02/04/2021

Mode d'emploi

      Martine Besset  


« Le monde, ses vastes horizons... »
L’étreinte


D’abord, vous aurez choisi une image digne de vous. Vous écarterez sans vergogne tout ce qui serait faute de goût ou abandon à une facilité coupable. Vous laisserez les chatons en corbeille au calendrier de la poste, les chevaux galopant dans les vagues et les biches buvant à la mare aux grands-mères brodeuses de canevas. Vous opterez résolument pour la photo d’une banquise immaculée, ou celle des ergs du Sahara moutonnant jusqu’à l’horizon ; ou au contraire pour la reproduction d’une de ces peintures fourmillant de détails jusqu’au vertige : Le jardin des délices de Bosch, ou un de ces bouquets flamands exubérants et somptueux aux corolles innombrables, ou même, pourquoi pas, le plafond de la Chapelle Sixtine...En tous cas il faut que d’emblée votre œil soit séduit, votre esprit stimulé, par une représentation qui défie votre patience et votre sagacité ; qu’il y ait une part de doute dans votre désir, et que l’envie de commencer illico se double du soupçon que vous n’y arriverez pas.

Vous aurez bien sûr prévu soigneusement le lieu de l’opération. Il est primordial que la lumière du jour le baigne abondamment, que la place ne vous manque pas, et que votre siège soit à la bonne hauteur. Vous aurez pensé que l’entreprise vous demandera sans doute de nombreuses séances, sur un nombre de jours encore imprévisible, et qu’étant régulièrement interrompue puis reprise, elle devra impérativement rester en place hors d’atteinte des petites mains d’enfants ou de la patte joueuse du chat de la maison.

Vous pourrez alors commencer. Il vous faudra, bien sûr, passer par la phase du tri ; elle est fastidieuse, longue, mais il ne faut pas s’aviser de l’omettre, la suite du travail serait impossible. Vous remarquerez d’ailleurs que votre expérience permet d’écourter sensiblement cette étape pénible, devenue maintenant beaucoup moins laborieuse qu’à vos débuts. Elle exige le sérieux et le soin d’un artisan préparant ses outils, et vous vous féliciterez de l’avoir menée avec rigueur quand vous aborderez la suite de votre entreprise.

Vous voilà maintenant devant un grand plateau vide et des pièces bien rangées. Vous aurez mis de côté celles dont un côté rectiligne signale qu’elles sont des petits pavés du mur d’enceinte. Si vous êtes une personne d’ordre, soucieuse d’œuvrer dans un cadre évitant les débordements, si vous tenez à contrôler autant que possible les dimensions de votre espace, si vous aimez obéir à des règles temporelles dans le déroulement de vos actes, alors vous commencerez par celles-ci, jusqu’à l’obtention d’un rectangle vide, mais parfait.... Si au contraire, rien ne vous séduit tant que de passer d’une chose à l’autre, selon votre humeur ou la qualité de la lumière, si vous travaillez  régi par l’impulsion plutôt que par la raison, si votre perception fonctionne par associations et glissements, alors vous commencerez par où bon vous semble, et votre table sera bientôt émaillée de taches colorées sans lien entre elles, qui s’agrandiront puis se réuniront au fil de votre travail comme des flaques de liquide sur une nappe.

On vous demande parfois ce qui vous rive ainsi à la table, parfois des heures durant, incapable de vous arrêter même si une tâche plus urgente vous requiert, remettant toujours au quart d’heure suivant, à l’achèvement de telle fleur rouge ou de tel nuage, le moment où vous quitterez votre siège en vous massant les reins. Vous pourriez répondre que cette activité vous détend, qu’elle vous éloigne de vos soucis quotidiens en vous obligeant à une extrême concentration, que son côté solitaire vous repose de la compagnie de vos contemporains. Ces réponses passe-partout pourraient faire croire que vous vous livrez à une de ces activités que l’on nomme passe-temps pour ne pas insister sur leur inanité.

La futilité apparente de ce qui vous occupe, et les délices que vous en retirez, reposent  en réalité sur de savantes connaissances, rendant compte à la fois des difficultés que vous rencontrez, et des stratégies que vous mettez en œuvre. Même sans connaître la gestalt théorie ou les études sur la perception, vous avez constaté que les éléments qui forment le tout n’ont de sens que les uns par rapport aux autres. Vous passez des heures à retourner dans tous les sens un morceau de carton ocré dont vous êtes persuadé qu’il est le doigt d’Adam tel que l’a peint Michel-Ange, et sa simple juxtaposition avec un autre élément vous prouve qu’il s’agit en réalité d’un morceau de corps figurant à un tout autre endroit de la fresque vaticane...Et une fois que ce corps est reconstitué, l’unicité énigmatique de chaque élément disparaît au profit du seul sens de l’ensemble.

Et alors, quelle jubilation ! Brusquement, des petites pièces disparates qu’on ne sait dans quel sens regarder, viennent s’agréger pour former un pan de robe, la tige d’un lys, l’ombre portée d’un rocher, le galbe d’une jambe. Ce qui était morcelé et éclaté s’unifie, les vides se remplissent et sont de moins en moins nombreux, vous en ressentez une satisfaction immense, une plénitude un peu vaniteuse, celle d’avoir construit quelque chose là où il n’y avait rien, d’avoir ordonné le chaos.

Vous avez parfois l’impression que l’image vous aspire, qu’il ne s’agit plus d’un motif en  deux dimensions, mais de tout un univers dans lequel vous vous déplacez. A force de vous concentrer sur du très petit représentant du très grand, vous changez sans arrêt d’échelle : vous voilà rapetissé et agrandi comme l’Alice de Lewis Carroll, vous pourriez entrer dans la maison que vous êtes en train de construire morceau par morceau, et en même temps l’arbre minuscule qui tient sur une seule pièce de carton vous paraît se déployer dans le ciel au-dessus de votre tête. Vous avez scruté tous les détails du paysage, il vous est aussi familier que si vous l’aviez parcouru cent fois. Vous découvrez, ravi, des détails qui vous avaient complètement échappé lorsque vous n’aviez qu’une vue d’ensemble de la scène : un petit personnage qui suit un sentier, son baluchon sur l’épaule, le dessin qui orne une tunique, la couleur ravissante d’un pétale tombé au sol...

Vous voilà parvenu au bout de votre entreprise. L’image terminée est sous vos yeux, vous en connaissez maintenant chaque détail. Pourtant, ce que votre regard surplombe et scrute, c’est une surface lisse et menteuse, comme celle d’une mer étale sous laquelle rouillent des épaves, une image muette sur les erreurs, les impasses, les tentatives ratées, les brusques inspirations couronnées de succès, que sa réalisation a demandés. Une image décevante, finalement, une image que vous n’avez pas envie de garder. Alors, résolument et sans regret, vous balayerez l’ensemble d’un grand geste, rendant le tout à ses éléments énigmatiques...


1 commentaire:

  1. « Camp » : le mot est utilisé dans le monde anglophone pour définir une forme d’esthétisme fondé sur l’ironie, discrète ou narquoise. Ses associations sont complexes. L’exemple le plus voyant, mais qui n’en est qu’une manifestation parmi d’autres, est la « drag queen », l’homme travesti en femme outrageusement féminine par ses vêtements, son maquillage, sa coiffure, mais aussi par sa voix maniérée, ses déhanchements, ses œillades. Ce n’est pas un clown : il prend sa féminité au sérieux. Ce qu’il partage avec ses spectateurs est l’ironie. « Voyez comme je sais être grotesque, mais toujours, comme on dit, au second degré. » Sous la couche de surface, il y a toujours une doublure ironique. Le camp donne un sentiment de supériorité sur ceux qui resteraient au premier degré de la grosse rigolade sexiste.

    Mode d’emploi offre un autre exemple du camp, moins outré mais aussi assassin envers la naïveté. S’exprimant avec élégance verbale, sérieuse mais désinvolte, l’experte ès …. (en un micro-geste camp, je ne le nommerai pas) ne précise jamais le sujet analysé, pour permettre au lecteur de se féliciter en la reconnaissant. Pas tout de suite : il faut passer par les adorables chatons, les déferlantes sur la plage, banalités que choisiraient les gens banals. Nous monterons dans un air plus raffiné.

    La suite met en scène le processus à suivre et, plus ou moins vite, le lecteur identifie ce quoi il s’agit. Jamais, jamais la narratrice ne se départ d’un ton appliqué pour ses consignes, qui s’adresseraient presque aux « happy few » capables de les apprécier.

    Le lyrisme s’accroît, l’accent est mis sur la noblesse, la sensibilité, du tri, de l’assemblage, des différentes approches. Chaque grand artiste aura sa démarche en cherchant le but ultime.

    On y croirait presque. Puis le but est atteint, et le camp entre en jeu. La narration de la manière de « faire un puzzle » s’interrompt. Les pièces sont balayées.

    Imaginons la narratrice, ou plutôt l’auteure derrière son personnage, regarder le lecteur avec un sourire entendu. « Comment ! Vous ne me preniez pas au sérieux, j’espère.» Et c’est cela, le camp.

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