en pinçant les lèvres, comme pour nier qu’ils étaient concernés.

Que pensaient les filles ? Je n’ai jamais entendu un mot de leur part à son égard. L’anomalie les concernait certainement moins que les garçons, tenaillés par leurs anxiétés masculines.

Est-ce que sa façon de vivre lui a attiré des ennuis, valu des agressions ? Je ne sais pas : ressortir Charlie du passé révèle la minceur de mes observations. Apparemment il suffisait à ses critiques de le tenir à distance, le charger de leur mépris. La société locale, prise dans ses violences existentielles, n’avait pas besoin de lui comme souffre-douleur, seulement comme objet de dérision.

Ecrire est souvent un moyen de faire des découvertes, par l’exigence de clarté que cela impose. En examinant de près Charlie Pearson, et le contexte de la vie de chaque côté de la grande voie bloquée par les collines, je n’ai découvert que des incertitudes, des mystères, des choses troubles. Ce que j’ai tiré de la non-relation entre lui et moi est, je l’ai appris en écrivant, à moitié observé, à moitié fantasmé.

Que racontait-on de Charlie ? Un garçon m’a confié un jour, comme s’il pointait un dysfonctionnement de la Nature : « Charlie Pearson fait de la broderie ». En écrivant ces mots je me pose une question. Qui l’a appris – ou inventé – et par quelle agence l’information – ou la rumeur – a-t-elle été disséminée ?

Si je le croisais aujourd’hui, je l’aborderais, lui dirais « Charlie, je me permets de te parler. » Je voudrais m’entretenir avec lui de la voie que chacun de nous a prise dans la vie. Nous nous dirions comment, sur cette voie, nous avons fait face aux pentes raides qui nous attendaient.