Denis Mahaffey
« C’est un
moment où elle peut imaginer que tout est possible. »
Le malentendu
Cette nuit-là elle avait fait le mauvais rêve. Dans le noir assourdissant des grandes cuisines voûtées du palais de son enfance, ses pieds pris dans d’épaisses cendres froides, elle chercha l’âtre, au milieu d’abîmes invisibles et avides qui finirent par l’engouffrer. Elle s’éveilla sans retrouver son calme.
Ses dames l’habillèrent, couche par couche de satin, de damas, de dentelles couleur pêche rosée. Elles la coiffèrent, épinglèrent des bijoux dans ses cheveux et sur sa robe, lui mirent des bracelets aux poignets. La Reine s’en alla retrouver le Roi et les deux petites Princesses jumelles.
Il avait pris du poids, le jeune Prince séduisant qui avait dansé avec elle et puis l’avait cherchée partout, le soulier de verre accroché à la ceinture. Mais c’était un homme bon, un souverain clément, un père aimant et un époux fidèle – et qui savait ne jamais contrarier son épouse.
Même tôt le matin les Princesses se querellaient. Elles avaient mauvais caractère, la Reine dut l’admettre. Et elles n’étaient pas belles, même pas jolies, la bouche pincée, le menton pointu, les cheveux maigres, la mine sans éclat, les petits yeux empreints de malveillance. Jamais contentes. La Reine ne savait pas comment les rendre bonnes et heureuses.
Ce jour-là la famille accueillerait une nièce du Roi, qui n’avait quitté que la veille et pour la première fois le petit pays lointain où sa mère, veuve depuis cinq ans, venait de mourir. La Reine se promit d’aimer l’orpheline comme ses propres filles.
Ils l’attendaient dans le Salon Vert Emeraude du palais. La fillette fut admise par un serviteur.
Qu’elle était belle, les traits réguliers, la peau lumineuse, les yeux – ah, les yeux ! – bleu topaze, grands comme des ducats. Son expression était solennelle, mais un sourire était tapi dans son regard.
Le Roi et la Reine l’embrassèrent. Les Princesses s’esquivèrent, ricanèrent derrière la main de sa tenue trop ordinaire, trop sombre pour ce cadre royal.
Toute la famille lui fit visiter le palais de fond en comble, Oncle et Tante en tête, ses cousines grommelant derrière. En commençant par la salle des trônes et les salons d’apparat avec leurs lourdes dorures, ils traversèrent chaque pièce, longèrent chaque passage, montèrent et descendirent chaque escalier, le grand avec ses balustrades sculptées, les plus petits entre les étages supérieurs. Ils passèrent devant les portes d’entrée des appartements des courtisans, jetèrent un coup d’œil au long couloir des chambres où dormaient les domestiques. Ils finirent dans les vastes cuisines où se préparait le banquet pour le grand bal de bienvenue à la nouvelle Princesse, qui serait présentée à la Noblesse du royaume. Les jumelles ne cachèrent pas leur mécontentement à voir leur père si attentionné pour l’intruse. La Reine observa tout.
- Maintenant, dit le Roi, nous allons te montrer les appartements que tu occuperas. Ils donnent sur les jardins, des fleurs, un lac, des fontaines. Tu y seras bien.
La Reine regarda ses filles ingrates.
- Non ! s’écria-t-elle puis, d’une voix plus douce, Elle dormira ici. Voilà, dans cette niche à côté de la cheminée. Comme ça elle s’occupera à garder le feu allumé la nuit, et ratisser les cendres le matin. Laissons-la ici, allons nous habiller pour le bal. Nos invités commencent à arriver.
Très tard, les invités partis, à l’heure où la lune attendait d’être éteinte par l’aube, ses dames déshabillèrent la Reine, couche par couche jusqu’aux dessous de soie fragile, en rangeant la traîne bordée d’hermine, le diadème qui scintillait à la lumière des chandelles de la chambre, et la grande robe de brocart blanc. Elles la vêtirent d’une chemise de nuit de popeline, sous un peignoir brodé de rosiers grimpants aux tiges épineuses.
Cette nuit-là, la Reine endormie se trouva à nouveau sous les voûtes de la cuisine d’enfance. Où était l’âtre ? Elle avança, les mains tendues comme des antennes, condamnée à être engloutie et à s’étouffer, les yeux, les narines, la bouche pleins de cendres froides.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerQue deviennent donc les personnages des contes de fées après la fin de l’histoire ? Leurs auteurs nous assurent que les jeunes tourtereaux, ayant surmonté les épreuves qui les empêchaient d’être ensemble, se retrouvent enfin, se marient, sont très heureux et ont beaucoup d’enfants.
Est-ce si sûr ? La malheureuse Cendrillon, reléguée auprès de l’âtre toute son enfance par sa marâtre et ses demi-sœurs, a ébloui le prince lors du bal où les pouvoirs de sa marraine la fée lui ont permis de se rendre. Le jeune homme n’a eu de cesse de la retrouver, la cherchant par tout le royaume, la chaussure de verre (ou de vair) qu’elle a perdue dans sa fuite lui tenant lieu de preuve. Elle est la seule à avoir le pied assez fin pour se loger dans le minuscule escarpin : il ne peut donc s’agir que d’elle ! Et hop, le prince, sûr d’avoir trouvé chaussure à son pied, l’épouse sur le champ. Je ne me souviens pas qu’on ait demandé l’avis de Cendrillon...
Son prince ayant pris du galon, la voilà maintenant reine, et mère de deux filles, aussi disgracieuses que méchantes. Le roi son mari, lui, est un homme sans défaut. Comme feu le père de Cendrillon, tiens donc... Comment ces deux êtres exquis ont-ils pu engendrer de pareilles pestes ? A moins que la reine, l’ex-Cendrillon à l’enfance martyrisée, ne soit pas la parfaite créature que l’on croyait...
Ses cauchemars récurrents la transportent souvent dans les cendres de la cheminée près de laquelle elle a grandi, des cendres qui l’emprisonnent, l’étouffent, l’engloutissent...Symptôme d’un traumatisme dont elle n’a jamais pu parler, ou jouissance mortifère d’une douleur trop grande infligée à une enfant ?
Le sort qu’elle réserve à sa jeune nièce est une réponse. Le roi s’apprête à traiter la nouvelle arrivée avec égards et affection ; contre toute attente, elle se range du côté de ses filles, qui n’acceptent pas cette nouvelle venue dans la famille. Elle lui fera subir le sort qu’elle a elle-même enduré dans sa jeunesse, parce qu’une part d’elle ne connaît que ce mode d’être au monde : infliger le mal que l’on a reçu. C’est la beauté de la nièce qui a réveillé ce désir plus fort que tout. Jusqu’alors, elle s’est contentée d’exercer sa volonté sur son époux : c’est sans aucun intérêt puisqu’il ne la contrarie jamais. Faire du mal à ses propres filles n’en a guère plus puisqu’elles sont laides et mauvaises. Mais souiller la beauté et l’innocence de cette jeune personne, voilà qui la comblera !
Sa décision la laisse légère, d’humeur badine, gaie et accueillante à tous les délices de la vie de château. Elle la paiera par de nouveaux cauchemars, revenant presque chaque nuit, tribut accordé par sa mauvaise conscience à la jouissance de torturer plus faible qu’elle.
Il y a à nouveau dans le royaume un roi bon et faible, une reine méchante et toute-puissante, des princesses détestables, et une pièce rapportée soumise et malheureuse : le conte se répète et bégaie, à l’image de l’histoire, celle « avec sa grande hache » *...
* Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance