" Je me souviens de..."
Les grandes peurs des années Soixante
A Poona nous sommes montés dans la « voiture Bénarès » d’un train qui traversait l’Inde d’Ouest en Est. En route notre wagon a été découplé et raccouplé plusieurs fois, et laissé seul six heures au soleil brûlant sur un lacis de rails. La nuit, dans une région à bandits, des gardes armés sont montés, avec des fusils qui, appuyés par terre, leur venaient jusqu’à l’épaule. Vers le matin ils sont redescendus.
De Bénarès nous avons pris un train jusqu’à Patna puis un avion pour Katmandu.
Après une semaine ma compagne de voyage devait repartir à Poona. Nous avons pris un pousse-pousse pour aller à l’aéroport. Les triporteurs que nous connaissions à Poona, ville plus riche, étaient motorisés, une motocyclette portant une cabine légère à deux places. Au Népal, le conducteur devait tout faire avancer en pédalant.
Notre conducteur, en maillot de peau de couleur incertaine et lunghi blanchâtre, nous avait sollicités vigoureusement. Ses bras, ses jambes étaient secs, maigres, ses genoux et épaules nus aussi noueux qu’un olivier. Avant de se mettre sur le vélo, il a toussé longuement, ses traits tirés par l’effort, son corps agité, son dos s’arrondissant pour alléger sa poitrine.
La route de l'aéroport montait. Il s’est dressé pour mieux pousser. Debout sur les pédales, avec un balancement marqué de gauche à droite, il était secoué par des accès de toux.
Nous avancions de plus en plus péniblement. Mes scrupules grandissaient. J’ai attiré son attention et lui ai fait comprendre que je voulais descendre et accompagner le pousse-pousse à pied. Quand la route s’est aplanie je suis remonté dans la cabine. Arrivés devant le terminal, nous avons réglé la course et l’homme est reparti en vitesse à la recherche d’autres passagers.
De ce trajet il me reste moins des images que le son riche, vibrant, résonnant de la toux grasse, émergeant d’une marée de mucus dans ses poumons ravagés, exacerbée par l’effort pour transporter trois adultes. Combien de temps allait-il continuer à chercher des passagers qu’il était incapable d’amener à leur destination ? A y penser je me retrouve, ni honteux d’être du côté privilégié du fossé entre riches et pauvres, ni gêné par mon geste futile d’aide, mais troublé par la trace desséchante d’incapacité. J’ai de la peine quand je pense à cet homme qui mourait devant – devant – nous. Je n’ai pu rien faire, je n’ai rien fait.
ooOoo
Avant d’être remplacés par des trolleys, puis des autobus, des tramways à impériale sillonnaient le centre-ville de Belfast comme des navires altiers, et remontaient de ce creux vers les quartiers excentrés et les banlieues. Ma mère les a connus tirés par des chevaux. Face aux nouveaux électrifiés, ma grand’mère aurait demandé au contrôleur s’il était dangereux de poser un pied sur un rail. « Seulement, m’dame, si vous posez l’autre sur la caténaire là-haut. »
Je prenais un tramway quatre fois par jour entre la maison et l’école, jusqu’au jour où j’ai atteint l’autonomie grisante d’un vélo et pouvais, avec des amis ou seul, rayonner comme un aviateur dans son monoplan. Je ne montais dans le tramway qu’occasionnellement. Allant en ville un jour, assis sur l’un des deux bancs latéraux à l’arrière du compartiment, j’ai vu arriver deux femmes. Elles se sont assises en face. L’une portait précautionneusement une boîte carrée en fer blanc, en veillant à la tenir à plat.
Mais le tram a soudain cahoté et la femme a perdu l’équilibre, assez pour que sa boîte lui échappe des mains, et s’ouvre en tombant. A l’intérieur, un grand gâteau à la crème. Les passagers proches ont juste eu le temps de voir – mais pas de lire – des mots écrits avec un ruban de crème et entourés de cerises confites, de fragments d’angélique, d’éclats de chocolat. Puis tout a glissé comme un flanc de montagne sous des pluies torrentielles, ne laissant qu’un magma informe dans la boîte.
La femme aurait pu crier, jurer, pleurer devant son amie. Ou rire comme une folle. Ou faire comme si ça n’avait pas d’importance. Non, elle a regardé sa boite, les restes de son gâteau. Son visage était figé. Seuls ses yeux montraient sa peine. Je l’imagine en route pour une fête d’anniversaire ou chez des amis, avec un des gâteaux pour lesquels elle était renommée.
Comment allait-elle gérer sa peine ? En faisant de ce contretemps une anecdote hilarante, ou en l’oubliant ? En sentant un petit spasme lui prendre à la gorge quand elle voyait un beau gâteau, elle qui n’en a jamais plus fait ? Je n’étais qu’un spectateur, mais je m’interroge encore, j’ai encore de la peine, envahi par la sensation desséchante d’incapacité. Je n’ai pu rien faire, je n’ai rien fait.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerDeux situations, qui paraissent très éloignées l’une de l’autre dans l’espace et le temps. L’une se déroule au bout du monde, entre Inde et Népal, où voyage le narrateur alors jeune adulte ; l’autre, il l’a vécue adolescent dans sa ville natale d’Irlande.
Elles ont en commun de mettre en scène des personnages inconnus du narrateur, dont il croise la route par le plus grand des hasards : il aurait pu choisir un autre pousse-pousse pour se rendre à l’aéroport, emprunter un autre tramway ou se déplacer comme d’habitude avec sa bicyclette... Ces personnages lui proposent sans le savoir d’être malgré lui le spectateur de leur malheur. C’est de ce rôle de spectateur que le narrateur ne se satisfait pas : il lui laisse aussitôt un sentiment d’impuissance, qui n’a pas disparu des décennies plus tard.
Et pourtant, qu’aurait-il pu faire ? Le conducteur de pousse-pousse est à l’article de la mort, mais n’a pas d’autre choix que de « solliciter vigoureusement » des passagers, et s’efforcer de les mener à bon port malgré la toux qui l’épuise. L’incident survenu dans le tramway aura peut-être une série de conséquences désastreuses pour la dame au gâteau, mais il était imprévisible, et personne n’aurait pu l’éviter.
Pourquoi alors en être aussi malheureux ? La conscience de notre humanité commune nous rend sensible au malheur d’autrui, fût-il totalement inconnu de nous. Son sort, qui n’est pas de notre fait, nous désigne pourtant comme en partie responsables, et c’est de cela que nous avons honte : de notre impuissance à faire quelque chose de cette responsabilité qui nous échoit, dont au fond de nous-mêmes nous assumons l’existence, mais qui à cet instant précis nous encombre.
Souvent, notre mémoire choisit de ne rien retenir de ces moments « de peine ». Ceux qu’il évoque ici subsistent longtemps après dans le souvenir du narrateur : en faire le récit est peut-être un moyen de s’en libérer. En les racontant, il cesse d’en être le spectateur impuissant pour en devenir le témoin, au sens étymologique : celui qui certifie. Grâce à lui, le malheur ordinaire se trouve à la fois attesté dans sa réalité, et transfiguré par la fiction dont l’habille l’écriture. Ceux qui en sont affligés passent du statut d’humains anonymes à celui de personnages.