Martine Besset
« un trou qui allait me happer... »
L’effet Lazare
L’effet Lazare
« Mais pourquoi elle a fait ça, la maîtresse ? » La petite fille renifle avec des sanglots bruyants, et son poing fermé étale de grosses larmes sur ses joues. Elle franchit en hoquetant la porte de la classe, puis le porche de l’école. Elle s’y arrête, pour rajuster la bandoulière de son sac, devenu beaucoup plus pesant que le matin. La rue qui mène chez elle tremblote à travers ses pleurs. C’est une rue qui monte un peu, bordée d’un côté par l’école des filles et de l’autre par celle des garçons ; les deux bâtiments occupent la plus grande partie de la voie ; sa maison est en haut, là où la rue croise un boulevard bordé de marronniers, elle n’est donc distante de l’école que d’une centaine de mètres. Elle regrette cette situation, que certaines de ses camarades jalousent pourtant: elle aurait tellement envie, certains matins, d’un trajet plus long, qui ressemble à une promenade, pour avoir le temps de bavarder avec des copines qui la rejoindraient en route, et marcher le nez au vent... Mais cent mètres, c’est presque comme habiter la cour de l’école...Et pourtant, cet après-midi là, la perspective de cette pente dérisoire l’accable de fatigue, elle lui paraît aussi difficile à gravir que les montagnes sur lesquelles papa et maman l’entraînent chaque été. Néanmoins, elle sait qu’elle sera chez elle en quelques minutes seulement, et ça, c’est le pire, elle voudrait reporter ce moment-là le plus loin possible, dans un futur qu’elle n’arrive même pas à imaginer.
La journée avait pourtant été aussi heureuse que d’habitude, dans sa classe de cours préparatoire : elle aimait tellement sa maîtresse, elle apprenait tout avec un appétit joyeux ! En fin d’après-midi on avait sorti le papier crépon et les ciseaux pour habiller une Blanche-Neige grandeur nature dessinée sur un des murs de la classe. Les petites filles étaient excitées, les tables étaient un peu en désordre, on se bousculait parfois en circulant dans la salle. Un coude maladroit avait soudain heurté un encrier, et une grosse tache avait éclaboussé la page du cahier qu’elle avait laissé traîner, au lieu de le ranger dans son casier comme la maîtresse l’avait demandé. Un cahier irréprochable, émaillé par les tb à l’encre rouge de la maîtresse...Elle avait poussé un petit cri, et puis la suite lui avait paru se dérouler dans un silence cotonneux : la maîtresse avait saisi le cahier, épongé la tache avec un beau buvard rose (ces buvards qu’on regrettait tant de maculer d’encre tant ils étaient jolis), l’avait regardée de l’ air sévère qu’elle réservait aux élèves dissipées, et avait arraché la page du cahier : le geste avait fait suffoquer la petite fille, rien jamais ne l’avait préparée à une violence pareille.
Maintenant, la page arrachée est dans son sac, avec la grosse tache au milieu, comme la preuve aveuglante que quelque chose d’inouï et d’irréversible s’est produit, et elle lui brûle le dos. La maîtresse a exigé qu’elle la montre à ses parents, et qu’elle la lui rapporte le lendemain, avec leur signature.
La honte, mais aussi un vague sentiment d’injustice, sont un poids qui l’empêche de respirer. Rentrer à la maison, sortir la feuille de papier, la tendre à sa mère puis ce soir à son père, lui semble au-dessus de ses forces...Bouleversée, elle vient de comprendre qu’une seconde suffit pour que le cours de la vie, sous ses hypocrites apparences linéaires et tranquilles, fasse un écart. Elle était une élève modèle, souvent complimentée par la maîtresse, ses parents en étaient fiers, et voilà que cette tache infamante l’envoie subitement grossir les rangs de ces enfants-qui-ne-réussissent-pas-à-l’école, dont chez elle on parle avec commisération, soulagé que les siens n’en fassent pas partie. Il faut donc continuer à vivre avec le risque constant que tout se transforme en son contraire, qu’un événement minuscule vous expédie dans un monde inconnu avec la force d’une tornade ? Ce n’est pas la peur de la réaction de ses parents qui la paralyse : elle sait bien qu’ils vont la gronder, sans doute, mais que jamais ils ne la puniront, ni ne la battront...Pourtant, comment être sûr même de cela, qui a constitué la solide armature de ses six ans de vie, quand l’axe de l’univers vient de basculer ?
Les minutes, les heures à venir, elle ne parvient pas à les imaginer. Sous le porche de l’école, elle est pour la première fois devant une situation qu’elle ne peut pas penser, un inconnu qui lui donne des frissons et qu’il lui faudra pourtant affronter, inéluctablement. Comment se préparer à ça ?
Un nouvel afflux de larmes lui brouille la vue, quelqu’un la bouscule, alors elle se met en route. Brusquement, tout est devenu gris dans la rue : les groupes d’enfants qui quittent les classes, les rares voitures, les façades démesurées des deux écoles, les rares maisons qui semblent reculer derrière des courettes pavées. Elle ne la reconnaît plus. Elle avance prudemment, comme si le sol était mouvant, comme si le trottoir allait subitement s’ouvrir pour avaler la petite fille stigmatisée. Peut-être que cela vaudrait mieux que de rentrer à la maison pour affronter...quoi, au juste ? Elle gravit lentement une pente qui lui paraît bien trop raide pour ses petites jambes, au haut de laquelle elle souhaite ne jamais arriver. D’un seul coup, il n’y a plus personne. Petite silhouette perdue, elle marche, son sac sur le dos, vers un but qu’elle refuse de toutes ses forces et auquel elle ne pourra échapper. Gagner un peu de temps, c’est tout ce qu’elle peut faire...Alors elle marche lentement, le plus lentement qu’elle peut. Elle y met tant d’application que ses larmes cessent, et qu’il n’y a plus de place dans sa tête pour d’autres pensées.
Lorsqu’elle arrive devant la cour de sa maison, elle sait que c’est trop tard pour n’importe quelle stratégie, que c’est maintenant, qu’il faut y aller. Alors elle rassemble son courage, elle pousse la grille, et elle franchit le seuil, comme on se jette d’un pont dans l’eau noire et glacée sans savoir ce qui attend de l’autre côté.
RépondreSupprimerLa première question que se poserait un lecteur attentif après avoir parcouru Le saut dans le vide est « Pourquoi pas La tache ? » Le facteur déterminant dans le déroulement de l’histoire est ce stigmate qui entache non seulement la page du cahier si bien entretenu, si bien noté, mais toute la réputation scolaire de l’élève. La voilà, pour un moment d’inattention dans la turbulence enfantine, rabaissée au niveau des cancres de fond de classe, peu soucieux de plaire à la maîtresse.
Mais la tache n’est que le symbole voyant de ce changement de statut. Ce qui affole la fillette est le soudain gouffre devant se pieds. Elle n’a ni l’âge ni l’expérience pour relativiser, admettre les balancements de la fortune, se douter que cela passera.
Elle est trop jeune, et sa conduite scolaire jusqu’ici si louable qu’elle a pu se méprendre quant aux relations avec l’institutrice. L’attitude d’un enseignant est trop collective pour faire la part des choses envers chaque élève individuelle. La bonne relation avec la petite fille modèle ne suffit pas pour que, énervée, elle accorde un traitement de faveur à une élève qui l’aime, l’admire, qui est prête à faire tout pour lui plaire, mais qui a été distraite lorsque le cours magistral s’est transformé en activité plus désordonnée.
Quoi qu’il en soit, la fille voit la fin de la vie telle qu’elle l’a vécue. Le pire ? Elle sait que se parents l’aiment, ne lui puniront pas – sauf qu’aucune certitude ne survit à ce qui s’est passé.
C’est pour cette raison que le titre est le bon. Ce n’est pas ce qui s’est passé qui compte, mais ce qui pourrait se passer ensuite. La vie peut être irrémédiablement compromise. Le vide l’attend, et il faut sauter.
Ai-je trop lu de Bettelheim ? Cette tache qui a attiré l’attention sur elle n’aurait-elle pas amené une prémonition d’autres taches à venir qui mettront fin à son enfance, qui lui forceront à sauter à nouveau dans le vide ? Ses parents l’aimeront-ils encore quand elle deviendra une femme qui leur fera tête ?
Un écrit intime peut faire résonner des échos. Un trait est tiré pour séparer les deux parties de ce regard, mais c’est autant un trait d’union.
Un chenapan avait jeté la casquette de mon uniforme d’école dans une cuvette de WC. Ma mère est venue me chercher le lendemain à la sortie, alors que j’étais assez grand pour rentrer seul. Elle a vu plusieurs maîtresses – et mon statut de victime s’est transformé en accusé. Chacune avait ses griefs. J’avais de bons résultats, mais mon comportement était dissipé, je répondais en classe, je bavardais, j’envoyais des notes, je courais dans l’escalier, je bousculais dans la cour. La maîtresse principale était ferme : « Je me demande ce que Denis a pu faire à cet autre élève pour qu’il se venge ainsi. » Chaque enseignante y est allée de sa critique. Enfin, ma casquette encore humide dans les mains, je suis sortie de l’école. J’avais survécu. Nous attendions le tramway lorsque l’homme à tout faire qui faisait traverser la rue entre le petit et le grand lycée s’est approché. « C’est votre fils, Madame ? » « Oui. » « Eh bien, c’est un voyou. Lorsque le tramway arrive il monte puis tend les bras pour empêcher les autres de suivre. Il y en a qui restent sur le trottoir ! » J’étais anéanti. Il ne me restait qu’à vivre le reste de ma vie en retrait, les yeux baissés. J’aimerais rassurer la petite fille : ça ira, tu reprendras le chemin de l’excellence, plus forte pour avoir traversé cette épreuve.