21/07/2024

A celle qui n’a jamais su ce que je lui dois

 Martine Besset



« repartir vers le bonheur »
Les poivrons verts


Un mètre soixante-quinze : c’était la taille minimum exigée des jeunes filles par les agences de mannequins et les rabatteurs d’aspirantes au titre de miss. Un idéal, sans doute, pour nombre de jouvencelles à qui leur acné, leurs rondeurs et leurs jambes courtes interdisaient même de songer à l’approcher un jour. Cette taille-là, pourtant, fut le cauchemar de mon adolescence...Je l’avais atteinte à treize ans, après quoi, dieu merci, je cessai de grandir. Cette haute stature s’accompagnait naturellement d’une minceur confinant à la maigreur : tu es longue comme un jour sans pain, disait ma mère...

Treize ans, c’est l’âge où la plupart des filles n’ont pas achevé leur croissance, ont encore des rondeurs enfantines, empruntent en douce les chaussures à talons de leurs mères pour gagner quelques centimètres (je vous parle d’un temps où l’on ne se chaussait pas exclusivement de baskets, même avec une robe de cocktail ou un costume griffé), c’est l’âge où les garçons bourgeonnent, ont la voix qui déraille, et n’ont pas encore atteint l’année où ils prendront dix centimètres d’un coup.

Je dépassais donc mes congénères de plus d’une tête, et la mode des cheveux crêpés façon choucroute m’ajoutait encore quelques centimètres inopportuns. Je pliais les genoux sur les photos de groupe, où sans qu’on me le demande je me reléguais  toujours au dernier rang ; je refusais les invitations aux surboums, de peur de subir le ridicule d’un slow dans les bras d’un garçon m’arrivant à l’épaule ; je contemplais avec envie dans les vitrines les superbes escarpins à talons aiguille qui me seraient à jamais interdits ; mes manches étaient toujours trop courtes, et mes pantalons auraient fait dire à un Québécois moqueur que j’avais sans doute de l’eau dans ma cave. Mes grandes jambes ne me permettaient même pas de briller au saut en hauteur ou d’envisager une carrière de basketteuse: j’étais nulle en sport...

Un garçon inconnu croisé un jour dans la rue, sans doute frustré de n’être pas à la hauteur, m’a lancé finement : « il fait beau là-haut ? » J’aurais dû casser la figure au malotru. Au lieu de quoi, mortifiée, j’ai souhaité disparaître sous terre, et les joues en feu, ai accéléré le pas en ravalant mes larmes, pas loin de penser que j’étais un monstre.

Un de mes professeurs, une dame haute comme trois pommes, me demandait souvent, avec les meilleures intentions du monde : « mademoiselle B., vous qui êtes grande, pouvez-vous m’attraper ce dossier en haut de l’armoire ? ». Un jour, emportée par son habitude, elle a dit : « mademoiselle-B.-vous-qui-êtes-grande, allez donc à la bibliothèque... ». Toute la classe s’est esclaffée, sauf moi : mon nom et mes mensurations étaient donc à tout jamais accolés, ma haute taille était pour toujours une donnée de mon identité...J’entrevoyais un avenir lamentable de vieille fille laissée pour compte sur ses talons plats.

Et un miracle est arrivé. Revenant un jour du collège ventre à terre, pour ne pas manquer le début de « Salut les copains », j’y ai entendu une voix douce se plaindre que tous les garçons et les filles de son âge allaient par les rues deux par deux, mais pas elle. Tous les adolescents solitaires se sont aussitôt reconnus, et l’ont adorée. La donzelle apparut alors sur le papier glacé des magazines : une longue liane avec des jambes interminables et de longs cheveux raides. Comme moi. Je lus quelque part qu’elle mesurait un mètre soixante-quinze. Comme moi. On la photographiait sous toutes les coutures, on célébrait son charme, sa silhouette, sa minceur, ses collègues de la vague yéyé avaient auprès d’elle des airs de provinciales démodées. Elle séduisait Mick Jagger, inspirait Courrèges, épousait Dutronc. Je n’en revenais pas. J’étais éblouie. J’étais éperdue de reconnaissance. J’étais vengée. Voilà que les filles comme moi devenaient à la mode du jour au lendemain, et pouvaient espérer être regardées autrement que comme des phénomènes. Mes irrémédiables défauts physiques venaient d’être subitement transformés en autant d’atouts.

J’ai bien sûr cultivé la ressemblance : même coiffure, cheveux longs et mèche dans les yeux, même style de vêtements, jeans en velours, minijupes et bottes hautes. Je ne comptais plus mes congénères mâles ou femelles qui me disaient : « dis donc, tu ressembles drôlement à ... ». Je souriais, feignais de m’étonner, disais « ah oui, un peu, on me le dit parfois ». Je jubilais. La chanteuse mélancolique m’avait rendu la joie de vivre et réconciliée avec mon corps.

Elle est morte il y a quelques jours, à quatre-vingts ans. Elle était restée pendant six décennies une icône de la mode autant que de la chanson. J’avais depuis longtemps cessé d’être une groupie. Je l’avais souvent perdue de vue, quelquefois retrouvée, j’avais acheté certains de ses disques, mais pas tous. Ses prises de position politiques m’avaient souvent agacée. Mais je n’ai jamais oublié le rôle que son image avait joué dans ma vie, et je lui avais gardé une sorte de tendresse reconnaissante. A l’annonce de son décès, quelques-uns de mes amis m’ont adressé un message, comme si je venais de perdre un proche. Ils avaient raison : je ne l’ai jamais connue, jamais rencontrée, elle n’aura évidemment jamais su ce que je lui devais, et pourtant, à une époque maintenant lointaine, elle m’a sauvée.


 


1 commentaire:

  1. Il était une fois…
    Avoir la taille et le tour de taille d’une top-model, c’est le rêve de tant de petites filles ; mais quand la jeune fille décrite ici correspond déjà à ces mensurations à treize ans, et n’aspire même pas à une carrière de mannequin dans la haute couture, le rêve devient un cauchemar. Elle tente de cacher sa grande taille, mais subit tout de même des quolibets et remarques déplaisantes. Enfin elle est sauvée par l’émergence d’une star qui fait de sa propre grande taille une composante de son succès et un sujet de sa musique, et dont la gloire valide celles qui tentaient de passer inaperçues. Elles peuvent se redresser à ses côtés.
    Voilà le résumé ; voici les résonances.
    Le texte a quelque chose d’un conte de fée : une malédiction et ses longues conséquences, puis le retournement par l’intervention d’une sorte de bonne fée qui libère l’héroïne, non pas du sortilège mais de ses conséquences.
    Seulement, un conte de fées n’a pas de place pour la complexité d’une situation humaine bourrée d’émotions, de sensibilité, son quotidien rongé par les adaptations nécessaires. Or ce qui caractérise le récit est le ton sur lequel elle est racontée, avec légèreté et humour.
    Le lecteur peut sourire du ton, qui veut alléger la lourdeur de la vie sur laquelle pèse l’anomalie corporelle. C’est comme si l’auteure voulait rassurer le lecteur : « Je regarde avec une certaine autodérision ma situation d’alors, pour que vous n’ayez pas l’impression de vous faire raconter une des ‘enfances-misère’ qui, à une époque récente, ont été le sujet de livree à succès. »
    Pourtant, un lecteur sensible aux affres de l’enfance, surtout pendant l’adolescence, peut supposer – et sentir – l’inconfort et la détresse derrière le « cas » présenté sans emphase. La qualité marquante de l’écrit, mais sur laquelle son auteure est discrète, est le courage, le courage qu’il a fallu pour subir sa situation sans plier, le courage de se dévoiler, et d’écrire ce qui, et celle qui, l’ont aidée à s’en sortir la tête haute.
    PS - Au moins, cette femme peut aujourd’hui me regarder droit dans les yeux, sans devoir lever les siens pour le faire.

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