11/02/2021

L'étreinte

 Denis Mahaffey

"Après tout, l’heure du bilan n’a pas encore sonné."
Les lettres d'amour

Nous avons laissé la voiture de Harry et marché sur l’herbe, élastique sous nos pieds, vers la mer. Puis nous avons pris le sentier qui longeait des roches noires sur lesquelles l’eau clapotait.

Celui qui naît sur une île s’aperçoit, chaque fois qu’il est au bord de la mer et qu’il regarde au loin, que tout le reste du monde est de l’autre côté. Moi, j’irais de l’autre côté dans quelques semaines, quand mes examens de dernière année seraient terminés.

Harry avait six ans de plus que moi, et toute la supériorité vaguement excédée de cette différence. Face a mes envolées il essayait de m’attacher à la réalité telle qu’il se la définissait à vingt-huit ans.

Je lorgnais les roches qui s’étendaient entre la terre et la mer, comme un ruban noir brodé de perles irrégulières de jais. J’ai laissé Harry sur le sentier, je suis descendu et nous avons poursuivi notre promenade, lui sur l’herbe, moi sautillant de roche et roche au risque chaque fois de glisser et perdre pied. J’entrevoyais l’avenir inéluctablement rangé et sérieux, adulte, qui m’attendait dans peu d’années si je prenais Harry comme modèle.

Nous avons continué à discuter. Nous nous plaisions tant à jouter, chacun faisant résonner l’armure de l’autre avec sa lance – sans jamais réussir à la percer. Nous parlions abondamment des projets pharamineux que je comptais réaliser de l’autre côté de la mer ; Harry tentait de les modérer, d’en indiquer l’invraisemblance, ou l’incertitude, ou la certitude de déception. Il présentait ses arguments dans des phrases lisses, les miennes étaient hachées par l’effort de sauter.

Je suis remonté. Nous nous sommes assis côte à côte sur le bord du sentier, les pieds sur les roches. Le soleil se couchait derrière nous, et nous voyions baisser sa lumière sur le clapotis à nos pieds et les vagues au loin, avançant paresseusement.

Nous nous sommes arrêtés de parler. C’était rare,

Le silence s’est prolongé, comme une troisième présence entre nous.

Harry a tendu son bras et l’a mis autour de mes épaules.

Je n’ai pas réagi, je n’ai rien dit.

J’étais une île. Le bras qui m’encerclait me tenait à distance des dangers, les abîmes du reste du monde. En même temps, en m’encerclant ce même bras me tenait à distance de ce qu’offrait le monde, ses vastes horizons, ses risques à faire tressaillir.

C’est le choix entre une sécurité qui est une contrainte et une insécurité qui éveille des instincts moteurs de survie ; entre l’accompagnement rassurant mais envahissant, et la solitude qui appelle à l’engagement ou à la rupture. C’est un dilemme universel ; pour les îliens le choix est brutalement géographique.

Je n’ai pas bougé. Harry a dit quelque chose, j’ai répondu, puis il a retiré son bras. Nous nous sommes levés, nous avons repris la voiture et nous sommes rentrés vers la ville.

J’ai passé mes examens, je suis parti, sans savoir si je courais après un leurre étincelant au loin, ou convaincu que mon île de naissance ne pouvait pas contenir mes aspirations, ou simplement en suivant une tradition de partance, ou parce que mon vrai destin était ailleurs. Je laissais une vie où j’étais à l’abri, gentiment contreventé, pour une autre, ouverte aux grandes tempêtes du monde. Rester au port ou prendre le large : mon choix était fait. J’entendais faire mon miel de l’autre côté.

[27/02/21 : Modifications de détail]



1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    L’étreinte dit deux choses essentielles: que les aspirations de chacun ont à voir avec le lieu où il vit ; et que pour les réaliser, il faut assumer ses désirs, en s’affranchissant de ce lieu et de ceux qui prétendraient vous y faire demeurer.

    Montesquieu a montré que les lois et les régimes politiques ne sont pas indépendants des endroits et des climats où ils se sont constitués. C’est sans doute vrai aussi de la psychologie des individus, et a fortiori de celle des îliens, réputée singulière. Comment, à l’âge où l’avenir est riche de tous les possibles, ne pas avoir envie de refuser ces frontières que la nature impose, pour aller voir de l’autre côté ? Plus l’île est petite, sans doute, plus la tentation doit être forte : les jeunes gens de l’île de Pâques, où j’ai très brièvement séjourné, s’en vont tous faire leurs études à Cuba, en Nouvelle-Zélande ou en Europe. Que leur caillou au milieu du Pacifique ne propose aucun établissement d’enseignement supérieur, n’en est pas la seule raison : le désir de franchir ces milliers de kilomètres d’océan qui les séparent de toute autre terre habitée doit être irrépressible...Nous passons tous par un âge où la terre natale est devenue trop petite...

    L’auteur dit bien cette impatience, qui se manifeste jusque dans le corps : le narrateur s’agite, sautille, ne tient pas en place pendant la promenade, laissant le sentier balisé à son ami plus âgé, son élocution est aussi fébrile que ses gestes. L’aîné, que ses quelques années de plus autorisent à raisonner son cadet, lui tient le discours ennuyeux de ceux qui ont oublié les rêves de leur jeunesse : ses conseils de prudence, heureusement, n’ont pas l’effet recherché sur le plus jeune, qui doit le considérer comme un rabat-joie, malgré l’affection qui semble les lier.

    Pourtant, peu d’années séparent les deux garçons, même si elles comptent double à cet âge. Les propos raisonnables de l’aîné sont-ils vraiment sincères, l’expression d’une personnalité déjà un peu rassise, ou cherchent-ils à déguiser un sentiment d’échec, une vague jalousie, une petite humiliation, celle d’être resté là alors que le plus jeune, malgré ses conseils, il le sait, partira de l’autre côté de la mer ? Son bras, qui se veut protecteur, finit par quitter les épaules du jeune homme dont il n’empêchera pas l’envol.

    Partir, bien sûr, c’est abandonner, au moins temporairement, le confort de ce que l’on connaît, l’abri de l’affection des autres, la sécurité dans laquelle on a grandi. Pour certains, comme le narrateur, tout cela ne fait pas le poids par rapport à l’appel de l’ailleurs : cet ailleurs - pour lui au-delà de son île, pour d’autres la grande ville, les antipodes, le pays fantasmé ou le sommet des montagnes – il faut commencer le voyage qui y mène, sous peine de se renier : c’est en ne cédant pas sur son désir que l’on devient ce que l’on est.

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