10/02/2024

Les poivrons verts

 Denis Mahaffey



"Un monde qui n’était pas le nôtre"
Les poupées de La Redoute


  

Ils étaient amoureux, au moins à mes yeux de garçon de douze ans. C’était obligatoire : ils étaient fiancés. Promesse de bonheur perpétuel et, d’après les contes de fée, de beaucoup d’enfants.

Et nous allions au cirque avec eux !

Ma cousine Rosemary et moi passions des vacances en Ecosse, à une courte traversée de mer de notre île d’Irlande. C’était la première fois que je la quittais.

Nous étions chez les quatre tantes paternelles de ma cousine, toutes célibataires, toutes enseignantes. Les deux plus âgées travaillaient ailleurs et ne rentraient que pour les vacances. Pendant l’année scolaire les deux autres transformaient en petite école deux pièces de leur grande maison. C’était l’été, les pupitres étaient rangés et des meubles de salon et salle à manger remis en place.

L’aîné de la famille, père de ma cousine, avait fait sa vie en Irlande. Le cadet, John, qui n’habitait plus chez ses sœurs, venait de se fiancer avec Winnie.

Ils sont venus nous chercher en voiture pour nous amener au terrain où était monté le grand chapiteau. Nous n’en avions jamais vu, sauf en illustration de livres d’enfant.

L’oncle John était prévenant, taquin et souriant, à l’aise avec nous. Winnie était très aimable et un petit peu mal à l’aise : elle pensait peut-être que son promis allait vérifier ses qualités maternantes.

Le cirque nous a conquis dès l’entrée du Monsieur Loyal, splendide en queue-de-pie rouge et or, avec un fouet long comme un serpent. Nous nous sommes étouffés de rire devant les pitreries et maladresses des clowns ; nous avons eu le souffle coupé par les trapézistes se rattrapant dans les airs ; nous n’avons regardé que par moments la jeune femme avec une ombrelle qui avançait pas à pas sur une corde sous le toit du chapiteau ; nous avons eu une envie folle de ramener à la maison un petit singe en crinoline et diadème qui jonglait avec des ballons gonflables et qui a sauté quand l’un d’eux a éclaté ; nous avons écarquillé les yeux en regardant les acrobates en collants et débardeurs rouges pailletés grimper les uns sur les autres pour faire une pyramide de cinq corps de haut, puis tomber en avant et arriver néanmoins debout au sol.

Des poneys, plumes multicolores sur la tête, trottaient en cercle autour de la piste puis, soudain, se retournaient et repartaient dans le sens contraire. Ma cousine, qui a toujours aimé les chevaux, les regardait d’un œil avisé.

Nous étions assis entre John et Winnie les amoureux, réconfortés par la barrière qu’ils formaient contre la foule. John avait apporté un grand sachet de bonbons, et a acheté quatre glaces à bâtonnet recouvertes de chocolat, délice inconnu chez nous.

Le cirque terminé, nous sommes allés voir le chameau, attaché à un poteau et qui mâchait comme s’il moulait du blé, un chimpanzé immobile mais dont les yeux nous suivaient, un loup mélancolique accroupi dans une cage, qui a montré ses dents et émis un grognement ferme quand j’ai gratté son grillage.

Puis Oncle John nous a ramenés chez ses sœurs, pour repartir vers le bonheur, nous pouvions le penser, avec Winnie.

Les années ont passé. J’ai quitté l’école, le lycée, l’université et le pays. John et Winnie se sont mariés. Sur la photo de mariage ma cousine, en robe brodée, tient en laisse le chien des tantes. Ils ont eu un fils, puis un autre.

Je vivais depuis plusieurs années à Paris quand j’ai acheté une petite voiture. J’ai fait quelques circuits au Bois de Vincennes pour m’y habituer (je n’avais jamais passé le test, ayant obtenu depuis longtemps le permis irlandais, livré à l’époque sur simple présentation d’une photo et de sept shillings et six pence). Le lendemain je suis parti pour l’Irlande.

J’ai traversé la Manche et remonté l’Angleterre jusqu’en Ecosse, où j’ai repris le même chemin vers la côte que j’avais fait en train avec ma cousine. Je me suis arrêté chez les tantes. John et Winnie y étaient en visite, et avaient retardé leur départ pour me retrouver, le garçonnet grandi.

John était resté aussi aimable et chaleureux. Winnie m’a accaparé, avec une attention un peu trop intense, trop exclusive, moi le parisien. Chaque fois que John intervenait, elle lui lançait un regard énervé. Parfois elle le toisait avec un mépris presque ostentatoire, faisant de moi un témoin de son exaspération.

Elle m’a interrogé sur ma vie à Paris, les théâtres, les restaurants. « Connais-tu les poivrons verts ? » « Euh, pas tellement. » « J’en ai fait l’autre jour. » Elle parlait sur le ton d’échange de tuyaux culinaires – à moi, l’antithèse d’un gastronome... « Le goût a quelque chose de sauvage… un peu comme si tu mangeais de l’herbe. »

Aspirait-elle ainsi à échapper quelques minutes à l’étroitesse écossaise de son quotidien et à un mari qui l’ennuyait, vers un épanouissement dont je détiendrais la clef ?

Les quittant pour attraper le ferry vers mon pays, où je retrouverais entre autres ma cousine, mère de deux enfants, je repensais au cirque, à nos rires et frissons, et aux sourires du jeune couple amoureux. Je me suis souvenu aussi du loup dépressif privé de liberté et n’en gardant que son agressivité.


1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    Le mot « fiancé » est parfois utilisé de nos jours, bizarrement, pour désigner celui avec qui l’on partage sa vie, sans qu’il y ait eu mariage officiel : le nouveau synonyme de « compagnon », terme dont on se demande pourquoi il n’a pas subsisté, au lieu de ce « fiancé » dont le sens s’est déplacé...

    Le mot me renvoie à un souvenir d’enfance : j’avais douze ans, comme le jeune garçon dont il est question ici, et mon cousin germain, mon aîné d’une douzaine d’années, était venu nous présenter sa fiancée. J’étais très excitée par la perspective de leur arrivée. Le terme évoquait alors pour moi la première histoire d’amour sérieuse, celle qu’on annonce aux parents et à la famille ; mais je lui trouvais aussi des connotations extrêmement érotiques : c’était en fait, la rencontre de l’amour et de la loi sociale, le moment où les émois amoureux jusqu’alors cachés pouvaient se dire au grand jour avec l’assentiment de tous. Je trouvais cela extrêmement troublant. Lorsque mon cousin et sa dulcinée ont fait irruption chez nous, je les ai observés avec avidité, comme s’ils allaient donner des réponses à toutes mes interrogations d’adolescente sur l’amour et la sexualité. Aujourd’hui encore je me rappelle la large jupe rouge et les escarpins blancs à talons aiguille que portait la fiancée...J’étais au seuil de l’adolescence, et c’était comme si on me disait : voilà, c’est ça l’amour, et dans quelques années, ce sera ton tour...

    Dans le texte de D.M., le jeune garçon est confronté dans le même temps à ces promesses de bonheur, et au plaisir enfantin du spectacle du cirque, et de la glace dégustée dans les gradins: de quoi imprimer à jamais dans sa mémoire que l’amour, et le mariage qui en découle, sont une source d’infinie félicité.

    Des années plus tard, cette certitude s’avèrera sujette à caution. L’amoureuse rieuse a fait place à une femme déçue que son mari exaspère, et qui rêve d’ailleurs. Un ailleurs qu’elle ne sait pas définir, que le narrateur auréolé de son vécu parisien incarne peut-être à ses yeux. Son imagination limitée l’associe à une recette de cuisine : une recette banale, qui doit lui sembler d’un chic très exotique.

    La naissance de l’amour vue par des yeux d’enfant, son ratage surpris par le même enfant devenu adulte : tout un apprentissage, en deux journées seulement...

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