Décider, comme ça, un après-midi, dans l’eau bleu-opale de la piscine d’Albertville, escale faite au hasard d’une tournée de campings, d'apprendre à plonger. Le petit vertige que la décision occasionnerait n’étant qu’une minuscule réplique de la grande, la décision incommensurable, prise dans un moment de clarté cruelle, de ravaler ma façade d’homme dans le fol espoir de dégager la pierre saine derrière tant de précautions empoussiérées.
Décider d’apprendre à chanter, de me mettre à courir et me remettre à danser, de savoir me défendre, même avec les poings, de céder à l’amour au lieu de l’admettre, de m’exercer à avoir – et donc à faire – confiance. En un mot, oser.
Oser plonger au lieu de sauter pieds joints dans l’eau. Avant Albertville, un défi préliminaire avait été de sauter du plus haut plongeoir d’une autre piscine. Grimper sans regarder en bas. Avancer hâtivement, me pincer le nez et, sans laisser le temps de me raviser, me précipiter dans le vide estomaquant. Chuter debout dans l’eau, avec une force inattendue qui arrache l’index et le pouce du nez comme si j’avais soudain décidé de tendre le bras et saluer quelqu’un. En partant, le pouce emporte un bout de peau. Sortir de l’eau en triomphateur nonchalant (ça pour les badauds), médaillé de mon propre sang.
Puis, à Albertville, m’accroupir, les doigts de pied crochus sur le bord du bassin, les genoux pliés pour rapprocher les fesses des talons, le dos arrondi comme un escargot dont les antennes seraient les pouces au bout des bras tendus ; rouler en avant.
L’idée étant de me lancer comme un bateau ; mais l’instinct de survie, en se trompant, fait s’allonger le torse et le ventre ; le corps entre à plat dans l’eau, qui le gifle bruyamment, en éclaboussant tout autour. Les plongeurs confirmés doivent faire « Ouille ! » et se regarder en riant.
Quitter le bassin en plaçant les avant-bras sur le bord, puis la main et la jambe droites, me levant d’un bond. Recommencer. Même configuration, même trahison instinctive, même résultat cinglant.
Ressortir ; répéter. Le corps hésite encore à croire. Ressortir ; répéter. Encore. Encore. Complices enfin, les mains, les bras, la tête, le torse, l’abdomen, les cuisses se mettent d’accord pour fendre la surface successivement. Seules les jambes s’écartent et rentrent individuellement dans l’eau. Sensation délicieuse tout de même ; satisfaction.
La glissade vers l’eau maîtrisée, me mettre debout, me plier à la taille, baisser la tête, et sauter en avant. Sentir les bras puis le corps puis les jambes puis les pieds suivre la même courbe, comme un serpent ; sous l’eau, inverser la courbe pour sortir la tête, les membres faisant des ronds pour la maintenir hors d’eau. Vingt, trente, quarante fois. Le corps comprend, veut bien, aide au lieu d’entraver. Commence à apprécier sa propre souplesse, se prête à l’enroulement et au déroulement. Aime bien le faire. Aime le faire.
De faux départs, de fausses arrivées, mais de plus en plus de réussites. Le corps ne veut pas admettre sa fatigue. Puis l’admet. C’est fini. Sortir de l’eau. Le corps a soudain froid, est envahi par des tremblements. Partir aux vestiaires. Fourbu et épanoui. Albertville c’est fini.
Je poursuivrais l’apprentissage ailleurs, pour accomplir la même séquence sur un plongeoir (jamais sur le plus haut, la capacité physique restant en deçà de la fiévreuse imagination), et pour courir sur le carrelage autour du bassin avant de sauter.
Mais c’est cet après-midi-là, dans l’eau bleu-opale albertvilloise, que je suis devenu plongeur. Un homme qui sait plonger, et le fait, avec le sentiment d’avoir frotté du coude un coin de miroir crasseux, pour mieux me voir. Plongeur. Homme.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerEh bien, quelle affaire, pour se sentir enfin un homme ! Que d’efforts, magnifiquement exprimés par une succession de verbes à l’infinitif, martelés comme des injonctions, auxquelles il faut se plier sans conditions ! Ne pas faiblir, exercer sa volonté, ne pas renoncer même si la réussite n’est pas au rendez-vous, recommencer, recommencer encore...Le lecteur plein d’empathie souffre pour ce narrateur qui s’oblige à un tel régime, et quand le but est atteint – le plongeon parfait, celui qui fait s’esbaudir les spectateurs et rend le corps heureux – éprouve davantage de soulagement que d’enthousiasme.
Il se demande en effet quel rapport existe entre cette capacité acquise au prix d’un entraînement héroïque, et le fait d’être un homme...C’est que le plongeon, pour notre narrateur, est moins un exploit sportif doublé d’un geste esthétique, qu’une posture emblématique, parmi d’autres, de la virilité. Ou plutôt de l’idée qu’il se fait de la virilité, car il ne s’agit nullement pour lui de coller aux clichés habituels : audace, force physique, et biceps avantageux attendus d’un descendant des chasseurs de mammouths...Il aimerait même se défaire de ce costume auquel son sexe le prédestine, qu’il voit comme un oripeau dont il conviendrait de se débarrasser pour « dégager la pierre saine »
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Cette belle santé est une sorte de masculinité idéale, qui emprunte autant aux signes traditionnels de la virilité – « savoir me défendre, même avec les poings » – qu’à ceux traditionnellement associés au féminin : exceller dans les arts d’agrément, certes, mais surtout « céder à l’amour ». Cette capacité-là, nous sommes d’accord, a plus de chance de lui rallier les suffrages féminins que le tracé parfait de son plongeon dans la piscine...
C’est pourtant par le plongeon qu’il commence. Parce que la petite différence entre sauter dans l’eau et plonger est en réalité un gouffre : celui qui sépare se laisser tomber et « oser », celui qui oppose la soumission à la pesanteur à l’effort pour s’élever vers le ciel. Etre un homme, c’est « oser ».
On pourrait rétorquer qu’il s’agit là d’une vertu cardinale définissant moins la virilité que l’humanité dans ses deux versions. Mais c’est une autre histoire... Jacques Prévert se demandait : « pourquoi dites-vous la virilité ? » : sans doute parce que si elle se définit par le courage et l’audace, elle est commune aux deux sexes.