12/12/2024

Les trois Simone

Martine Besset

  « ...donne[r] de l'intensité à ma vie »
Sous un chêne du Lubéron


Un beau jour de ma seizième ou dix-septième année, j’ai ouvert  Les mémoires d’une jeune fille rangée. Je ne savais presque rien de Simone de Beauvoir, juste ce que tout le monde savait, ou croyait savoir, mais une remarque de ma grand-mère, qui avait pris un air pincé en me voyant le livre entre les mains - elle le jugeait «osé» - m’avait décidée à m’y plonger. J’ignorais alors que toute ma vie en serait changée, irréversiblement.

Je l’ai lu, celui-là puis les volumes suivants – mais il m’a fallu attendre plusieurs années, si je me souviens bien, pour lire l’ultime, qui n’avait pas encore paru à cette époque – avec une sorte de fascination. Les événements racontés par l’auteur, survenus pourtant pour beaucoup avant ma naissance, les personnages, célèbres ou inconnus, qu’elle évoquait, les lieux qu’elle décrivait, me furent bientôt aussi familiers que mon entourage. Cette impression de proximité  allait faire qu’encore aujourd’hui je considère Beauvoir comme une sorte de grand-mère tutélaire,  qui m’a aidée à savoir ce que je voulais faire de ma vie…La priorité donnée à la vie intellectuelle, cette nouvelle invention du couple et des relations amoureuses, ces voyages autour du monde, voilà, me disais-je avec l'enthousiasme de mon adolescence, c’est ainsi qu’on doit vivre ! Je reconnaissais, sous sa plume, les aspirations vagues que je ne savais pas formuler, elles prenaient de la chair, de la réalité, elles devenaient possibles. 

J’étais, à cette époque, embarquée dans un projet professionnel qui était avant tout le produit d’une histoire étalée sur trois générations, et que j’avais accepté, faute d’être capable d’en imaginer un autre. J’étais formatée par un déterminisme familial et social dont je n’ai pris conscience que plus tard, et voilà que ce livre m’enseignait ce dont j’avais, sans le savoir, le plus besoin: que l’on pouvait décider de sa vie, qu’il n’y avait pas de destin tout tracé.

Par la suite, j’ai lu tous les livres de Beauvoir, ou presque. J’ai aussi constaté que mon cas ne présentait aucune originalité,  que nombre de femmes de ma génération et de celles de ma mère lui devaient une fière chandelle. Il y a eu pour moi, bien sûr, par la suite, des rencontres avec de grands livres, des chocs littéraires bouleversants. Je ne range pas l’autobiographie de Beauvoir parmi ceux-là: elle ne brille pas au panthéon de la littérature, mais c’est un livre sans lequel, j’en suis sûre, je ne serais pas ce que je suis.

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 Aussi blonde que le champ de blé derrière elle, Casque d'or sourit en taquinant d'un brin d'herbe le visage de son amant, allongé contre elle dans la lumière de l'été. Elle irradiait de beauté, elle crevait l'écran...Mais je me trompe, je n'ai vu le film que plus tard, au début de mon âge adulte.

 D'abord, Simone Signoret n'avait été que l'une des deux moitiés d'un couple vénéré entre tous dans ma famille: grands pétitionnaires, infatigables marcheurs pour la paix, ils recueillaient tous les suffrages de mes parents, militants communistes purs et durs...Nous lisions leurs déclarations avec ferveur, et écoutions avec ravissement chanter Montand : sa voix de velours et ses chansons engagées réconciliaient autour de l'électrophone les goûts musicaux des deux générations de la famille. Je crois qu'à douze ou treize ans j'étais un peu amoureuse de lui, ce dont je ne me vantais pas, la mode imposant plutôt de chavirer pour Johnny ou Cloclo ...Il incarnait pour moi la figure de l'amant idéal, charmeur et rassurant. Et, c'était frappant sur les photos d'avant ma naissance,  mon père jeune lui ressemblait beaucoup. 

Plus tard, quand je fus sortie de cette parenthèse politico-oedipienne, c'est Signoret que j'ai admirée, plus que Montand. Pour son talent de grande actrice, bien sûr. Mais aussi par ce que j'ai appris d'elle, surtout grâce à des interviews. Avec ce léger zézaiement qui rendait sa voix reconnaissable entre toutes, elle parlait de son métier avec subtilité, n'oubliait jamais de mettre ses partenaires en valeur, racontait des anecdotes avec drôlerie, ne se prenait jamais au sérieux. Son autobiographie (encore une!), que j'ai dû lire trois ou quatre fois, a confirmé cette impression. Elle a incarné pour moi l'idée que je me fais de la dignité et de l'élégance morale: la colère devant l'injustice qui touche les autres, mais l'ironie face à la trahison de ses proches; le panache avec lequel elle a assumé les ravages de l'âge, les devançant même, comme pour se débarrasser de la question une fois pour toutes; l'humour, toujours, pour mettre à distance les sales coups du destin.

Je lui ai su gré, aussi, de consacrer la fin de sa vie à l'écriture, et de le faire si bien.

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La troisième Simone n’était pas aussi savante que la première, même si elle lisait beaucoup de livres. Elle n’était pas aussi flamboyante que la deuxième, dont elle partageait cependant les engagements. Née un peu après l'une, un peu avant l'autre, elle a eu  une vie aussi différente qu'il est possible des leurs.  Une vie ordinaire, comme la plupart des vies. Trop d'enfants en trop peu de temps, un métier aimé laissé derrière soi, une mère toute-puissante, un mariage morne : elle a dû renoncer à beaucoup de ses rêves de jeunesse, et sa vie d'adulte n'a pas été celle d'une femme libre, contrairement à celle de ses deux illustres contemporaines. Alors, cette femme entravée  m'a servi de modèle en négatif. Ne pas lui ressembler, ne pas céder comme elle sur son désir : ces injonctions m'ont servi de ligne de conduite. Comme si ma vie pouvait tenter de réparer la sienne, a posteriori...Cette femme piégée, que j'ai tendrement aimée, la troisième Simone, c'était ma mère.


2 commentaires:

  1. Rose-Andrée Rattin15/12/24 16:39

    C'est un très beau texte , très plaisant à lire, très bien construit, qui livre au lecteur un magnifique moment de vie.
    Le dernier paragraphe est le plus émouvant. Comme une clé de lecture pour apprécier davantage les deux autres.

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  2. En rhétorique, un tricolon désigne une série de trois mots ou expressions ou phrases, reliés par leur sens, leur sonorité ou leur rythme pour créer un effet, renforcer un argument ou souligner un contraste (voilà un exemple du genre !).

    Les trois Simone pourrait être considéré comme un portrait tricolonique : trois femmes reliés, non seulement par leur prénom, mais par leurs engagements.

    L’auteure (*) s’y engage aussi : il s’agit autant de l’effet sur elle du caractère de chacune. En ce sens c’est un autoportrait, éclairé et expliqué par l’effet qu’ont eu sur elle les valeurs de chacune.

    Par Simone de Beauvoir elle a appris que les conditionnements sociaux peuvent être éludés en apprenant à prendre ses propres décisions.

    En Simone Signoret elle a reconnu, au-delà de ses talents d’actrice, « l’élégance morale », l’indignation devant l’injustice et, avant tout, l’humour qui sous-tendait toute son attitude à la vie et aux déprédations de l’âge. En une dernière phrase elle salue la décision tardive de se consacrer à l’écriture, avec le même talent qu’elle avait montré au cinéma.

    En choisissant la troisième Simone, l’auteure pointe le sort d’une femme qui n’a pas pu approfondir ses connaissances comme la première Simone des trois, ni mener la vie flamboyante de la deuxième Simone. Trop restreinte par le peu de possibilités qui lui étaient ouvertes, trop enfermée dans un cadré familial et conjugal sans éclat, tout en partageant les engagements des deux autres, elle n’a pas pu s’épanouir. La conclusion de son portrait est émouvante. L’auteure, tout en reconnaissant son potentiel, ne peut prendre la vie de cette Simone comme un exemple qui puisse l’inspirer. Les deux autres Simone, par leur indépendance fondamentale, pouvaient par certains aspects lui servir de modèles ; la troisième ne pouvait que lui faire voir les pièges qu’elle devait éviter. Cependant, cette femme obscure a suscité en l’auteure quelque chose de plus fondamental que l’intellect ou le talent ou l’indépendance : Simone la troisième, celle qui a créé en effet inattendu dans le tricolon féminin, était la mère aimée de l’auteure.

    (*) Auteur, auteure : comment lire ces trois portraits de femme sans suivre la demande de tant de femmes d’être reconnues dans l’orthographe, en brisant la règle de la masculinité de tant de désignations professionnelles ? Pour finir sur un tricolon, elles sont écrivaines, ingénieures, médecines.

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