07/06/2020

Socquettes et soutifs

 Martine Besset                                   


« Margaret ne savait même pas qu’elle était belle »
La petite cuiller


 25 avril 2020. Quarante et unième jour de confinement. Assise sur le bord du lit, j’enfile mes chaussettes. Rien ne presse, cette journée solitaire ne semble réserver ni surprise ni rencontre. Il y a un trou à l’extrémité de ma chaussette gauche. A peine un quart de seconde d’hésitation, et puis, va pour la chaussette trouée. Qu’importe ? Personne ne regardera mes pieds aujourd’hui, le reste non plus d’ailleurs...C’est alors que je me suis souvenu.

 C’est le printemps, au milieu des années soixante du siècle précédent. Ma première année à l’école normale d’institutrices  - celle qui correspond à la classe de seconde de lycée -, va bientôt s’achever. Depuis huit mois, la plus grande partie de ma vie se déroule entre les murs d’une de ces institutions où le confinement, condition du formatage des jeunes esprits, va de soi et ne souffre aucune remise en question: un internat de jeunes filles.

Du dimanche soir au samedi après le déjeuner, plusieurs centaines d’élèves travaillent, discutent, mangent, dorment, rient, suivent leurs cours, lisent, rêvent, à l’intérieur d’un domaine clos dont elles ne sortent pas six jours durant, à l’exception d’une courte permission le jeudi après-midi. Les bâtiments de meulière, vus de l’extérieur, sont plutôt aimables, et l’on aperçoit, depuis l’avenue qui borde l’école, des marronniers et de beaux massifs de fleurs ; ce décor débonnaire est néanmoins le cadre d’un régime très coercitif, qu’aucune d’entre nous ne semble pourtant songer à transgresser.

Il y règne une discipline qu’on dirait conventuelle si elle n’était pas régie par des règles strictement laïques et républicaines. On nous rappelle régulièrement que nous avons réussi un concours difficile, que nous sommes là pour étudier, préparer notre bac, en même temps que notre future mission, qui sera d’éclairer à notre tour les jeunes esprits que l’école de Jules Ferry nous confiera. Ce vertueux programme exclut d’emblée futilités et autres bagatelles.

Nos professeurs, de très méritantes personnes, ne demandent qu’à nous y aider : nous sommes globalement de bonne composition, notre docilité et notre envie d’apprendre leur facilitent la tâche. Nos professeurs, bien sûr, sont toutes du genre féminin, de même que le personnel administratif et les membres de la direction : dans cet univers clos, nul porteur de testostérone. Le seul représentant du sexe masculin est un assistant de laboratoire, si peu appétissant qu’il ne présente aucun danger. L’école est située dans une ville plutôt chic de la banlieue ouest de Paris, les élèves sont réputées faciles et de bon niveau : voilà qui attire des enseignantes en milieu ou fin de carrière, ayant fait leurs preuves, formatées par le système académique, et que rien ne semble intéresser davantage que leur domaine de compétence. D’excellents professeurs, donc, mais qui ont oublié leur féminité dans leurs cartables : nous aurions pourtant eu besoin d’autres modèles que ces femmes à la tenue si irréprochable que rien n’attire sur elles aucun regard.

Pour les élèves, le maquillage est déconseillé, le pantalon interdit, et la blouse obligatoire. Dans cette atmosphère désincarnée, tout ce qui renvoie au corps, à la séduction, au désir, au rapport entre les sexes, est occulté : les jeunes filles coquettes, attentives à la mode et à leur apparence, que nous étions encore quelques mois auparavant, et que nous redevenons lors de nos retours vacanciers dans nos familles, se sont peu à peu, sans même en être conscientes, désintéressées de leur image, et habillées n’importe comment. L’absence d’un regard désirant nous a éteintes comme des chandelles. Sous la blouse, quel est l’intérêt de porter quelque chose de joli ? Et pourquoi s’embêter avec un collant –pourtant conquis de haute lutte à l’entrée de l’adolescence, il n’y a pas si longtemps—quand une paire de socquettes est si pratique ?

C’est ainsi que j’apparais aux yeux effarés de ma sœur, plus jeune que moi d’un an, venue visiter l’école qu’elle intègrera à la rentrée suivante. Elle me regarde de haut en bas, et ce que je lis dans ses yeux me donne envie de trouver un trou où me cacher: l’incrédulité, un rien de mépris, et surtout l’effroi d’être condamnée à devenir à son tour aussi peu séduisante dans un avenir tout proche...Ma honte est si vive que je me rappelle précisément, plus de cinq décennies après, l’accoutrement pitoyable qui est le mien : la blouse de nylon mauve qui jure avec le pull rouge, la jupe écossaise démodée héritée d’une cousine, les chaussettes noires et les chaussures lacée informes. Aujourd’hui, je ne sais plus si ma sœur m’a posé des questions, ni ce que j’ai pu balbutier pour lui répondre. Je me suis en tous cas ce jour-là juré d’être un peu plus attentive à l’image que je donnais de moi.

Je ne suis pas complètement sûre d’avoir honoré ce serment au cours des années qui ont suivi. C’était tellement facile, un peu de laisser-aller, de négligence, après tout, on s’en fiche, on n’a personne à qui plaire...Seule la visite trimestrielle des élèves de l’école normale de garçons, pour les besoins de la chorale qui réunissait les deux établissements, venait nous sortir de ce train-train de bonnes sœurs laïques. Ces jours-là, les filles se rappelaient qu’elles avaient un visage, un corps, et le droit d’être jolies ; elles se faisaient mutuellement des mises en plis dans les dortoirs, et veillaient à ce que l’ourlet de leur jupe ne cache pas trop leurs jambes. Mais nous avons dû toutes nous complaire dans notre terne apparence jusqu’en terminale, pour que l’arrivée cette année-là d’une nouvelle enseignante de mathématiques fasse sur nous l’effet d’une bombe.

 Elle était jeune, blonde, et habillée comme sur les photos de ces magazines féminins que nous ne regardions jamais ; elle déambulait devant le tableau noir dans un ensemble bicolore à structure géométrique, dont la jupe ne cachait pas ses genoux, chaussée de courtes bottes blanches, une tenue inspirée par Courrèges, le couturier qui défrayait alors la chronique. Nous étions subjuguées. Les plus rétives aux joies des mathématiques, dont j’étais, la regardaient bouche bée : feignant de n’en rien voir, elle continuait à nous expliquer depuis l’estrade des formules et des théorèmes qui nous laissaient étourdies...Ces filles qui avaient renoncé à plaire, contemplaient, fascinées, cette femme qui irradiait du plaisir d’être regardée...J’ai tout oublié de ce qu’elle nous a enseigné, mais l’image de sa silhouette dévorée des yeux par trente élèves en blouse est gravée dans ma mémoire, et je lui reste reconnaissante du choc salutaire qu’elle nous a infligé ce jour-là.

25 avril 2020, quarante-et-unième jour du confinement. Internet m’apprend que durant cet enfermement, un pourcentage non négligeable de femmes ont renoncé au port du soutien-gorge.

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