07/06/2020

L'effet Lazare (*)

Denis Mahaffey

 "Quelque chose continuait à avancer sur des chemins secrets
dont il ignorait l’existence."
Socquettes et soutifs


Dans un petit cadre doré un phénix bleu et blanc se consume dans les flammes. Ou en renaît.
Avec quatre bouts de moulure laissés d’un autre travail j’avais fait un cadre pour un fragment de poterie trouvé dans le jardin ; je peignais ce cadre en or quand il a frappé à la porte.
Il amenait la femme dont il m’avait parlé. « Elle vient de la montagne. » Je l’ai installée dans un fauteuil, je lui ai offert du thé. Elle a refusé en me remerciant.

Elle avait le regard bleu perçant, mais qui bougeait constamment comme s’il se heurtait aux perspectives courtes d’ici, privé des altitudes qui l’entouraient toute la journée.

Elle avait l’aspect fruste, la peau fripée, les cheveux parqués derrière les oreilles, une veste verte informe sur une chemise d’homme, un pantalon gris. Je me doutais que son air buté n’était qu’un masque posé sur la fragilité. C’est courant parmi les montagnardes, qui se doivent d’être rudes pour survivre aux hauteurs et aux montagnards
.
J’ai pris mon calepin, mon stylo, je l’ai écoutée.

Voici ce qu’elle m’a raconté :

« Quand mon mari m’a quittée comme ça, sans un mot, sans avoir donné le moindre signe, alors que nous préparions la traite du soir, j’ai senti un vide s’ouvrir en moi, un trou qui allait me happer. J’étais essoufflée comme si j’avais monté la côte en courant.

Mais les bêtes n’avaient rien demandé, elles attendaient sur la passerelle de la salle de traite, elles bêlaient d’inconfort. Je ne pouvais que m’occuper d’elles d’abord.

On aurait dit qu’elles avaient mal pour moi, elles se bousculaient doucement en tournant la tête pour me regarder, alors que j’attachais puis enlevais les trayeuses. Les chèvres, vous savez…

Ca n’allait pas tellement entre nous, il était bougon, coléreux, on se disputait souvent, se battait parfois. Dehors, cinq minutes avant de s’en aller, il s’était énervé, j’avais dit « C’est pas la peine de te mettre en colère comme ça ! » et il m’avait donné un coup de poing à l’épaule qui m’avait fait tomber à genoux. Je m’étais relevée, l’avais giflé du dos de la main. Nous étions comme ça. Personne ne te voit là-haut, t’es loin à la montagne. Mais nous étions ensemble, mariés, ensemble. Je ne l’aurais pas quitté. Derrière nos éclats, nos disputes, nous nous connaissions bien, nous entendions bien. Alors qu’il parte comme ça… !

Il était parti, j’avais vérifié quand même, il n’y avait pas de doute. Puis je me suis occupée des bêtes. Je verrais comment faire après. Le choc n’avait pas encore effacé ma colère, et au fond de moi, là où la force de la vie te pousse en avant, je me disais en trayant, « Enfin ! Je survivrai. Je referai ma vie. Je trouverai quelqu’un de plus gentil – qui doit aimer les bêtes. » J’ai commencé à sangloter en trayant, détachant chaque chèvre, les laissant descendre de la passerelle et courir à la porte vers leur pâture.

Il faisait presque nuit : nous habitons du mauvais côté de la montagne, la journée en hiver est plus courte d’un quart d’heure que sur le versant en face, où la lumière nous nargue avant d’être avalée par l’ombre montante de notre montagne.

La traite était finie. Sans nettoyer, sans ranger, j’ai couru de l’autre côté du préau, là où je l’avais vu pour la dernière fois. C’était vide. Il n’y était pas. Je ne comprenais pas. Une peur panique m’a secouée, comme une chevrette nouvelle-née prise par un busard. Son absence m’a épouvantée, j’avais peur du noir affamé de chair et sang.

J’ai dévalé vers la maison, je mettrais la lumière, j’aurais le temps de penser. Je barrerais la porte, j’attendrais de comprendre.

Le vent se levait comme souvent le soir à cette saison et il a fallu y résister pour fermer la porte derrière moi. Elle s’est rouverte. Je me suis retournée. Quand je l’ai poussée j’ai senti que ce n’était pas le vent : quelqu’un essayait d’entrer. J’ai reculé, il est entré.

C’était lui. Revenu. Rentré.

Nous nous sommes assis. Je tremblais encore mais, bizarrement, me sentais plus calme. J’ai demandé « Qu’est-ce qui se passe ? » Il a dit « On va s’asseoir et je te raconte. » Il s’est installé sur le canapé, et il a commencé à parler.

- - -

« Notre vie ensemble, toute une vie sur la montagne avec les bêtes, je l’ai quittée soudain, comme ça. Le soleil allait se coucher derrière moi. J’étais sur le chemin derrière la maison. J’ai couru, j’aurais pu tomber. Tu sais bien, quand tu vas trop vite sur une pente tu risques de sortir du chemin, chuter dans les rochers. Mais j’étais sûr de moi ! Au crépuscule, comme un fou.

En dévalant vers la vallée, une volonté que je ne reconnaissais pas m’a poussé à tenter l’aventure. Nous vivons en haut, mais notre montagne n’est qu'une douce colline qui se prend pour l’égal des grands pics. J’étais saisi du désir de les voir.

Comment ai-je voyagé ? Je ne sais plus. Je me suis trouvé au milieu des grands sommets du monde. Mais je ne les ai même pas aperçus ! Je suivais mon chemin, entouré de montagnes, mais qui ne dépassaient guère celles du pays. Le ciel autour était blanchâtre.

J’ai croisé des paysans aux yeux tirés en longueur, comme plissés par le rire. Le plus âgé a joint ses mains comme nous faisons pour prier, a incliné la tête et a dit « Namasté ».

- Que veux-tu dire ?

- Je te salue en admirant la lumière dans laquelle Dieu se manifeste en toi !

- Je cherche les grandes montagnes, où sont-elles ?

- Lève seulement ton regard en haut. Encore en haut.

J’ai levé les yeux, plus haut, plus haut, et j’ai compris : Au lieu d’un ciel blanchâtre je regardais les flancs de montagnes enneigées. C’est comme si l’altitude venait d’être inventée et révélée à mes yeux.

J’ai marché, j’ai grimpé, semaine après semaine, mois après mois, jusqu’à avoir quelque connaissance de ces montagnes. Puis j’ai escaladé leurs versants, et peu à peu je me confondais avec les hauteurs jusqu’à ne plus discerner la frontière entre mon corps, le torse, deux bras, deux jambes, une tête, et les arêtes de neige qui dessinaient les montagnes, les étendues rocheuses noires trop raides pour retenir la neige. En haut, au centre d’un cercle de cimes, la montagne m’a occupé, s’est domicilié en moi. Je ne bougeais plus, j’étais la matière de la chaîne. Ensuite je m’en suis détaché, cellule par cellule, j’ai défait les liens qui m’y tenaient, j’ai fini mon ascension en dépassant le pic le plus élevé. Je regardais en bas, j’étais aérien.

Me voici. Il me restait une seule attache, que je délie ici. Namasté : avec quelle lumière radieuse Dieu se manifeste-t-il à moi en toi ! »

- - -

Il s’est allongé sur le canapé. Il a fermé les yeux. Brusquement il a levé les deux bras, les a croisés sur sa poitrine, comme la momie du musée de Belfast, ou un saint à l’église. J’ai attendu, puis j’ai pris le téléphone. Il me fallait de l’aide, pour préparer son corps, puis faire les démarches qui succèdent à la mort. »

Après leur départ j’ai relu mes notes, retouché quelques mots qui seraient illisibles le lendemain, et réfléchi à la femme venue de la montagne, son récit, ses yeux perçants ne me quittant plus, même si derrière son regard elle était ailleurs.
Le soir j’ai fait à manger. J’ai levé mon verre, j’ai vu le vin embrasé par la lumière de la lampe. J’ai remarqué un mince croissant d’or sur l’ongle de mon index gauche, et une trace sur le bout du doigt, comme le soleil mourant derrière la montagne d’où était descendue la femme, ou naissant sur la montagne en face.

(*) L’effet Lazare est un mouvement reflexe vertébral chez les patients en état de mort cérébrale, qui leur fait lever brièvement les bras et les laisser retomber croisés sur la poitrine, à la manière des momies égyptiennes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire