31/01/2025

QUE RESTE-T-IL DE NOS AMOURS ? par Martine Besset

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« quelques fragments dans la mémoire... »
Bach et la marée montante

Avec l’espoir gourmand d’y dénicher, comme il arrivait parfois, quelques pépites inattendues, elle parcourait la page nécrologie du Monde, quand un hoquet de surprise lui fit répandre la moitié de sa tasse de café sur le journal. Ainsi Daniel L. venait de mourir !...Et il avait épousé cette gourde de Colette !...Elle retira ses lunettes, se frotta les yeux, avant d’aller chercher à la cuisine une feuille d’essuie-tout pour éponger le papier imprimé. Puis elle se rassit, encore incrédule. Ce n’était pas tant le décès de Daniel L. qui l’étonnait – après tout, il avait, comme elle, l’âge où il arrive de passer de vie à trépas – que le fait de lire son nom après toutes ces années. Daniel L. avait été son amant, des décennies auparavant, et à l’époque il avait longuement louvoyé entre elle et Colette. Elle l’avait quitté quand tant d’indécision avait menacé de ne jamais prendre fin. Colette avait donc emporté le morceau, et l’avait apparemment conservé jusqu’au bout : « Colette T., son épouse », disait la nécro, pas de doute, ce ne pouvait être qu’elle... Si Le monde annonçait sa disparition, c’est sans doute qu’il avait acquis une petite notoriété dans son domaine...ou alors qu’il s’était sérieusement embourgeoisé, pensa-t-elle perfidement. Tout de même, elle avait un peu de mal à faire coïncider l’image d’un notable septuagénaire avec celle du grand jeune homme blond et rieur qu’elle avait connu...

Cette nouvelle la laissa songeuse durant quelques jours. Elle n’était nullement encline à la nostalgie, estimant que chaque époque de la vie, fût-elle la dernière, pouvait être intéressante. Elle n’était pas fâchée que la saison des amours, avec ses orages dévastateurs, fût terminée pour elle, et chérissait la liberté de son existence actuelle. L’annonce du décès de Daniel L. était venue stimuler une curiosité qu’elle n’avait jamais eue jusqu’alors: qu’étaient devenus les hommes de sa vie ? Ses ex-maris s’étaient tous les deux remariés – les hommes sont incapables de vivre seuls – et elle en avait parfois des nouvelles par leurs enfants communs. Mais les autres, ces amants avec qui elle avait eu des liaisons plus ou moins longues, plus ou moins passionnées, qu’elle avait aimés et qui l’avaient aimée, avant, après, ou entre les maris ? 

Après tout, se dit-elle, les moyens de communication modernes n’étaient pas faits pour les chiens. Elle s’assit un soir devant son ordinateur, et entreprit de saisir sur son clavier les noms qui lui revenaient un par un. Elle n’était pas familière des réseaux sociaux, mais la plupart des gens laissaient des traces sur le net : un article dans un journal local, une élection, des noces d’or, une création d’entreprise, une cessation d’activité...Elle passa quelques heures sur son clavier, puis elle ferma son ordinateur, consternée : elle venait de parcourir un cimetière. Une compagnie théâtrale dijonnaise annonçait la mort de Patrick N., sa famille éplorée celle de François D., une association écolo celle de Christophe V., la fille de Jean S. évoquait son père défunt. Certains décès étaient récents, d’autres déjà anciens. Elle en resta accablée. Ils avaient donc tous déjà déserté...

Un nom, cependant, semblait être resté du côté des vivants : celui de Vincent L., médecin dans une ville éloignée d’une centaine de kilomètres de la sienne, et qui paraissait encore en activité. Une nouvelle recherche le lui confirma. Elle avait eu avec lui une relation intense, écourtée par des circonstances qu’ils ne pouvaient maîtriser, et elle en avait pendant longtemps gardé un goût d’inachevé. Un désir irrépressible de se rendre sur place la saisit, de voir de ses yeux à quoi ressemblait cet homme maintenant, de constater qu’elle n’était pas la seule survivante de ses amours de jeunesse. 

Elle conduisit, partagée entre l’émotion et une conscience embarrassante du ridicule de la situation. Elle trouva l’adresse sans difficulté, gara sa voiture les jambes un peu molles, se força à ne pas rebrousser chemin, et enfonça la sonnette sous la plaque en cuivre de « Vincent L., médecin généraliste, avec ou sans rendez-vous ». Le cœur battant la chamade, elle s’assit dans la salle d’attente déserte. Quelques magazines sur la table basse, des fauteuils en plastique, aux murs des affiches d’information médicale : un endroit banal, mais à quoi s’attendait-elle ? Elle commençait à se demander ce qu’elle faisait là, lorsque la porte du cabinet s’ouvrit. Vincent L. n’avait pas trop changé : ses beaux cheveux bruns avaient totalement blanchi, certes,  mais il était resté mince et avait gardé une belle allure...Il la regarda attentivement, la salua, lui demanda si elle avait rendez-vous. Elle bafouilla que non, il lui répondit « un coup de téléphone à passer et je suis à vous dans quelques minutes », puis disparut derrière sa porte refermée. 

Elle ramassa prestement sa veste et son sac, et se rua vers la sortie. Elle ne se calma qu’au bout de quelques kilomètres au volant de sa voiture. Alors qu’elle l’avait reconnu au premier coup d’œil, lui l’avait regardée, avait entendu sa voix, mais n’avait manifesté aucunement qu’elle ne lui était pas inconnue. Elle s’imagina dans son cabinet, en train de lui rappeler qui elle était, faisant face peut-être à sa mémoire défaillante: le soulagement d’avoir échappé à l’humiliation de ne pas être reconnue lui confirma qu’elle avait eu raison de prendre la fuite.

Il se passa des mois, pendant lesquels les traces du passé cessèrent de la tourmenter, même si, de temps en temps, elle jetait un œil sur la rubrique nécrologique du Monde. Un jour, un message inattendu tomba dans sa boîte mail. Il venait de Bertrand F. Bertrand F. ! Ca alors, elle l’avait complètement oublié, celui-là ! Il lui disait qu’il avait trouvé ses coordonnées, était depuis peu installé pas très loin de chez elle, ce serait l’occasion de prendre un verre ensemble si elle était d’accord...Elle n’arrivait pas vraiment à se rappeler les traits de Bertrand F., ne gardait pas de souvenirs précis à son sujet : dans sa mémoire, son visage était aussi flou que leur histoire, elle se souvenait seulement que ce garçon était aussi gentil qu’il était ennuyeux. Elle tarda à lui répondre, le fit un jour de grand ménage dans sa messagerie, et accepta le verre en sa compagnie. Après tout, il était peut-être devenu plus drôle en vieillissant, sait-on jamais...Et lui, au moins, n’était ni mort ni amnésique...Au premier rendez-vous, elle le trouva vraiment très gentil, au deuxième toujours gentil mais un peu ennuyeux, au troisième vraiment très ennuyeux. Il n’avait absolument pas changé. Il lui écrivit qu’il n’avait en fait jamais cessé de l’aimer depuis toutes ces années, que peut-être il n’était pas trop tard, que...Même sa lettre était ennuyeuse. Elle se força à la lire jusqu’au bout, et résolument, lui répondit le plus aimablement qu’elle put que non, vraiment, elle préférait ne rien changer... Elle n’ajouta pas que, ne s’étant jamais ennuyée de sa vie, elle n’allait pas commencer maintenant... 

Elle expédia le mail d’un clic déterminé, et se renversa dans son fauteuil. Elle caressa des yeux les rayons de sa bibliothèque, dorés par la lumière de la lampe, pensa au bonheur que lui donnaient ses enfants, ses petits-enfants, ses amis et ses livres, et sans l’ombre d’un regret, alla se préparer une tasse de thé.




1 commentaire:

  1. Ce récit concerne deux voyages dans le temps faits par une femme qui les entreprend par le désir de revenir sur un aspect de sa vie qu’elle croyait classé. Les aventures l’amènent à conclure qu’il est futile de vouloir ressusciter le passé dans l’espoir de mieux faire une seconde fois.

    La tendance à revenir davantage sur leur passé est courante parmi ceux et celles qui ont atteint un âge où la réflexion prend le pas sur l’action. Pour l’héroïne (au moins assez héroïque pour s’embarquer dans sa capsule), il s’agit de revenir sur sa vie amoureuse passée, pour savoir si ce sont des chapitres définitivement fermés, ou s’il est possible de les réparer et, pourquoi pas, les relancer.

    Occupée par ses petites habitudes de personne seule, l’avis de décès d’un ancien amoureux la lance à une recherche pour savoir « qu’étaient devenus les hommes de sa vie ». Elle en trouve un encore en vie, et de taille : le grand amour de jeunesse. A la différence de la plupart de ses relations, celle-ci avait été brisée par « des circonstances qu’ils ne pouvaient maîtriser ». Sans réfléchir, elle part le retrouver dans le cabinet où ce médecin reçoit sans rendez-vous. Pourra-t-il guérir son malaise ?

    Elle le voit, bien conservé, c'est-à-dire désirable. Et si… ?
    Mais il ne la reconnaît pas. Le désir est unilatéral. Elle prend fuite, soudain péniblement face à face avec le ridicule de vouloir être à nouveau désirée. Le voyage en remontant le temps fait voir que, derrière son intérêt presque sociologique pour les décès, se cache un fol espoir de se trouver dans les bras d’un homme.

    Rentrée ainsi brusquement sur terre, son évolution continue. Un homme du passé qu’elle avait trouvé gentil mais ennuyeux la retrouve. Ce second voyage dans le temps est d’abord rendu agréable par sa gentillesse, jusqu’à ce que son côté banal refasse surface. La possibilité d’avoir une relation mais de s’y ennuyer la libère, en lui faisant se rendre compte, de façon cuisante, l’irréalité de sa préoccupation avec son passé, et le récit se termine dans les plaisirs quotidiens, menus mais réels, d’une vie solitaire, mais indépendante. Peut-être déçue, mais libre.

    La femme n’a pas de nom, car la narratrice ne lui en donne pas. Le récit adopte un ton léger, un peu moqueur, voir narquois, presque cynique. Les termes attribués à la femme (« les hommes sont incapables de vivre seuls » conclut-elle en évoquant un de ses ex-maris) et ceux employés dans la narration pour définir les amants (« qu’elle avait aimés et qui l’avaient aimée, avant, après, ou entre les maris »).

    L’histoire est racontée sur un ton malicieux, narquois même. La narratrice partage même tant de caractéristiques du personnage qu’un lecteur peut se demander si le recours à la troisième personne ne serait pas une pirouette de sa part, lui permettant de tout dire sans abuser du « je ».

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