28/10/2020

Le Malentendu

Martine Besset


« …le frisson risque de s’évanouir...»
Le rouge et le noir


C’est le moment qu’elle aime : il n’est pas encore huit heures du matin, elle est prête, sa toilette est terminée, les quelques menues tâches de rangement effectuées, et les boxes de part et d’autre du sien bruissent des activités des autres pensionnaires. C’est un moment où elle peut imaginer que tout est possible. Elle n’a pas encore enfilé la blouse réglementaire, obligatoire même pour descendre au réfectoire. Elle embrasse du regard sa chambre, si on peut appeler ainsi les douze mètres carrés bordés par des murs qui n’atteignent pas le plafond, et dont l’intimité n’est protégée que par un rideau en guise de porte. C’est néanmoins la première fois de sa vie qu’elle dispose d’un espace à elle, et ce bonheur-là la comble. Elle a ouvert sa fenêtre, et s’assoit sur le rebord.

Pestant contre un embouteillage, il fait virer sa motocyclette d’un brusque coup de guidon, et s’engage dans la rue en espérant rejoindre plus loin son itinéraire habituel : ce n’est pas le moment d’arriver en retard au travail. La rue longe une haute façade de meulière brune, percée de nombreuses fenêtres identiques. Il n’avait jamais remarqué ce bâtiment. Il ralentit un peu en apercevant une jeune fille à l’une des ouvertures du second étage. Elle lui semble jolie. Il ralentit encore, puis sans réfléchir, lui fait un signe de la main.

Elle a entendu le ronflement de la moto, incongru dans cette rue calme dont l’internat occupe tout un côté. En face, quelques pavillons paisibles dorment encore, dans des jardins clos de grilles. Elle la voit ralentir, distingue le visage d’un jeune homme à demi caché par un casque, le geste du garçon vers elle la surprend, puis la fait sourire. Elle répond à son salut en levant la main à son tour.

Le garçon actionne les vitesses de la moto et repart en trombe. Le lendemain, il n’y a pas d’embouteillage, mais le souvenir de la fille à la fenêtre le conduit néanmoins vers la rue qu’il a empruntée la veille. Il se demande ce que peut être ce bâtiment : une école, un hôpital, un couvent, une prison ? Il décide que la jolie fille ne ressemble ni à une nonne ni à une criminelle, et qu’une malade ne prend pas l’air à sa fenêtre un gris matin d’automne. Alors va pour une école...Mais, apparemment, on ne doit pas y rigoler tous les jours...Il ralentit, lève les yeux : la fille est là, à la même fenêtre que la veille. Il la salue d’un geste de la main, elle lui répond, il met les gaz et fonce vers son lieu de travail à l’autre bout de la ville.

Pour elle, cette deuxième fois change la donne: aujourd’hui s’exprime la volonté et le désir que ce qui est arrivé hier par hasard se produise à nouveau. Son quart d’heure matinal de liberté s’en trouve bouleversé : au luxe de la solitude, de la chambre à soi, de la blouse un instant oubliée, s’ajoute ce geste de la main partagé, qui ouvre cette bulle de légèreté vers autre chose, que le monde clos et exclusivement féminin de l’internat ne lui offre pas. Quelque chose qui la trouble, qui la tente, mais qu’elle veut tenir à distance.

Dès lors, tous les matins, le garçon passe avec sa moto dans la rue, longe l’école, lève les yeux vers la fenêtre, et agite la main vers la jeune fille qui lui répond d’un geste symétrique. Puis il accélère et fonce sur sa moto vers le quartier où il travaille. Dans la journée, il n’y pense jamais. Mais chaque matin, ce rite immuable fait naître dans sa tête des images qui le surprennent : il s’imagine lui proposer un rendez-vous nocturne dans le parc de l’école, passer nuitamment par-dessus le mur d’enceinte, la rejoindre sous les arbres, des filles enfermées comme ça toute la journée, ça ne doit demander que ça...

Elle attend désormais chaque matin le bref instant de leur échange de saluts, et entoure ce rituel d’un secret absolu : même ses deux amies, avec qui elle partage tant de choses, n’en savent rien. Il y a là une brève parenthèse dans le temps, qui n’appartient qu’à elle, et qu’elle fait durer en y pensant à différents moments de la journée. Elle ne manifeste aucun intérêt, aucune curiosité, pour le conducteur de la moto. Ce qui compte, c’est qu’un matin un garçon ait ralenti sous sa fenêtre et l’ait saluée de la main, puis qu’il ait recommencé le lendemain et tous les jours maintenant depuis deux semaines : qu’elle ait été choisie, elle, pour recevoir ce geste, et que cela ne se démente pas. Elle ne désire pas autre chose : juste ce bonjour de la main, auquel elle répond sans un mot. Ensuite, elle rejoint ses camarades, ses amies, ses professeurs, cet univers de femmes qui est le sien six jours par semaine. Sa totale étanchéité au réel de la rencontre avec l’autre sexe en fait un lieu de frustration mais aussi un cocon protecteur.

Un matin, il se sent brusquement un peu idiot d’agiter la main ainsi depuis quinze jours sous la fenêtre d’une fille qu’il n’a jamais vue de près : si ça se trouve, elle est moche comme tout...Il décide d’en avoir le cœur net et de changer de stratégie. Il arrête complètement le moteur de sa moto, relève la visière de son casque, et la tête levée vers elle, il lui demande comment elle s’appelle. La fille semble hésiter, se tait, puis disparaît à l’intérieur. Il attend quelques secondes, hausse les épaules, grommelle « connasse ! » en remettant son casque, et démarre dans un bruit rageur d’échappement.

La question du garçon l’a secouée comme un choc électrique, qui l’a propulsée de la fenêtre vers l’intérieur de la chambre. Ce qu’il lui a demandé importe peu, mais le fait qu’il lui ait parlé la bouleverse: elle aimait que cette série de brefs rendez-vous répétés de jour en jour restât silencieuse et anonyme, que le langage ne modifiât pas sa reproduction à l’identique chaque matin. Elle aimait aussi que la répétition sans fin du même ne laissât aucune place au désir d’autre chose. Et voilà que les mots du garçon viennent de rompre cette boucle fermée sur elle-même, tentent de lui substituer l’attente d’une rencontre des corps dont elle n’a pas envie. Alors c’est son corps qui a réagi le premier : elle n’a pas réfléchi à ce qu’elle allait dire ou ne pas dire, elle a seulement reculé, comme si les mots qu’elle venait d’entendre l’avaient poussée violemment au fond de la pièce, et a attendu que le bruit de la moto se soit estompé au bout de la rue pour aller fermer sa fenêtre. Son cœur bat la chamade, elle ne parvient plus à remettre de l’ordre dans l’affolement de ses pensées. Elle enfile sa blouse, descend rejoindre ses compagnes au réfectoire.

Le lendemain, elle ne s’assoit pas à sa fenêtre, les jours suivants non plus. Pendant longtemps ensuite, le choc ressenti ce matin-là lui laisse un souvenir énigmatique et un peu honteux.

1 commentaire:

  1. Le Malentendu : pas besoin d’un producteur milliardaire qui choisirait un réalisateur célèbre et des stars bankables pour en faire un film de presque trois heures. Il suffit à un jeune cinéaste de s’entendre avec deux amis, prendre sa caméra vidéo, et faire son premier vrai court-métrage dans une rue du quartier bordée d’un bâtiment ressemblant à un pensionnat.

    Car le texte adopte la forme d’un scénario de film, et va même plus loin : les points de vue, alternant entre la jeune femme qui vient à sa fenêtre et le jeune homme qui passe devant sur sa moto, esquissent déjà le plan de stournage.

    La situation de la femme, son bonheur d’être chez elle dans sa boxe, jouissant de son autonomie, constitue une mise en route calme, lente, contemplative, le seul mouvement étant sa toilette et sa venue à la fenêtre.

    Puis s’y introduit soudain, comme dans un film, l’élément perturbateur, le mouvement rapide et bruyant qui déclenchera l’intrigue. L’homme arrive vrombissant devant la femme immobile, et ils se rencontrent de bas en haut, chacun surpris de son propre geste envers l’autre. L’homme prend l’initiative, la femme y réagit.

    L’incident se reproduit le lendemain. Déjà les réactions changent. L’homme a décidé, sans se demander pourquoi, presque nonchalamment, de retrouver la femme ; elle, au contraire, est troublée, émue par cette ouverture de sa « bulle de légèreté » vers quelque chose de nouveau. L’attirance l’envahit, non pas tant vers la personne qu’elle voit un instant, mais vers une façon plus sensuelle de percevoir le monde.

    Le film se poursuit. Pour la femme, l’échange de gestes lui permet d’aborder la sexualité, sans jamais l’attacher charnellement à un homme. Elle explore ses propres sens. L’homme reste dans le non-engagement. Pour lui l’attirance est secondaire, pratique (il s’imagine la rencontrer, même la trousser dans les bois). La femme cède aux émotions, l’homme n’en a rien à faire.

    L’homme agit, fait un pas supplémentaire vers elle pour affirme sa présence. Elle n’y est pas prête. Les rencontres se terminent mal, car les protagonistes n’avancent pas à la même vitesse. Chacun exhibe les pulsions attribuées aux hommes, aux femmes.

    Le réalisateur putatif n’a qu’à suivre le scénario, en l’adaptant à ses deux comédiens. Le seul plan pour lequel il devra inventer est le dernier, qui traduira en images visuelles la situation de la femme, à l’avant plan comme au début : « Pendant longtemps ensuite, le choc ressenti ce matin-là lui laisse un souvenir énigmatique et un peu honteux. » Une plage ? Sa fenêtre ? La rencontre d’un autre homme ? Faisons seulement confiance à notre réalisateur débutant et sensible de ne pas rajouter une séquence dans laquelle l’homme et la femme se retrouvent, s’expliquent, tombent amoureux.

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