« ...un mur enfin reconnu comme infranchissable »
Par écrit
J’envie ceux dont les papilles recèlent des souvenirs d’enfance. Ils évoquent, des décennies plus tard, la tarte aux pommes de mamie ou le poulet à l’estragon de leur mère avec des étoiles dans les yeux. Ils se désolent que de nos jours on n’en trouve plus d’aussi succulents, même s’ils respectent à la lettre la recette reçue en héritage, car, n’est-ce-pas, il manque toujours un petit quelque chose...Ma mère était une cuisinière exécrable, et avant elle sa mère, qui avait cru bon de léguer à ses filles son incompétence en la matière. Des trois, je suis persuadée que ma mère était la pire, même si mes cousins m’assurent que les leurs la surpassaient encore...
Son problème n’était pas de rater des recettes, de présenter des plats brûlés ou pas assez cuits ; c’était plutôt de n’avoir aucune idée qu’il existât des recettes, et de limiter son activité culinaire à des préparations censées nous nourrir, mais certainement pas nous charmer. Sa cuisine était insipide parce que sans désir et sans imagination. Qu’un plat puisse ravir l’œil et l’odorat avant d’être dégusté avec plaisir dépassait son entendement. Il est vrai qu’elle avait connu la guerre, durant laquelle il s’agissait davantage de manger à sa faim que de se délecter de subtilités gastronomiques. Je crois cependant que si nous avions vécu dans des temps plus prospères, elle aurait agi de la même façon. Ce qui lui manquait, fondamentalement, c’était le goût pour le plaisir. Elle s’asseyait à table en soupirant, non d’aise mais d’accablement. Elle n’avait envie de rien, la gourmandise lui était étrangère, d’ailleurs elle n’avait jamais faim...Cela suffirait à poser de nos jours un diagnostic de dépression chronique. Elle y ajoutait encore une pincée de masochisme en choisissant systématiquement le siège le plus inconfortable, les chaussures les plus laides, ou la coiffeuse la moins compétente...De quoi lui fallait-il se punir ? Il y avait chez elle, évident dans tous ses faits et gestes, la conscience qu’on n’était pas sur terre pour rigoler. Ce qui aurait pu être entendu comme un effet de la foi chez un croyant persuadé que l’austérité terrestre lui ferait gagner son paradis dans l’au-delà, surprenait chez elle, dont l’athéisme radical était chevillé au corps. Ce jansénisme sans dieu, si l’on peut dire, teintait sa vie d’une grisaille indélébile, et lui avait taillé une réputation d’éteignoir auprès des membres de notre entourage peu soucieux de s’interdire un peu de légèreté.
Nous nous sommes donc attablés toute notre enfance, et au-delà, devant des repas insipides, que nous avons avalés sans sourciller, contents sans doute d’avoir une assiette pleine, et de toutes façons incapables de comparer avec d’autres façons de se sustenter. Habitant en face de l’école et du collège, nous n’avons jamais fréquenté la cantine scolaire ; les repas que nous prenions hors de la maison avaient lieu chez notre grand-mère, laquelle ne nous offrait pas mieux que la pitance maternelle. Cette lignée vouait un culte affiché à l’esprit de sérieux : il fallait qu’un cadeau fût utile, un camarade d’école bien-pensant, et un film instructif. La fantaisie, la futilité, la légèreté, et hélas trop souvent l’humour, regardés comme des ornements superflus, lui étaient étrangers. C’était moins un souci de la respectabilité, que ce qu’elle croyait être le bon goût en toutes choses, et qui consistait surtout à supprimer le goût...
En plus d’être insipide, la cuisine maternelle était sans surprise, dans sa nature comme dans sa régularité : bifteck de cheval le lundi parce que la boucherie habituelle était fermée ce jour-là (une de mes soeurs en a conçu une aversion farouche pour la viande rouge), poulet ou rosbif accompagné de petits pois le dimanche quand nous avions des invités. Les malheureux ne devaient pas garder un souvenir impérissable de leurs agapes dominicales! Je n’ai aucun souvenir de ma mère confectionnant un gâteau ou un dessert. Pour une raison que j’ignore toujours, il n’y avait jamais de frites au menu, ni d’ailleurs de friteuse dans le placard de la cuisine. Lorsque la fête foraine s’installait dans notre ville, on y vendait des cornets de frites trop salées, présentées dans un morceau de papier journal à l’encre cancérigène qu’elles imbibaient de gras, et c’était pour nous un délice indicible. J’ai mesuré plus tard à quel point faire à manger pour six personnes deux fois par jour pendant des lustres a dû être pour ma mère, si peu intéressée par la nourriture, une corvée absolue...
Nous, les quatre enfants de cette femme-là, sommes pourtant devenus des cuisiniers honnêtes, et surtout des gourmands et des gourmets. Ce n’est certes pas grâce à elle, sauf si notre inconscient nous a poussés à ne surtout pas l’imiter... Nous avons évolué au fil du temps de la tambouille à la cuisine, avec une bonne volonté et un enthousiasme dénués de tout ressentiment. Nous avons appris en tâtonnant, en essayant, en goûtant. Nous avons des cuisines aménagées, des ustensiles sophistiqués, des livres de recettes. Nous nous réjouissons de préparer un dîner pour nos amis. Nous parlons de plats en mangeant, ce qui est paraît-il une spécialité française. Comment expliquer que ce goût-là soit né du dégoût maternel ?
Je possède, parmi mes nombreux ustensiles de cuisine, une cocotte en fonte noire qui appartenait à ma mère : une brave et indispensable cocotte, à la contenance idéale pour les grandes tablées, facile à nettoyer, qui n’attache pas au fond, et qui pèse un âne mort. Cette cocotte a sans doute au moins soixante ans, et remplit toujours sans fatigue sa tâche d’accessoire irremplaçable. Quand je l’utilise, il m’arrive de penser que si les objets ont une âme, elle doit se réjouir de mijoter des plats plus goûteux que les ragoûts insipides de ses débuts. J’ai gardé peu d’objets ayant appartenu à ma mère : si j’ai conservé celui-là, qui la représente si peu, je crois que c’est justement pour réparer l’image de ma mère. Pour inverser les rôles, et lui enseigner, cuillère en main, ce qu’elle ne m’a jamais appris. Pour explorer avec elle un domaine que nous n’avons jamais partagé, lui faire admettre que se régaler n’est pas un péché, et que régaler les autres est un plaisir. Pour imaginer que j’aurais pu moi aussi parler les yeux brillants des bons petits plats dont ma mère aurait eu le secret.
Regard sur La cocotte en fonte
RépondreSupprimerJ’ai été élevé dans un pays où le repas principal de la journée était centré sur les patates vapeur, qui trônaient dans un grand plat au milieu de la table – ou même dans deux, le luxe étant d’offrir un choix entre deux variétés, des farineuses fragiles qu’il fallait prendre avec délicatesse, et celles que nous appelions les « mouillées », plus fermes. Nous avalions tout avec appétit mais sans penser à ce que nous mangions. Parler de la nourriture ? Autant discourir sur la respiration.
Alors des histoires de cuisine et de plats pourraient faire soupirer un lecteur étranger, mais avec indulgence. Les Français ils aiment tellement parler de cela, et puis il faut admettre qu’on mange bien chez eux. Ca vaut la peine de les laisser comparer entre eux les astuces, l’ajout de tel ingrédient, tel condiment, avant tel autre, parce que, vous savez, avec un peu de chance on sera invité, et l’on s’empiffrera abondamment. Pendant le repas les convives se remémoreront divers plats qu’ils ont mangés ailleurs, alors que les invités étrangers se resserviront de ce qui est sur la table.
On nous racontera donc la bouffe, pourquoi pas. Mais après deux phrases sur la gastronomie nostalgique, le texte bascule vers le vrai sujet : une mère à qui il manquait « le goût du plaisir ». Non pas seulement le plaisir de préparer les repas de famille, mais celui de manger. Même de vivre. Nous plongeons dans les profondeurs des regrets de choses qui seront jamais remédiées, c’est trop tard, et même des ressentiments, ceux qui s’attachent, au-delà de toute justification, aux parents. Nous étions petits, nous nous attendions à tout apprendre d’eux et, étant humains, ils n’ont pas pu assurer. Ces vides d’enfance, particulièrement désolants quand ils jouxtent les pleins évoqués par d’autres plus chanceux, ou qu’imagine le lésé, laissent un goût amer – injustement, peut-être, mais amer.
La force du texte vient, précisément, de ces reproches, qui ne sont pas envoyés comme des flèches mais engrangés comme des blessures. L’auteure ne dit pas avoir critiqué sa mère, ni sa cuisine insipide et quotidiennement prévisible. Mais la déception inconsolable traine, réapparaît comme un couleur donnée aux mots pour le dire.
Les quatre enfants ont pu compenser le manque, apprendre à cuisiner, y prendre un plaisir sociable, donner du plaisir à leurs invités. Comment ? Elle ne sait pas, mais pensez aux adultes venus d’un milieu où la musique ne comptait pas, et qui apprennent a chanter ou à jouer un instrument, et y prennent un plaisir d’autant plus vif qu’ils ne doivent leur prouesse à personne.
Mais tout n’est pas ainsi résolu. Pour conclure, l’amertume se mue, fait place à un vœu magique poignant : en utilisant la cocotte en fonte de sa mère, ne remontera-t-elle pas le temps pour guider la cuiller dans la main de sa mère, lui apprendre le désir. L’enfant libérera sa mère de sa prison janséniste et lui apprendra à être heureuse. Le réalisme ternit ce vœu, et la magie est remplacée par l’imagination : grâce à la cocotte, elle pourra discourir « les yeux brillants des bons petits plats dont (sa) mère aurait eu le secret ».