Martine Besset
« L’avant
seuil de l’adolescence, puis le seuil »
Peau de pomme, langue de chat
Je me souviens de la traite des blanches, pourrait-on écrire à la suite de la litanie de Georges Perec (*)...Aucune adolescente d’aujourd’hui, je le jurerais, ne serait capable de donner le début d’un commencement d’explication à cette expression pour le moins équivoque. Seules sans doute celles que la puberté cueillit au début des années soixante se rappellent peut-être qu’elle représentait la menace avec laquelle on douchait souvent leurs velléités d’indépendance. Elle était brandie avec tant d’effroi et de conviction qu’on en oubliait de demander ce qu’elle voulait dire exactement...Les parents et grands-parents qui la ressortaient à tout propos se gardaient d’ailleurs bien de l’assortir de précisions, et se contentaient souvent de la compléter par un mélodramatique « Tu te retrouverais à Tanger ! », propre à nous faire rentrer dans le rang.
(*) Georges Perec, Je me souviens, 1978
(**) voir La rumeur d’Orléans, d’Edgar Morin, 1969
Je ne sais si cette ville marocaine était réellement la plaque tournante de la prostitution internationale, ou si les esprits de nos géniteurs étaient seulement contaminés par un exotisme colonial de pacotille...Toujours est-il que mes copines et moi n’avons jamais pris au sérieux cette histoire : nous y imaginions tout au plus des activités clandestines et interdites, un grouillement de population interlope (nous adorions ce mot), des hommes en costumes voyants et des femmes de mauvaise vie aux cheveux platine, des échanges de plus d’argent que nous n’en verrions jamais dans toute notre vie ; notre imagination, ignorante du malheur et de la servitude, se limitait à des scènes qu’auraient pu jouer Jean Gabin et Mireille Balin dans un film en noir et blanc.
Nous risquions de nous retrouver à Tanger, donc, si nous nous laissions aborder dans la rue, si nous acceptions un verre ou un bonbon, si, horreur, nous montions à bord d’une voiture inconnue...Même s’asseoir seule dans une salle de cinéma, aller dans les boutiques sans chaperon, pouvait nous transformer en proies potentielles...A entendre nos parents, les rues de nos villes étaient peuplées de prédateurs prêts à fondre sur les innocentes que nous étions. Ma mère soupçonnait tous les hommes croisés
dehors en plein après-midi d’être des
proxénètes, puisqu’ils n’étaient ni à l’usine ni au bureau... Se souvient-on qu’en 1969, une rumeur délirante (et violemment antisémite) , se répandit dans la ville d’Orléans, puis dans tout le pays ? (**) On racontait que des jeunes filles disparaissaient dans les cabines d’essayage de certains magasins de la ville, et se retrouvaient à bord d’un bateau pour Tanger, après être passées par un réseau de souterrains reliant entre elles les boutiques du crime...
Je ne sais ni quand, ni comment, on a cessé d’agiter la menace de Tanger au-dessus de la tête des filles en mal d’émancipation. Cette volonté-là devait se heurter à des interdits enracinés depuis des siècles pour qu’on dût avoir recours à des épouvantails aussi peu subtils...Je me rappelle que l’arsenal dont disposait nos parents comportait aussi deux autres menaces censées nous dissuader de vivre notre vie : les blousons noirs, et les terrains vagues.
Les premiers ne terrorisaient guère que nos parents. Ils se déplaçaient en bande, faisaient beaucoup de bruit, avaient remplacé le costume cravate par le jean et le blouson de cuir, et écoutaient une musique qui écorchaient les oreilles des gens civilisés. Peut-être que nos parents craignaient surtout pour leurs filles la virilité affichée par ces jeunes gens rouleurs de mécaniques, qui dans leur grande majorité étaient parfaitement inoffensifs ; ces groupes de jeunes mâles ne dédaignaient pas emporter des jeunes filles en croupe à l’arrière de leurs motos pétaradantes, ou les faire tournoyer dans des rock and roll endiablés qui dévoilaient le haut de leurs cuisses...Pas de ça, ma fille ! Nous obéissions à contrecœur, trouvant pourtant du charme à ces mœurs agitées: qui n’a pas eu quatorze ans sous de Gaulle ignore ce que pouvait être l’ennui de la chape morale qui pesait sur nos épaules, et, merci mai 68, n’allait pas tarder à se fissurer !
Les terrains vagues faisaient partie du paysage, en ces années où l’urbanisation à tous crins n’en était qu’à ses débuts (et faisait naître des promesses enchantées qui se sont transformées en cauchemar). Ils s’étendaient dans les centres des villes, à la place des taudis sombres et humides qu’on avait fini par démolir, et parsemaient les nouveaux quartiers périphériques, là où l’on construisait les tours flambant neuves destinées à reloger leurs habitants. Ils constituaient des vestiges de nature dans le paysage urbain, et n’étaient pas encore des dépotoirs : on n’y trouvait ni seringues ni emballages de plastique, seulement quelques emballages de paquets de cigarettes, des bouteilles vides ou des préservatifs, signalant des activités vespérales et clandestines. On y trouvait surtout des cailloux, des gravats, des flaques d’eau, au milieu desquels parvenaient à pousser des fleurs des champs têtues , des orties, et parfois des cabanes de planches et de cartons construites par les gamins du quartier. Ces îlots de résistance au béton étaient réputés devenir le lieu de tous les dangers la nuit venue : aucun lampadaire ne les éclairait, les bâtiments entre lesquels ils s’inséraient recélaient moult cachettes d’où pouvait surgir un tueur ou un violeur, que leur terrain inégal ne permettait pas de fuir en courant à toutes jambes...Il était donc formellement interdit de les traverser lorsqu’il faisait noir, même quand cela constituait un raccourci appréciable pour rentrer chez soi.
Un jour, je devais avoir douze ou treize ans, une jeune femme de l’entourage de mes parents, qui se prénommait Marguerite, fut retrouvée assassinée dans un des terrains vagues de notre ville. Je n’ai jamais rien su des détails de ce crime qui a bouleversé un temps le voisinage, mais pendant des années le mot « terrain vague » et le mot « assassinée » ont été indissociablement liés dans mon esprit. Tanger m’avait semblé un fantasme exotique, les blousons noirs m’avaient paru bien plus séduisants que dangereux ; les terrains vagues, eux, ont été longtemps pour moi associés au réel du sexe et de la mort, hantés par le souvenir d’une Marguerite massacrée dans la fleur de son âge.
(*) Georges Perec, Je me souviens, 1978
(**) voir La rumeur d’Orléans, d’Edgar Morin, 1969
Si j’étais amateur de films catastrophes, et que j’étais tenté d’aller voir Les grandes peurs des années soixante, je me douterais bien que le jeune ingénieur qui pointe la vulnérabilité du barrage face à l’ouragan attendu, et qui est ridiculisé par le conseil municipal de la ville en aval, aurait raison ; les eaux engloutiraient les habitants (sauf ceux et celles, dont sa bonne amie, sauvés grâce à la bravoure de notre héros).
RépondreSupprimerPour un écrit autobiographique sous le même titre, je ne m’attends pas au même schéma formaté. Les jeunes femmes avec lesquelles la narratrice s’identifie sont simplement trop averties pour accepter les avertissements parentaux et sociaux, reflets de peurs qui sont plutôt des phobies.
La traite des blanches, mais dans quels roman de gare, ou pamphlet raciste, sont ils allés chercher cela ? Les blousons noirs leur semblent dangereux parce qu’ils se remuent au lieu de se ranger, jusqu’à ignorer la bienséance vestimentaire, abandonnant le complet gris pour le cuir. Les parents condamnent, les filles songent à caresser cette seconde peau noire, luisante et souple, exposée comme celle des naturistes.
Pour les terrains vagues, c’est la même chose. Malsains, anarchiques, pleins de dangers, surtout la nuit. Brisons cette association fatale. Le propre de l’adolescence est relever des défis, et braver les interdits, en allant là où on a peur, pour se libérer de ceux qui les posent.
Sauf que dans ce cas, l’ingénieur à raison. Le barrage se fissure, s’écroule.
Quittons l’analogie pour la réalité : sur un terrain vague une jeune fille est assassinée. L’ordre des choses est renversé : les parents auront eu raison. Si la narratrice a longtemps associé les terrains vagues et la mort, c’est parce que le lieu éveille en elle la phobie de ses parents.