15/12/2020

Les lettres d'amour

 Martine Besset


                                                  « la sensation d’incapacité... »
                                                         Transports de peines

 

Un changement de prise de courant, cela peut mener très loin...Elle en fait la troublante expérience lors de menus travaux d’électricité entrepris dans la pièce qui lui sert de bureau : l’installation d’un nouveau branchement l’oblige à séparer deux meubles, réunis par le coin dans un angle de murs. De la cachette ainsi ouverte tombe sur le parquet un lourd sac de papier kraft rempli d’enveloppes. Rien de surprenant: elle avait fourré là, il y a vingt-cinq ans au moins, lorsqu’ils avaient emménagé dans cette maison, les lettres de ses amoureux d’autrefois ; ce recoin inaccessible les mettrait à l’abri des maladresses ou des indiscrétions, et surtout, lui permettrait de s’en débarrasser sans les détruire, de les conserver tout en ne les ayant jamais sous les yeux...Il y eut sans doute des moments où il lui aurait paru trop douloureux de s’y replonger, d’autres où elle aurait craint de les trouver dérisoires. Elles seraient là comme dans le secret d’une tombe, mais pourraient répondre présentes à l’appel de sa mémoire. Les sachant là, elle n’avait jamais, durant toutes ces années, eu une seule fois l’envie de les sortir de leur cachette.

Maintenant, les voilà sous ses yeux, déversées en désordre sur le parquet, et il va falloir qu’elle en fasse quelque chose...Une émotion inattendue la secoue, comme lorsque l’on se retrouve inopinément, sans l’avoir cherché, dans un lieu de son passé. Elle rassemble les enveloppes, toutes blanches et rectangulaires, dans ces années-là, on ne s’embarrassait pas de fantaisies papetières. Elles sont nombreuses, et il lui revient qu’à un moment de sa jeunesse (son adolescence, ou plus tard ?) elle avait un jour pensé qu’à l’heure du bilan, la réussite de sa vie pourrait se mesurer au nombre de lettres d’amour reçues... Elle sourit. La jeune fille qu’elle avait été se trompait: la quantité des missives et de leurs auteurs ne fait rien à l’affaire ; mais elle avait peut-être senti confusément, à l’époque, qu’une vie réussie était une vie pleine d’amour, et que l’amour n’était rien sans les mots pour le dire... A notre époque qui n’écrit plus, comment les amoureux font-ils ? Se contentent-ils de SMS orthographiés à la va vite, ou prennent-ils encore le temps, sous le coup de l’émotion, de choisir les mots qui troubleront l’autre et de les tracer sur une feuille de papier ?

Elle rassemble les lettres : trois ou quatre écritures différentes, qu’elle identifie au premier coup d’œil ; des timbres aux couleurs oubliées qu’on doit trouver maintenant dans les classeurs des philatélistes. Tant de temps a passé ! Elle a souvent changé de domicile, et les différentes adresses sous son nom pourraient à elles seules raconter une partie de sa vie. Les souvenirs se mettent à affluer : elle revoit le paillasson sur lequel la propriétaire de la maison cossue dans laquelle elle louait une chambre d’étudiante posait ces enveloppes  allongées libellées au feutre bleu ; la boîte aux lettres du hall de l’immeuble de son premier appartement, et les trois étages qu’elle descendait et remontait plusieurs fois dans l’attente du passage du facteur ; des lettres déposées poste restante au cours d’un vagabondage estival, et l’attente fébrile au guichet de la poste ; celles arrivées quotidiennement à l’adresse des amis chez qui elle séjournait pendant les vacances, qu’ils lui tendaient avec un regard mi-attendri mi-moqueur...

Elle hésite - il y a des gestes impulsifs qu’on met des semaines à regretter, elle le sait -, puis commence à tirer au hasard quelques feuilles de leurs enveloppes. Des mots d’amour écrits par un garçon qui avait l’âge qu’a aujourd’hui son petit-fils, et qui laissait des ratures dans sa missive (elle se rappelle avoir de son côté soigneusement évité pareille faute de goût, quitte à  froisser plusieurs feuilles) ; une lettre écrite par un homme qu’elle a passionnément aimé,  trahit si visiblement les défauts qu’elle lui a reprochés par la suite, et qui ont expliqué leur rupture, qu’elle est stupéfaite de ne pas les avoir décelés plus tôt : elle se serait épargné des années de souffrance...Elle sourit : c’est facile à dire quand le temps a passé, et que la passion a cessé de rendre aveugle à tout ce qui ne la nourrit pas...Une autre, qui lui avait brisé le cœur, et qu’elle relit trente ans après, assise sur le sol de son bureau, en ressentant comme un écho émoussé et lointain du chagrin qui l’avait alors dévastée...Tant d’autres, qu’elle n’a plus envie d’ouvrir, qui parlent d’amour, de désir, d’absence et d’espoir, avec des mots banals ou recherchés, des lieux communs ou, rarement, des trouvailles de style qui doublaient l’émotion amoureuse éprouvée à les lire de la fierté de les avoir inspirées...

La jeune fille d’autrefois envisageait l’heure du bilan : cette heure-là devait lui paraître aussi lointaine et improbable que l’an 2000, considéré à l’époque comme une date de science fiction. Mais l’an 2000 a fini par arriver, il est même devenu un vieux souvenir, et l’heure du bilan, eh bien, elle y est presque. Elle a entamé la septième décennie de sa vie, et se dirige, sûrement bien que sans précipitation, vers l’étape ultime. Lorsqu’elle se laisse aller à son inclination naturelle pour l’entassement d’objets et de livres, cette pensée-là l’arrête parfois, et une petite voix ironique lui susurre: inutile d’amonceler davantage, tu ne seras plus là pour débarrasser tout ça après toi...Elle garde un souvenir cauchemardesque des moments passés à vider la maison de son père après son décès : toutes ces choses qui n’avaient de sens que pour lui, et, dont personne ne savait que faire...Alors des lettres d’amour ! Elle imagine l’embarras de son mari s’il lui survit, l’incrédulité et peut-être la curiosité de ses enfants découvrant ces missives écrites avant leur naissance par des gens dont ils n’ont jamais entendu parler...Elle soupire, se demande quelle initiative serait la meilleure, ne parvient pas à se décider.

Le plus raisonnable aurait évidemment été de les détruire au fur et à mesure. Ou de les retourner à leur auteur une fois la séparation consommée, comme dans les romans d’autrefois où le renvoi d’une bague et d’un paquet de lettres enrubannées signait la rupture des fiançailles. Elle se demande d’ailleurs ce que pouvait bien en faire celui ou celle à qui elles étaient ainsi restituées. De toutes façons il est trop tard, elles sont toujours là. Les années pendant lesquelles elles ont dormi dans leur cachette les a lestées d’un poids qui augmente encore la valeur, inestimable à ses yeux, de ce qu’elles contiennent. Elle ne les brûlera pas, ne les jettera pas à la poubelle, ne les confiera pas au destructeur de documents. Elle ne peut pas se débarrasser, comme d’un vulgaire objet usagé, des mots qui ont été le sel de ses jours, qui lui ont fait tant de bien et parfois tant de mal, des mots espérés ou redoutés, des mots qui racontent sa vie...Elle sait aussi que si par malheur elle s’y résout, un besoin  absurde de les relire viendra la submerger un jour, ajoutant du remords à la nostalgie.

Elle  tourne et retourne les enveloppes, indécise. Ce sac de piper kraft ne lui semble pas un contenant digne de ce qu’il enferme...Elle va chercher une grande boîte de carton solide, rassemble toutes les lettres écrites de la même main, un paquet suivant l’autre, comme leurs auteurs qui se sont succédé dans sa vie mais n’y ont jamais coexisté. Le classement chronologique, ce sera pour plus tard. Elle ferme la boîte, hésite encore, se ravise, puis la place sur une étagère, entre deux autres boîtes anonymes. Elle seule saura ce qu’elle contient. Après tout, l’heure du bilan n’a pas encore sonné.

1 commentaire:

  1. « Amoureux d’autrefois » : c’est ainsi que le narrateur (au genre neutre) désigne ceux qui ont adressé à cette femme les lettres d’amour qu’elle retrouve. La désignation donne le ton : non pas « amants du passé » ni « exes », mais une tournure plus recherchée. L’analyse des sentiments, souvenirs, réactions, décisions sera abordée avec une légèreté élégante qui ne cache pas l’importance de ce qui se passe pour elle.

    Pendant de longues années les lettres avaient dormi dans leur cachette, oubliées mais instamment reconnues, prêtes à « répondre présentes à l’appel de sa mémoire ».

    En regardant les enveloppes la femme se souvient des circonstances dans lesquelles elle les avait reçues, des attentes souvent fébriles. C’est l’élément apte à rappeler au lecteur ses propres espoirs d’être rassuré par écrit qu’il est aimé. Ou rejeté. Ou mis en cause. Ou abandonné. Il a pu y avoir la forme particulière d’abandon qui consiste en l’absence de réponse, laissant l’aimé dans une situation où l’incertitude devient progressivement et péniblement une certitude.

    Elle craint de trouver le contenu des lettres douloureuses ou dérisoires (un choix de mots qui est encore un élan de style). Néanmoins, elle décide d’en ouvrir quelques feuilles.

    Le propre des lettres d’amour conservées est d’évoquer des relations qui, quelqu’ait pu être leur intensité, ont pris fin sans déboucher sur une relation stable. Aucune communication écrite de son mari n’y figure. Pourquoi ? Collègues de bureau n’ayant jamais eu recours à la correspondance écrite, ou homme rétif à l’écriture ? Le critère, appartenant plutôt à un romantisme de jeunesse et selon lequel « l’amour n’était rien sans les mots pour le dire », n’a pas dû lui être appliqué. Romantisme qui a pu se concilier avec la notion mathématique que le nombre de tels correspondants est une mesure de réussite en amour.

    Une autre révélation notable est le constat, chez un autre amoureux, de défauts inacceptables mais non perçus à l’époque. La vie apprend à être plus perceptif.

    Si elle avait ouvert toutes les lettres, elle aurait pu tomber sur une lettre dont elle n’avait gardé aucun souvenir, ou dont la signature est illisible ou – encore pire – lisible.

    Ayant regardé les enveloppes et ouvert quelques spécimens, elle ne les remet pas derrière ses étagères, ne les détruit pas. Elle les range dans une boîte en carton sur une étagère. C’est ce déplacement, de cachette en boite à chaussure anonyme, qui est important. La femme récupère une partie de son passé qu’elle s’était à moitié cachée et, loin de la renier (en brûlant ou re-cachant les lettres), ni de revenir à ce passé (en écrivant à certains de ses correspondants, ou en regrettant amèrement les occasions ratées). Elle intègre ce passé, le laisse exister sans le clamer publiquement, et poursuit sa vie, enrichie par l’expérience. L’heure du bilan ne sonne pas à la pendule, mais avance avec le mûrissement et l’épanouissement de la personne.

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