20/09/2020

Le rouge et le noir

 Denis Mahaffey


"La maîtresse (...) l’avait regardée de l’ air sévère
 qu’elle réservait aux élèves dissipées."

Le saut dans le vide


La mémoire peut trahir : elle brode sur le passé, le reprise ou le rapièce, ou le découpe sans faire d’ourlet, laissant les bords s’effilocher, ou apparie deux pièces mal assorties, ou entrelace tout dans un fouillis indémêlable (comme ce mot), ne léguant qu’une couleur, une texture, rien qu’un parfum ; ou elle le cache au fond de la boîte à couture des souvenirs.

La mémoire peut aussi être trahie.

Un ami, arrivant à Paris aux aurores, il y a quelques décennies, d’un voyage dans les îles grecques, m’a rapporté un petit tapis, 50cm sur 35cm. Je l’ai posé par terre devant le poêle à gaz de l’appartement. L’ai-je fait avec trop de nonchalance (apparente, car j’étais content du cadeau) ? Nos relations étaient déjà en délicatesse, et il fallait sans doute faire plus de cas de son geste. Des mois plus tard, j’ai vu une note reçue d’un de ses autres amis – la feuille traînait côté écrit en haut, une invitation trop pressante pour que ma curiosité y résiste.

« Je comprends ta peine à le voir balancer ton cadeau par terre pour ne plus s’en occuper. »

Après des années au coin du feu, le tapis m’a suivi vers une autre vie, dans une maison où il a survécu aux pieds et aux jeux d’enfants, a servi à bloquer les courants d’air sous une porte, est passé ici et là ; la trame et la chaîne de fil blanc émergeaient du poil de plus en plus maigre ; les losanges rouges et le fond noir perdaient leur éclat.

Il est dépenaillé comme un vieux chien galeux. Nous en débarrasser ? Pourquoi pas ? La mort a mis depuis longtemps celui qui me l’avait donné à l’abri d’un nouveau ressentiment.

Alors la poubelle ? Ce serait logique, même pas Emmaüs.

Pourtant le tapis est plus qu’un vieil objet dont il convient de débarrasser le plancher. Le tracé de son histoire à partir de son arrivée dans ma vie un matin d’été restera peut-être intact. Mais il ne sera plus présent, visible, pour ajouter la petite charge de culpabilité qui ne manque pas d’électriser la mémoire. J’étais accusé de désinvolture en accueillant le tapis, délit dont j’étais innocent, mais dans le contexte d’un détachement progressif de la relation. Innocent du vol d’un pain, mais coupable d’être parti avec la caisse de la boulangerie.

Le tapis parti, le frisson risque de s’évanouir. L’aiguille armée de son fil de laine est levée, mais la chaussette trouée est partie dans les chiffons. Quand ses références lui sont arrachées la mémoire, traîtresse incorrigible, est trahie à son tour. 

Postface : sur le point de partir en détritus, le petit tapis a été recyclé. Il se trouve au fond du panier du chat.


1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    Le texte annonce d’emblée que la mémoire est double: souvent trahie, elle peut aussi devenir traîtresse.

    Trahie, certes, notre mémoire l’est sans arrêt : nous ne nous rappelons que ce qui nous arrange, nous enjolivons la réalité ancienne pour la raconter aux autres (et parfois à nous-mêmes) et y jouer le beau rôle, nous confondons les lieux et les dates, et quelquefois, hélas, les personnes censées habiter nos souvenirs.

    Elle devient traîtresse lorsqu’elle fait surgir brusquement, au moment où nous ne l’attendions pas, un événement longtemps refoulé que nous avions inconsciemment choisi d’oublier : mais alors sa trahison signe une libération, et vient mettre du sens à une série de symptômes douloureux qui nous gâchaient la vie. Lorsqu’au contraire elle refuse de nous rendre un souvenir que nous savons pourtant rangé quelque part dans notre mémoire, et dont nous aurions tellement besoin à ce moment-là, ou de retrouver ce nom que nous avons au bout de la langue, alors nous accusons notre fatigue ou notre âge de cette trahison.

    L’auteur du texte parle d’une trahison plus graduelle, plus insidieuse, me semble-t-il : la mémoire effacerait peu à peu les émotions liées aux objets, alors que ces objets continuent à partager notre vie. Le tapis est toujours là, mais qu’en est-il des sentiments suscités par le cadeau de celui qui l’avait donné, et de ceux qui nous liaient à lui ?

    Je vois plutôt dans ce texte l’évocation de ces objets qui nous suivent au long des années. Ils arrivent un jour chez nous, don d’un ami, coup de cœur esthétique, ou réponse utile à un réel besoin pratique. Ils survivent aux grands ménages de printemps, aux déménagements, aux séparations ; un jour arrive où l’ami n’en est plus un, où le goût a changé, où l’utilité n’est plus évidente : mais l’objet, lui, est resté là. Il a parfois changé de place, de destination, il lui est arrivé d’avoir été rafistolé après une maladresse, mais il est toujours là. Et c’est justement cette permanence qui fait sa valeur ; non le prix qu’il a coûté, ou sa rareté, ou le souvenir ému du donateur, mais le fait qu’il ait été un témoin muet et devenu presque invisible de tout ce qui fait notre vie. Plus il est là depuis longtemps, plus nous y sommes attachés. C’est justement parce qu’il a toujours été là que nous l’aimons.

    Dans un coin de mon bureau, sont assis deux baigneurs en celluloïd, survivants de ma lointaine enfance : démodés, fragiles, mutilés (l’un a perdu un pied), ils n’ont jamais servi à aucun des enfants des deux générations qui m’ont suivie. Aucun enfant d’aujourd’hui n’en voudrait, ils n’intéresseraient pas un collectionneur, et il m’est impensable de m’en séparer parce que de toute façon l’idée ne m’en est jamais venue. Après moi, qu’importe ? Ils auront seulement duré autant que moi, et leur valeur s’éteindra avec moi

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