Denis Mahaffey
qui troubleront l’autre et de les tracer sur une feuille de papier ? »
« T’as mal fait les papiers ! » Le chef expire comme s’il sifflait, pour faire entendre combien il est dépassé par la capacité de Jean-Pierre à faire des bourdes. « Le chargement est à… » - il appuie bruyamment son index droit sur le bureau, presque au bord, pour souligner l’égarement topographique – « Aurillac. Aurillac ! C’est CON ! »
Jean-Pierre n’écarte pas son regard, adopte une lourde impassibilité pour faire face au grondement.
« Y’a donc un camion à Aurillac qui devait être à Auxerre. »
Le chef est le beau-frère de Jean-Pierre, c’est pour cela qu’il est employé par la firme.
Il change de ton, plus amène. Il sourit en secouant la tête. « Pourquoi pas Auvers, ç’aurait été au moins plus près. »
*
« Jean-Pierre, tu peux aller chercher quelqu’un à Roissy. Prends la Mégane. »
« Comment le reconnaître ? »
« S’appelle Falcone. Damien Falcone. Demande à Lucienne un carton et tu écris le nom en grand, et tu l’attends aux arrivants. »
Jean-Pierre se trouve aux Fournitures. Lucienne l’attend.
« Maguy est là ? »
« Qu’est-ce qu’il vous faut ? »
« Elle est là ? »
« Elle est derrière. Qu’est-ce que vous voulez ? »
« Un morceau de carton. C’est pour aller chercher un mec à l’aéroport. »
« Un morceau de carton ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »
« Je dois mettre son nom et l’attendre à la sortie. Mais Maguy elle est là ? »
Le prix à payer est lourd : un long regard de la part de Lucienne. Jean-Pierre frotte sans ménagement une narine avec un index plié.
« Elle est pas libre. Qu’est-ce vous voulez que je fasse ? »
« Elle écrit bien, fait de grandes lettres. Mieux que moi. » Il scrute une affiche collée sur le comptoir.
« Donnez-le-moi. » Elle prend, regarde, prend un gros marqueur. Elle ne se presse pas, c’est le prix à payer.
« Comment qu’il s’appelle ? »
« Damien Falcone, c’est ça. »
Elle trace en grandes lettres « M. D. Falcone », les trois dernières lettres plus petites, confinées au bord du carton, comme si elles risquaient de tomber.
« Ca vous suffit ? »
« Oui, c’est ça. » Il part sans la regarder. Elle le regarde s’éloigner, décide de ne pas parler de « Merci ».
*
Jean-Pierre attend devant le panneau lumineux des vols à l’arrivée. GD410, c’est celui-là qu’il attend, venant de Düsseldorf. Le panneau clignote régulièrement pour rafraîchir ses données.
GD410, puis une nouvelle information. « Qu’est-ce qu’on dit pour le GD 410, s’il vous plaît ? » il demande à une voisine, comme s’il ne voyait pas bien. « 1h30 de retard, je l’attends aussi. » « Merci. »
Il s’éloigne. Son portable sonne. « Jean-Pierre ? Ca a changé. C’est pas Falcone qui vient, c’est Madenian, Philippe Madenian. »
« Mais comment je fais ? »
« Mais quoi ! tu retournes le carton et tu mets le nom de l’autre côté. Grandes lettres. Madenian. M-A-D-E-N-I-A-N. Monsieur. »
Jean-Pierre s’éloigne, cherche un café, entre, commande au comptoir. Il attend. Pense.
*
A l’école, il avait manié en maître un mutisme sélectif dans des situations difficiles. Sommé ou encouragé à faire ce qui le dépassait, il regardait celui qui exigeait ou sollicitait sa participation, les yeux dans les yeux, un mur enfin reconnu comme infranchissable. Tôt ou tard, l’autre cédait. En dehors de ces affrontements, il était vigoureux, bagarreur, criait dans la cour, riait bruyamment, courait sans faire attention à ceux qu’il bousculait.
« Dans les cours de maths je ne disais rien. Mais j’aurais pu répondre. Les autres pataugeaient, moi je comprenais tout. Je parlais algèbre. Même les lettres, les a, les c, les x, les y, les z. Surtout x, y, z, je les écrivais volontiers, ces petits jeux de construction. En algèbre les lettres se mêlent aux chiffres, il faut juste les manier et elles deviennent des chiffres, et c’est la réponse. »
Devant son mutisme, ses yeux pour une fois baissés, un nouveau prof de SVT, hautain l’avait interpellé un jour : « Lefèvre dis-moi, est-ce qu’un zéphyr d’intelligence ne traverserait jamais la toundra de ton cerveau ? Dis-moi, ça m’intéresse. »
*
Devant le flot de passagers, Jean-Pierre tient en haut le carton sur lequel reste le nom « Falcone ». « Madenian reconnaîtra le nom de son collègue » se dit-il.
Tout le monde est parti, la foule des passagers, la foule qui les attendait. Jean-Pierre reste, le regard vide, le carton sous le bras.
Son portable sonne. « Mais merde ! Jean-Pierre. Où es-tu, que fous-tu ? Madenian vient de nous appeler, il cherche un taxi. »
« Qu’est-ce que je fais ? »
« Tu fous le camp. Je veux plus te voir. Tu bousilles tout. Enfin, à demain matin. » Un silence. « Toi t’es nul, mais alors vraiment. Si c’était pas Dorothée, je te botterais le cul hors de la société. Tu es un poids mort. Merde. »
*
Jean-Pierre va aux toilettes avant de chercher la voiture. Tout est carrelé ou vitré. Il cherche un pan de mur pour écrire.
Sur le palier des ascenseurs, seul, il prend un marqueur dans la poche de son blouson, se penche, griffonne des mots lentement sur le mur, comme s’il plongeait et replongeait une dague dans un corps. Il regarde ce qu’il a écrit, ajoute un point final.
Il se redresse, ferme les yeux un moment, et repart vers le parking. Sa femme, son fils l’attendent à la maison. Il faut survivre.
Les lettres sont mal formées, mais la phrase est lisible. Quatre mots.
« Négres – arabe not welcome. »
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerD’abord, le lecteur est un peu gêné : ce Jean-Pierre qui accumule les bourdes au point de mettre son entreprise en danger, est incapable de la moindre initiative et semble avoir besoin des autres pour les actes les plus ordinaires, il ne le trouve pas très sympathique. Un de ces boulets envers qui on exprime d’abord de l’indulgence, avant de ne plus pouvoir les supporter... Le lecteur trouve même que le chef et les collègues de Jean-Pierre ont bien de la patience. Jean-Pierre est-il un déficient intellectuel qui a trouvé un emploi grâce à la générosité de son beau-frère, ou un de ces maladroits pathologiques pour qui la vie quotidienne est un parcours d’obstacles ?
La suite du texte renseigne le lecteur : Jean-Pierre est illettré. Il comprend mieux alors l’énergie que demande à ce malheureux une simple journée de travail : il lui faut trouver des subterfuges, déjouer des pièges, imaginer des stratégies, et surtout ne pas se trahir auprès de ceux qui ne savent pas. Faire croire qu’il est comme tout le monde. Le texte évoque bien ce parcours du combattant, voué à l’échec malgré les efforts héroïques déployés.
Du coup, le lecteur passe de l’agacement à la compassion, mesurant l’ampleur de la tâche à laquelle Jean-Pierre et ses semblables doivent s’atteler cent fois par jour. Observant Jean-Pierre dans ses efforts pour écrire malgré tout quelques mots sur un carton, il a envie de l’aider, de lui tenir la main, de lui dire de ne pas s’affoler, qu’il va y arriver...Puis il constate avec horreur que les quelques mots gribouillés sont un slogan raciste. La compassion se transforme en incompréhension, voire en rejet.
Pourquoi Jean-Pierre a-t-il écrit cela ? Parce qu’il est un raciste ordinaire, l’illettrisme n’empêchant pas l’abjection ? Parce qu’il lui faut exclure quelqu’un à son tour, après avoir été si souvent stigmatisé comme celui dont on se passerait bien ? Parce que ces mots, il les a vus tagués sur un mur de son immeuble, en a mémorisé le dessin à force de passer devant, et les a reproduits sans savoir ce qu’ils veulent dire ?
Le texte, et c’est un de ses mérites, ne propose pas de réponse, et laisse le lecteur face à son malaise. Il l’oblige à se demander quelle part de responsabilité il a dans cette situation, comment il pourrait la changer ; à imaginer aussi que si un Jean-Pierre existe dans son entourage, il pourrait peut-être l’aider.