Avez-vous la moindre idée de ce à quoi peut ressembler Novo Mesto ? Non, bien sûr, vous ne connaissez pas. Personne ne connaît. C’est pourtant là que je suis née, au fin fond de ce qui s’appelait encore la Yougoslavie. Si vous cherchez sur Internet, vous lirez que la vieille ville vaut le détour...La vieille ville, dans mon enfance, je n’y ai jamais mis les pieds : nous habitions un appartement minuscule dans un immeuble pourri, dans une cité de la périphérie, triste comme l’était alors tout ce qui se situait à l’est du rideau de fer. Je peux vous dire qu’on ne s’y amusait pas tous les jours...Mon père était concessionnaire d’une marque de voitures d’état, et ma mère employée dans une entreprise de fabrication de vêtements pour enfants, où elle dessinait les motifs des tissus. Oh, n’imaginez rien qui ressemble à ce que l’on appelle la mode ! Des couleurs ternes, des motifs sans grande imagination, il fallait ça pour habiller les futurs bâtisseurs des lendemains qui chanteraient...
Mes lendemains à moi ne me semblaient pas partis, à moins d’un miracle, pour être très guillerets. Même quand mon père, membre de la Ligue des communistes de Slovénie, s’est vu attribuer un pavillon dans un quartier résidentiel de la ville, sans doute pour récompense des services rendus au Parti. A mes yeux, tout était moche et ennuyeux : la maison, l’école, les gens. Moi, j’étais belle, et j’avais envie d’autre chose. Je voulais devenir styliste, peut-être que le métier de maman y était pour quelque chose, allez savoir, en tout cas les tristes vêtements exposés dans les vitrines de la ville me déprimaient, j’avais des désirs de couleurs, de belles étoffes, de lignes inventives...
Un jour, un photographe assez connu chez nous, Stane Jerko, m’a proposé de poser pour lui, après m’avoir remarquée dans la rue. J’avais dix-sept ans, je me suis sentie enfin reconnue pour ce que j’étais, j’ai cru qu’une porte s’ouvrait enfin sur un autre univers : pourtant, si l’expérience m’a enthousiasmée, elle n’a pas eu les suites que j’espérais. Alors je suis allée à l’université, dans une filière artistique, en traînant les pieds, les études ne m’ont jamais intéressée. Quand le magazine féminin Jana, que ma mère achetait, et que je lisais faute de mieux, a organisé un concours de mannequins, j’ai sauté sur l’occasion, et m’y suis préparée comme si ma vie en dépendait: régime, maquillage, coiffure, démarche sur le podium, tout devait être parfait, et c’était autrement plus intéressant que la fac ! J’ai réussi à écraser toutes les autres, en huitièmes puis en quarts de finale. J’étais sur un petit nuage, je me voyais déjà sur la couverture du magazine, et puis j’ai raté l’ultime épreuve...J’avais passé des mois à peaufiner la couleur de mes cheveux, la technique du blush pour creuser les joues, la minceur idéale, j’étais prête pour la couverture de Vogue,...et le jury a préféré une blondasse aux rondeurs paysannes, condamnée à se faire oublier dans les archives photographiques de Jana, que personne ne lisait au-delà de nos frontières.
J’ai passé des semaines à pleurer et à maudire l’endroit où j’étais née. Moins une dépression qu’une cuisante blessure narcissique, dont je suis sortie l’année suivante, quand on m’a proposé de poser pour une campagne orchestrée par la marque Mura. Ils avaient imaginé de me mettre en scène comme « une première dame de la mode », c’est le titre qu’ils avaient trouvé, dans un décor de luxe, avec limousines, avions, et appartement somptueux. Je jubilais : enfin un univers à ma mesure et à mon goût! Et quelle incroyable prémonition, non ?
Peu de temps auparavant, le communisme soviétique s’était effondré, et ses satellites après lui. C’était le moment pour moi de filer vers l’ouest, et je n’ai pas demandé mon reste.
Ce fut une période heureuse : égérie de grandes marques, j’ai défilé à Milan, à Paris, dans ces capitales de la mode qui m’avaient tant fait rêver. Je me sentais enfin à ma place. En 1996, je me suis envolée pour New-York. New-York !!! J’ai travaillé pour de grands photographes de mode, j’ai fait la couverture de Vogue, Elle, Vanity Fair, des magazines magnifiques que les filles de Nova Mesto trouvent sans doute maintenant dans les kiosques: ah, les jurés du concours de Jana ont dû se mordre les doigts en me découvrant sur ces unes en papier glacé !
Evidemment, vivre dans le penthouse de la Tower et ne rien faire de ses dix doigts, cela a un prix : partager la vie d’un homme maquillé en orange et à la vulgarité affichée. Lorsqu’il a été élu à la Maison-Blanche en 2016, j’ai réussi à ne pas le suivre à Washington, et suis restée encore un an sur la Cinquième Avenue. Cet éloignement l’arrangeait autant que moi, puisqu’il n’avait jamais renoncé à ses maîtresses et à ses frasques. Nous avons cessé de faire chambre commune assez vite, et après la naissance de Barron, nous nous sommes beaucoup éloignés. En 2017, j’ai pourtant rejoint Washington, pressée par l’entourage de mon mari de jouer mon rôle de first lady. Mais j’ai bien l’intention de ne m’y consacrer qu’a minima. Je veux bien paraître, habillée par Dior ou Gucci, dans les cérémonies officielles, mais qu’on ne compte pas sur moi pour intervenir dans les meetings. Que pourrais-je y dire? Je n’ai pas la moindre compétence en politique ou en économie (mon époux non plus, d’ailleurs) et aucune envie de le soutenir dans certaines des ses prises de position conservatrices. On m’a demandé maintes fois mon avis sur l’assaut du Capitole : j’étais en pleins travaux de décoration de l’appartement, je savais à peine ce qui s’était passé, comment aurais-je pu trouver le temps d’en dire quoi que ce soit ? Quand CNN me propose deux cent cinquante mille dollars pour une interview, je veux bien leur parler, mais surtout pas de politique. Quand on m’a proposé trois cent mille dollars pour ma seule présence à un gala républicain, mon Dieu, je me suis laissée tenter, il ne s’agissait que d’être là, dans une robe de grand couturier, et de sourire sur la photo...
Une autobiographie fictive implique deux personnes aux pouvoirs déséquilibrés : le personnage central, qui se raconte à son avantage ; et l’auteur, en ce cas l’auteure, qui adhère certes aux grandes lignes de la vie du sujet, mais qui tient et exerce le pouvoir de donner l’éclairage qu’elle veut à son héroïne (une désignation qui est une façon de parler).
RépondreSupprimerL’auteure vs le personnage ? C’est plus subtil que cela. Celle-là suit les grandes lignes de la vie de son sujet, cela peut se vérifier facilement en ligne. Celle-ci raconte ses vœux, ambitions et victoires (et révèle son agressivité en faisant remarquer l’injustice d’être battue dans un concours de futurs modèles en Yougoslavie par une pouffiasse vouée à une obscurité locale).
L’auteur, impassible, la laisse parler.
C’est l’histoire d’une femme née dans une ville obscure de la Yougoslavie, sous un régime communiste autoritaire qui a beaucoup dévié du chemin marxiste-léniniste vers des lendemains qui chantent.
Qu’aurait été sa vie si elle n’avait pas été belle, belle selon les critères de la presse de mode ? Comment savoir ? Elle a saisi sa chance en fermant toutes les autres ouvertures possibles, les études ou autres engagements, pour faire monnayer ses avantages corporels (l’auteure n’utilise jamais de telles expressions subjectives, gardant un détachement qui sait aussi être assassin).
Doublée par des concurrentes devenues top-modèles internationaux, elle n’a pu les dépasser à son tour qu’en joignant son destin à celui de l’affreux Trump. Melania est prête à accepter tous les compromis. Son commentaire : « qu’importe, on parlait de moi, et l’argent coulait à flots... »
C’est au moment même de son ascension au trône étatsunien, en faisant baver d’envie toutes les Cindy et Carla du monde, qu’elle se rend compte que « vivre dans le penthouse de la Tower et ne rien faire de ses dix doigts » a un prix : « partager la vie d’un homme maquillé en orange et à la vulgarité affichée ».
Sa parole bascule. Après le récit plat de sa réussite depuis sa naissance slovène, raconté sans émotion, elle se lâche. Elle ne réfléchit pas sur sa situation, elle la commente seulement. Son seul recours contre l’homme pour qui elle est une femme trophée : montrer, par de petits gestes malveillants en public, son manque d’estime pour lui. Il l’a épousée pour prouver qu’il peut s’offrir une épouse dont la beauté (sans âme d’après le portrait de MB) serait l’élément essentiel ? Eh bien, le jour où Trump inaugure sa revanche sur ses adversaires, Melania, qui devait rayonner sur l’événement par son regard, s’affuble d’un chapeau qui cache son visage aussi efficacement qu’une burqa.