Denis Mahaffey
"C'est alors que je me suis souvenu."
Socquettes et soutifs
Nous nous connaissions, tous les cinq, depuis des années. J’avais même rencontré Jim le premier jour d’école sur le trottoir devant le petit lycée, réduit comme moi au silence par ce que nous redoutions de vivre à l’intérieur (nous allions vite redevenir des bavards). Mais c’est sur l’avant-seuil de l’adolescence que les liens particuliers que j’avais avec chacun des quatre nous ont rapprochés. J’étais donc, je me surprends à le constater en les ressortant des limbes de la mémoire, le nœud de ce réseau.
Jim, Brian, Desmond, Salters, moi. Jim était grand et large, avec un corps de pilier d’équipe de rugby ; Brian plus ramassé, mais solide, aurait fait un honnête avant dans la même équipe ; Desmond était élancé, avec une hauteur de caractère et une élégance aptes à faire sensation appuyé sur une queue de billard. Moi plus petit, mais avec une énergie et une agilité qui pouvaient faire croire à ma maîtrise d’un ballon de foot ; et Salters, plus petit encore, avec une allure bizarre, un soupçon de bec de lièvre et des lunettes rondes, mais aussi un formidable aplomb : imaginons-le tireur d’élite.
Notons la provocation qu’il y a à nous définir par nos supposés talents athlétiques. Car nous étions solidaires dans notre rejet de la valeur suprême attribuée dans l’établissement à la concurrence sportive. C’est même ce qui nous caractérisait pour nos camarades et adversaires de classe. Moi surtout, pour mon mauvais esprit : en Education Physique je grimpais sur les cordes d’escalade suspendues du plafond comme une araignée remontant son propre filament, au milieu des lourdauds musclés naufragés en bout de corde ; mais quand les deux capitaines du jour choisissaient leurs équipes pour le match de fin de cours, ils se disputaient pour éviter de me recruter, allant jusqu’à des offres sordides d’un joueur bonus pour neutraliser ma nocivité.
L’avant-seuil de l’adolescence, donc, puis le seuil, puis la porte s’ouvrant sur un monde inédit pour chacun. C’est comme si, par un phénomène géologique inimaginable, un étang dans lequel l’enfant a barboté débordait soudain de sa sage ceinture de roseaux et emportait le petit baigneur vers l’Océan. Ce corps qui n’est plus celui d’un enfant mais pas encore adulte est soutenu bon gré mal gré par la houle, ses sommets, ses creux, au-dessus de profondeurs bleuâtres terrifiantes et attirantes.
Nous étions en étude, et je partageais avec Brian un double pupitre : plan de travail incliné et banc solidaires sur une armature en fonte. Nous étions à califourchon sur le banc comme deux cavaliers sur la même monture, moi devant, lui derrière. Nous apprenions langoureusement une leçon de grec, en partageant le manuel de grammaire ou livre d’histoire, je ne sais plus. Je tenais le livre, Brian se penchait derrière moi pour lire.
Il n’était mon aîné que de quelques mois mais, alors que mon corps restait enfantin, menu, lisse, Brian avait grandi, mûri, son corps était déjà trapu. J’étais engoncé dans mon uniforme de lycéen, la cravate de travers sous un col de chemise fripé, autour d’un cou qui ressemblait encore à une tige ; Brian portait le sien avec une nonchalance d’homme, ses membres remplissaient les manches bleu-marine et les jambes grises, son cou occupait tout son col. Il se rasait déjà, je ne voulais pas m'occuper du duvet invisible entre mon nez et ma bouche.
Sa joue a touché la mienne.
Nous les garçons nous pouvions nous bousculer, donner des coups de coude, nous agripper en nous poursuivant ; autrement, nous évitions le contact physique.
La joue de Brian est néanmoins restée un instant sur la mienne avant d’être retirée. Je regardais la page sans la voir.
Sa tête s’est déplacée d’un centimètre, et j’ai ressenti sa joue contre la mienne.
Ma peau devait avoir la texture d’une pomme, lisse, fraîche, douce mais ferme. La peau qui la touchait ressemblait à la langue d’un chat, raclant plaisamment ce qu’elle lèche.
Nous ne faisions aucun autre mouvement. Seules nos têtes bougeaient. En entrant dans un jeu de grandes personnes que je n’avais jamais joué mais dont je connaissais, comme par osmose, les règles, je savais que mon rôle était d’être disponible ; et Brian savait que c’était à lui d’imposer – ou plutôt, si j’y pense, « poser » sa présence.
Nos joues se sont touchées à nouveau. Je sentais, derrière la surface qui piquait, la chaleur de sa chair. Le temps est devenu rythmique comme un cœur battant, la conjugaison grecque a perdu son sens sur la page.
J’avais un sentiment de plénitude, de paix, de silence ; de sécurité. Sécurité ? Entourés par des élèves qui, s’ils avaient détecté notre jeu clandestin, auraient été sans merci ? Oui quand même, une sécurité... existentielle. J’ai su : par ce contact avec l’Autre, j’existe ; donc je suis.
Nous avons ainsi connu la sensualité, masculine et féminine. Et la sexualité ? Franchement, non : le marqueur d’une excitation, si candide chez les garçons, n’y figurait pas.
Un temps hors du temps. Quelques minutes. Nous avons changé de position, nous sommes mis côte à côte, le livre entre nous. L’étude s’est terminée. Ce toucher-là ne s’est pas reproduit, et nous n’y avons jamais fait référence, ni en parole ni par un regard. Nous sommes restés de bons amis jusqu’à la fin de notre scolarité.
Postface : que sont-ils devenus ?
Brian est mort à quarante ans. Desmond me l’a appris. Pasteur de métier, Desmond a vécu vingt ans après une greffe de rein. Salters mène une vie active de conférencier en Irlande. Moi je suis devenu grand de taille, et il m’arrive d’être mal rasé, et de « poser » la présence de ma joue sur une autre, soyeuse comme une peau d’abricot. Pour Jim, qui a été instituteur, je ne sais pas.
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RépondreSupprimerMartine Besset écrit :
RépondreSupprimerLa première rencontre avec un autre corps, à l’adolescence, peut avoir des conséquences imprévisibles : un traumatisme ravageur, ou la révélation d’une orientation sexuelle définitive plus ou moins assumée, ou la submersion par une émotion inconnue que le temps transformera en beau souvenir...L’épisode narré ici fait sans doute partie de cette troisième catégorie.
Cette rencontre des corps, ou plutôt de deux toutes petites surfaces de ceux-ci, deux joues, a-t-elle été préméditée ou fortuite ? Brian, le garçon à la peau rêche comme une langue de chat, est le seul à connaître la réponse...Car de toute évidence, le narrateur a vécu ce moment – quelques secondes, pas plus, sans doute – comme une surprise totale. Une surprise qui aurait pu revêtir le masque hideux d’une agression, et qui par bonheur lui a donné « un sentiment de plénitude ».
Plénitude, complétude...A l’adolescence, ces moments-là sont rares : chacun est enfermé dans la solitude d’un corps qu’il ne reconnaît plus, obligé de se contenter du sexe que la biologie lui impose. L’enfance, au cours de laquelle tout était possible, y compris l’impossible du réel, est finie. Il faut accepter, tant bien que mal, de se ranger dans une catégorie...
Ce contact de deux joues a été un moment de grâce, de répit dans cette marche irréversible vers un rôle social définitif. Le narrateur goûte le cadeau que lui fait ce jour-là le hasard (ou tout ce que l’on voudra mettre à cette place...) : sentir qu’il existe pour un autre, que son corps peut être désiré, que la passivité sied aussi aux garçons, que la frontière est floue entre le masculin et le féminin et que l’on peut passer de l’un à l’autre...Un moment parfait, sans doute !
Si parfait qu’il n’a pas été utile, ni même possible, d’en parler ensuite. Comme si le narrateur savait qu’il resterait unique, mais qu’il fallait le garder en mémoire, comme un trésor secret.