12/12/2024

Bach et la marée montante

Denis Mahaffey


"Et un miracle est arrivé."
A celle qui n'a jamais su ce que je lui dois


Un événement dont les traces, même une date approximative, ont disparu, à part quelques fragments dans la mémoire de quelqu’un qui y a assisté. Les recherches n’ont pas donné de résultat, et des connaissances qui avaient pu y être ne sont plus en contact ou en vie. Réel mais devenu inexistant.

Il y a une dizaine ou une douzaine d’années – plus ou moins – un concert symphonique a eu lieu à Saint-Jean-du-Doigt dans le Finistère.

A la différence d’autres églises bretonnes, petites, blotties contre la terre, l’extérieur couvert de tourelles et colonnes et protubérances, l’intérieur rempli de mobilier et d’objets du culte, celle de Saint-Jean est grande et large et presque nue à l’intérieur. Grande, car quand la petite chapelle de Traon Meriadec a reçu l’index de Saint-Jean-Baptiste, rapporté de Jérusalem par un croisé, et est devenue un lieu de pèlerinage, une nouvelle église a été érigée, et le village a changé de nom. Presque nue, depuis un incendie en 1955. Elle pouvait donc contenir un chœur, un orchestre, et le public.

Au programme de la première partie du concert : des œuvres orchestrales et chorales, avec quatre solistes.

Après l’entracte deux violonistes ont quitté leurs pupitres et se sont avancés pour devenir solistes du Concerto pour deux violons de J.S. Bach. Leurs noms sur le programme étaient plus slaves que bretons. Musiciens d’orchestre seuls devant le public, ils n’avaient pas l’assurance de solistes confirmés, et l’un d’eux s’est mis à transpirer en jouant.

Le premier mouvement est vigoureux, vibrant, dramatique, et le dernier possède une énergie féroce, les deux violons jouant au chat et à la souris. Entre les deux, l’orchestre et les deux solistes ont joué le mouvement lent (largo ma non tanto). C’est ce temps de ce concerto qui a généré une réaction profonde, et qui a justifié les recherches jusqu’ici frustrées.

Comment décrire ce qui s’y passe, si l’on renonce aux mots tels que « beauté », « sublime », « transcendance », même « extase » ? Et sans faire une analyse musicologique détaillée. Eh bien, l’un des violonistes joue une phrase qui commence par quatre notes descendantes puis qui s’envole plus haut ; l’autre répète la même phrase mais avec un décalage qui déséquilibre l’écoute ; celui-là termine par quatre notes descendantes, et celui-ci la reprend, empêchant la musique de s’interrompre. Par la suite, à chaque fin de la phrase sur un violon, l’autre violon intervient.

L’effet cumulatif de ce renouvellement constant est de dépasser l’entendement ; c'est-à-dire que le son n’est saisi ni dans la tête ni dans le corps, mais dans la réaction qu’il crée. Les vagues qui se rattrapent et se recoupent génèrent une jouissance extra-ordinaire. Et comme la jouissance des sens corporels, qui ne peut pas être reproduite en l’absence de ce qui la stimule, le « largo mais pas trop » éveille des réactions inatteignables par les autres facultés du corps et de l’esprit.

Le mouvement s’arrête simplement, comme si tout a été dit.

A quelques centaines de mètres de l’église, la marée montait sur la plage de Saint-Jean (le village a été bâti à une distance prudente de la côte, pour parer aux incursions pirates). Le stade des vaguelettes chatouillant le sable chaud était fini, et chaque vague s’affirmait, suivait et empiétait sur la précédente. Si le vent se levait dans la nuit, les gros brisants lutteraient pour arriver et s’écraser sur la plage.

A la fin du concert, qui a lieu en Basse Bretagne, anciennement bretonnante, les musiciens, leur chef, les choristes, les six solistes et le public se sont levés pour Kenavo, le chant qui honore les Bretons et la Bretagne. La contralto, européenne de l’Est aussi, a pris l’air concentré d’un chanteur, mais en baissant les yeux.

Les recherches ? (*) La personne qui était là n’a retrouvé aucune information sur ses circonstances, mais l’événement est resté capital dans sa mémoire, par le village et son église, familiers tous les deux, par la proximité de la mer et ses marées, par les musiciens modestes, par la musique de Bach et l’accès qu’elle offre à ce qui dépasse l’entendement.
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(*)  Les recherches :
- La secrétaire de Mairie de Saint-Jean a cherché dans les archives municipales sans rien trouver.
- Le service de presse de l’Orchestre national de Bretagne ne joue pas dans les églises de campagne, et un éventuel orchestre d’étudiants de Brest reste introuvable.
- Le terme « Chorale du bout du monde » était resté en mémoire mais, selon le président, contacté, elle chante surtout en breton, et n’a jamais eu quatre solistes.
- La date n’a pas pu être définie par référence à un contexte ou événement particulier.
- Il reste les archives des journaux Le Télégramme de Brest et Ouest-France, mais la consultation minutieuse de leurs archives sur une si longue période est impossible.

Je conclue que ce flou laisse la musique régner seule dans la mémoire.

1 commentaire:

  1. Martine Besset commente :

    L’auteur met en scène un personnage (peut-être lui-même, mais le doute est permis puisqu’il emploie non pas la première, mais la troisième personne du singulier) qui a ressenti un jour une forte émotion à l’écoute d’un concerto de Bach joué dans une petite église bretonne.

    De ce moment que l’auteur n’ose pas qualifier de sublime, il ne reste aucune trace, sauf celle que la mémoire a gardée: c’est la seule preuve que ce moment a bien existé. Cette troublante disparition de toute trace matérielle, renvoyant à des expériences que chacun a pu faire un jour, fait tout l’intérêt de ce texte.

    Malgré une enquête patiente, le protagoniste n’a trouvé aucune trace écrite de l’événement, dont il a d’ailleurs oublié la date exacte. Certains détails pourraient même prouver qu’il n’a jamais eu lieu. Pourtant, l’émotion qu’il a fait naître est intacte dans son souvenir : il est donc impossible de le mettre en doute.

    Ce concert est donc devenu une sorte de souvenir orphelin, impossible à insérer dans le déroulement chronologique de sa vie, un événement intime, sans preuve et sans témoin. Pour lui, il présente pourtant toutes les caractéristiques d’une certitude absolue. Pourquoi alors en rechercher les échos dans les journaux, les programmes ou les catalogues, comme si un doute subsistait ?

    Est-ce ce sentiment d’inquiétante étrangeté qui nous saisit quand, racontant un fait à des interlocuteurs qui devraient s’en souvenir aux aussi, nous constatons que notre mémoire n’est pas partagée ? Est-ce l’angoissante impression que des événements importants pour nous seront engloutis à jamais dans l’oubli ?

    Jusqu’à une époque récente, nous avions d’ailleurs la possibilité, utilisée par notre personnage même si ce fut en vain, de consulter les archives pour retrouver les coordonnées précises d’un événement. Nous leur faisions confiance. On entendait même certains affirmer : c’est vrai, je l’ai lu dans le journal, je l’ai vu à la télévision...L’apparition récente des fake news ne va pas faciliter à l’avenir la tâche des découvreurs de vérité. Et il est à craindre que de nombreux souvenirs restent orphelins...

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