31/01/2025

LA MAIN TENDUE par Denis Mahaffey

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« une sorte de grand-mère tutélaire »
Les trois Simone

Je suis Anna, dite la « prophétesse » – mais pas par moi. Née sur l’autre rive du Jourdain, j’étais venue ici à Jérusalem toute jeune pour épouser mon cousin. Il était bien plus vieux que moi, qui suis maintenant bien plus vieille que lui, le pauvre, mort à cinquante ans. Un homme bon au fond, mais tellement distant que je me demande comment nous avons eu des enfants. Tous les trois morts après quelques jours ; les deux petits garçons n’ont même pas été circoncis.

Le Jourdain est à une longue journée de marche d’ici, deux à mon âge et au prix d’avoir mal aux pieds et partout. Je suis rentrée hier soir d’une rare visite à ma famille de naissance là-bas, refroidie par le vent d’hiver, contente de quitter un monde de masures, d’allées pleines de détritus, et de retrouver les fastes de Jérusalem, la plus ancienne , la plus grande et la plus belle ville du monde, au moins dit-on ici. C’est au plus beau en cette saison, quand nous sommes entre nous, libérés des foules de pèlerins qui brouillent et pèsent sur sa beauté au soleil.

Je vis au Temple, jamais rassasiée de sa splendeur. Tout y brille, tout est grandiose, tout est couleur. Quand mon époux est mort, j’étais laissée indigente et sans foyer, car il n’avait pas de frères. Mais il était Lévite et, au titre de veuve d’un membre de la tribu des prêtres, on m’a attribué un espace de vie dans le Temple. Pas une cellule comme pour les prêtres, mais un recoin ouvert sur un grand escalier en colimaçon.

Depuis trop d’années pour les compter je prie, je jeûne, j’accomplis les rites, jour et nuit. 

J’y ai rencontré le vieux Siméon, à qui, dans une apparition, une vision – ou un rêve – un ange est venu promettre qu’il verrait le Messie avant de mourir. C'est-à-dire l’homme providentiel, de la lignée du Roi David. Il deviendrait le roi des Juifs et amènerait l’ère messianique qui garantit, après des siècles et siècles de souffrances, la paix, le bonheur et la sainteté, toutes les trois éternelles, c’est beaucoup.

En vieillissant, Siméon scrutait de plus en plus fiévreusement les gens qui venaient au Temple. Déjà par deux fois récemment il a cru l’avoir trouvé : un grand gaillard arrogant qui prétendait être ben David, le Messie victorieux, et un pauvre garçon à la tête gonflée d’eau, amené par ses parents dans l’espoir qu’il soit reconnu l’incarnation de ben Josef, Messie souffrant. Chaque fois j’ai pu le convaincre qu’il se trompait. Moi-même, quoique je partage l’attente poignante d’un Sauveur, j’y vois plutôt une aspiration vers un idéal qui tire l’humanité vers le haut. Je tais cela au pauvre Siméon si pressé d’avoir son rendez-vous.

Nous deux nous avons une fonction au Temple. Nous recevons les parents venus présenter leur premier fils à Dieu et le Lui racheter par un sacrifice, pour Le remercier d’avoir sauvé les premiers-nés de la Pâque en Egypte au temps de l’exil.

Un couple nous attendait aujourd’hui. Je connaissais la femme, Marie, parce que je l’avais gardée quand elle était enfant. Mon souvenir était celui d’une fillette insouciante jusqu’à être un peu tête en l’air, et qui ne voulait que danser, au moindre rythme.

J’avais dormi tard après ma longue marche, et le rituel avait déjà commencé. Marie était restée petite et fine, mais elle paraissait à la fois comblée et encombrée, heureuse et inquiète. Le père était un gaillard qui ne savait que faire de ses grandes mains calleuses, comme si elles n’étaient pas dignes du cadre somptueux. Ils avaient amené une paire de colombes pour le sacrifice, signe de leur statut modeste.

Siméon avait l’air exalté – comme d’habitude, j’allais dire – et quand la mère a repris l’enfant il s’est tourné vers le Saint des Saints, le point du Temple le plus étroitement associé à Dieu. « Seigneur, laisse-moi partir maintenant en paix vers la mort, selon Ta parole, car mes yeux ont vu la Rédemption que Tu as promise. »

Il a dû s’appuyer sur moi en quittant la famille : nous devions présenter un tableau bizarre, un homme très grand et très âgé s’appuyant sur une femme très âgée comme lui, mais très petite.

Nous nous sommes assis. « Comment tu es si sûr que ce bambin est le Messie ? » Il a pris son temps. « Quand je le portais il m’a regardé dans les yeux, non pas avec une curiosité de bébé, mais pour me connaître à fond. Puis quand je l’ai rendu à sa mère il m’a tendu sa main ouverte, donc non pas pour me prendre quelque chose, mais pour me le donner. C’est à ce geste que je L’ai connu. »

Il a commencé à sangloter, et je l’ai tenu, mon maigre bras autour de ses larges épaules. Puis je suis partie.

Un jeune prêtre, qui avait déjà eu écho de l’événement, m’a abordée. « Siméon croit vraiment que cet enfant est le Messie ? » Je m’emporte rarement mais, malgré ma pratique quotidienne de la prière et des rites, je peux encore cracher le feu. « Va-t-en, idiot ! Il ne s’agit pas de croire ou de pas croire, il s’agit d’admettre. De toute façon on verra. »

J’ai retrouvé mon espace derrière l’escalier, où je cultive le calme.

Je pense à l’enfant. Le Messie ? Non, cela doit rester un souffle lointain et tout proche, pour nous autres Juifs. Pas une réalité qui remet tout en question.

J’ai prié encore, mais une image a dérangé ma prière, puis empiété sur mes rêves. La petite main tendue, la paume vers le haut.

Mais il est déjà l’heure de reprendre la prière.
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Voir Evangile de Luc, ch.2, 22-38.

[Le 2 février est la fête de la Présentation au Temple, et de la Chandeleur qui commémore le même événement.]

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