05/09/2025

FAIRE LE TROTTOIR

Denis Mahaffey


J’ai cru qu’une porte s’ouvrait enfin sur un autre univers
Le chapeau de Melania

Je n’ai fait le trottoir qu’une fois, et encore, était-ce réellement moi ? Si, quand même. Me voilà, appuyé au mur dans le Marais, le regard dans le vide, une feuille de papier à la main. J’attends. Le temps d’encaisser ce qui y est écrit, ou… autre chose ? Mon visage ne trahit rien, ni appréhension ni joie ni ennui. Vide. J’attends, comme on attend sur un trottoir en s’appuyant au mur. Quelqu’un va m’aborder, ou bien… ?

Invraisemblablement, je passe dans la même rue dans un bus 96. Cette ligne commence à Montparnasse, traverse le Quartier Latin, l’île de la Cité, longe puis plonge dans le Marais, émerge sur le tronçon le plus modeste des Grands Boulevards, le franchit puis monte, monte pour finir dans Belleville et Ménilmontant. Repart dans l’autre sens. Un circuit touristique à chaque trajet, mais du tourisme fait de l’intérieur, non pas de dehors comme dans les cars chargés d’étrangers, condamnés à tourner sans destination.

De mon siège je regarde par la vitre. Et me vois sur le trottoir, appuyé contre le mur d’un immeuble, un papier à la main, le regard intraduisible. L’attente faite homme.

Marche arrière dans le temps.

Je fréquentais un Chilien qui avait fui son pays en 1973 après le coup d’état de Pinochet contre le régime socialiste d’Allende. Le Parti Communiste français l’avait accueilli et lui avait trouvé un logement et un travail dans une de ses entreprises. Il était membre d’une équipe d’artistes-peintres chiliens qui exécutaient des fresques activistes, devenues un médium de choix sous Allende. Quand il participait à des expositions de groupe de la communauté chilienne en exil, l’équipe peignait en direct, perchée sur un échafaudage devant un grand pan de mur. La lutte, qui avait été écrasée au pays, continuait.

Nous sommes devenus proches, et nous avons envisagé de créer un livre grand format dans lequel il dessinerait deux yeux sur chaque page de gauche, avec parfois la naissance d’un nez ; quant aux sourcils, c’était à décider. Sur la page en face j’écrirais ce que voyaient ces yeux. La vérité viendrait du regard.

L’idée de ce projet a suffi pour nous faire basculer dans une quête intensive de la Vérité (avec un grand « V », c’est dire que nous étions jeunes et entiers). Nous hésitions entre l’idée que le vrai est ce qui est, un point c’est tout, et une vision dans lequel il est transcendant au point d’être invisibilisé.

Enfiévrées par leur intensité, nos recherches ont commencé à s’éparpiller, nos points de vue à s’engluer dans les marécages de la spéculation ; enfin, nos échanges clairs et clairvoyants sont devenus des arguties interminables. L’inévitable s’est produit : un schisme. Nous avons rompu bruyamment, puis méchamment, nos relations.

Avant cette bagarre, quand nous partagions encore le chemin vers l’illumination, je l’avais accompagné au vernissage de l’exposition d’un ami. Après avoir consulté le catalogue en arrivant, je le tenais négligemment à la main pendant que l’artiste exposant prenait des photos. Après, dans la rue, nous avons soumis la soirée à un examen clinique pour en extraire ce qu’elle avait fourni de Vrai (encore le majuscule). Des accros, je vous dis.

Il peignait d’après des photos. Un autre Chilien, non-artiste, l’a exaspéré en disant « Tu ne fais que copier, en fait », puis a rebroussé chemin, plutôt élégamment, devant l’ire colossale du peintre : « Hou là ! Seul Dieu crée, nous autres nous copions. »

Du temps de nos recherches intensives, il m’a offert plusieurs tableaux. Silverman est un collage de papier argent découpé sur fond blanc, d’après la photo d’un homme en profil qui marche, athlétique, insondable. Et un portrait, petit format, de l’écrivain Virginia Woolf, d’après une illustration qui je lui avais montrée, le visage indéchiffrable. Lorsque nos désaccords, accusations et hostilités ont atteint leur paroxysme, je l’ai détruit, cassant le cadre et déchirant la toile.

Il a même peint mon portrait, et lui a donné le titre La lettre. J’y suis, en pied, légèrement détourné, les bras ballants, les pieds croisés, le visage sans expression. Les personnages de ses tableaux restent en retrait : à celui qui regarde de les clarifier s’il a envie.

Un photographe joue sur le décor, l’éclairage, la pose, mais son portrait vient d’une pression sur un bouton. Un peintre scrute son modèle, puis fait ce qu’il veut, dispose comme il entend, se traduit en peinture. Le résultat peut être un jumeau idéal ou un doppelgänger, l’humanoïde glabre des contes allemands. Le même être, celui-là qui est né et celui-ci qui est peint.

Revenons à la ligne 96 et au trottoir du Marais. C’est moi dans le bus, c’est mon portrait sur le trottoir, empilé avec une dizaine d’autres toiles qui attendent d’être rentrées et rangées, sans doute au retour d’une exposition. De la photo prise au vernissage par l’autre peintre, mon peintre chilien a tiré une histoire, en s’abstrayant de l’image et en imaginant que la feuille du catalogue est une lettre. Contenant une bonne ou mauvaise nouvelle ? Toute indication est gommée.

L’homme sur le trottoir est moi ; mais je ne suis pas lui. Je descendrai du bus à mon arrêt, je mangerai et travaillerai un peu, heureux ou malheureux selon ce que répondront les mots que je convoque à la machine à écrire ; je parlerai au téléphone, vite fait ou longuement, je me coucherai et dormirai mal. La routine.

Mon portrait ne connaît pas ces limites. Il se prête à tous les fantasmes.

Sur le trottoir, appuyé contre le mur, il serait abordé par une créature rayonnante. Femme ?… Homme ? Un échange éclair financier et la créature, comme si elle cueillait une fleur, lui prendrait le bras et l’emmènerait.


04/09/2025

AUX DEUX BOUTS DU CHEMIN

Martine Besset


«un souvenir de jeunesse, celui d’un bonheur »
Faire la peau au bonheur


« Papy, je suis reçue ! C’est génial, je suis trop contente ! » La voix stridente de sa petite-fille extirpa Francis de sa désormais quotidienne léthargie post-prandiale. En un clin d’œil il fut réveillé, et tentant de placer un mot de temps à autre dans le flot continu qui lui vrillait l’oreille, il savoura le plaisir que lui donnait la nouvelle. Il n’avait jamais douté de la réussite de Noémie : élève brillante, elle avait obtenu son bac sans se fatiguer outre mesure, et avait été acceptée dans une classe préparatoire bien cotée. Elle y avait passé deux années pendant lesquelles on avait exigé d’elle plus d’efforts qu’elle en avait fait jusqu’alors, et des lectures où elle n’était pas toujours disposée à se plonger, mais elle avait tenu le coup. Ses parents l’avaient vaillamment soutenue, malgré le peu d’amabilité qu’elle leur témoignait en périodes de colles et d’examens blancs. Francis réconfortait tout le monde, son fils et sa belle-fille quand ils se demandaient ce qu’ils avaient raté dans leur rôle de parents, sa petite-fille quand elle menaçait de baisser les bras. Il estimait que c’était sa part de travail, lui qui pouvait s’appuyer sur son expérience et n’avait pas à supporter ces moments de crise au quotidien. Et puis son épouse n’était plus là, et il se sentait obligé de faire tout seul ce qu’ils auraient su mieux faire à deux.

L’annonce de cette réussite le laissait tout chose. Il s’en réjouissait, bien sûr. Mais il se rappelait la vie de Noémie, comme un film en accéléré : le minuscule bébé fripé lové dans son couffin, ses premiers pas devant les bras tendus de ses deux parents éblouis, la première fois qu’elle avait lu toute seule, leurs parties d’échecs acharnées, son adolescence boudeuse de grande tige complexée...Comment tout cela avait-il pu passer si vite ? Et voilà qu’elle s’apprêtait à entrer dans cette école dont on disait qu’elle faisait la fierté du pays, d’où étaient sortis nombre de célébrités du monde intellectuel...Francis, à vrai dire, ne savait pas très bien ce que l’on apprenait dans un tel endroit, et n’avait qu’une idée assez vague des carrières à quoi il préparait : la politique, le journalisme, l’enseignement, la diplomatie ? Il en reparlerait avec Noémie lorsqu’elle serait descendue de son nuage....

Il se rappelait très bien ses propres succès scolaires, oh bien modestes auprès de ceux de sa petite-fille, mais tout de même, il avait eu le bac (on disait alors le bachot : ce terme était bizarrement tombé en totale désuétude, mais il continuait à l’utiliser) à une époque où une minorité de la population le décrochait. Aussitôt ses résultats connus grâce à un formulaire rose envoyé par la poste (à l’époque, Internet n’existait évidemment pas), il avait enfourché son vélo pour se rendre chez son meilleur copain (il n’y avait pas non plus de téléphone portable) et ils avaient accueilli la nouvelle de leur réussite à grands cris et force bourrades dans le dos, avant de fêter ça quelques jours plus tard dans le garage de ses parents, avec les habitués de leurs boums d’adolescents des années soixante.

Il avait ressenti alors, mêlée à la joie, une gravité inédite : le sentiment d’avoir passé un cap important, d’avoir laissé définitivement l’insouciance de ses jeunes années derrière lui, d’être au seuil d’une étape nouvelle de sa vie. D’avoir réussi une épreuve initiatique en quelque sorte. Il avait eu l’impression, bien des années plus tard, que ses propres enfants, qui avaient entrepris et réussi des études plus longues que les siennes (il semblait que dans la famille, l’ascenseur social eût plutôt bien fonctionné), étaient passés eux aussi par ces états d’âme.

Noémie ressentait-elle les choses de la même façon ? Francis trouvait les enfants et les adolescents d’aujourd’hui bien différents de ceux des générations précédentes. Ils lui paraissaient à la fois plus savants et moins cultivés, plus angoissés et moins révoltés, puérils et matérialistes. De toutes façons, elle avait encore des années d’études devant elle, et elle n’avait sans doute pas encore décidé de ce qu’elle en ferait. Alors tous les rêves lui étaient permis, elle avait encore tout à inventer et à découvrir : la réalité de la vie professionnelle, les amours qu’elle vivrait, les amitiés qu’elle construirait, les enfants qu’elle aurait peut-être, les pays qu’elle visiterait, les livres, les films, les musiques...Toute une vie à vivre, et cette idée laissait Francis un peu étourdi.

Il participa avec bonheur aux festivités que les parents de Noémie avaient organisées pour leur fille. Ses trois enfants étaient devenus parents à leur tour, et tous les cousins réunis faisaient un beau tapage. Les parents étaient fiers et soulagés, les enfants heureux de faire la fête. Il aurait tellement aimé que Danielle, la grand-mère que tous ces jeunes avaient à peine connue, fût avec eux aujourd’hui ! Seul de sa génération, il se sentait un peu le patriarche de la tribu, et son âge lui pesa soudain.

Les jours suivants, il se sentit vaguement patraque. Un cafard mou et visqueux s’insinuait dans chacune de ses pensées, et ralentissait ses gestes. Peu sujet à ce genre d’état, il s’en étonna, et décida « de ne pas s’écouter », comme disait sa propre mère. Un matin, il partit résolument à la piscine municipale, pour faire les longueurs de bassin qu’il s’imposait depuis sa retraite, et dont il n’avait pas diminué le nombre malgré les années. Au retour, fatigué mais content de lui,  il fut arrêté à un feu rouge. Un grand dadais longiligne en bermuda rose traversa, le nez en l’air et les cheveux au vent, en prenant tout son temps puisqu’il avait la vie devant lui. Francis était sûr qu’en d’autres temps il n’aurait pas remarqué l’insolente tranquillité de cet adolescent.

Noémie avait devant elle l’infinité, ou presque, de tous les possibles. Ce garçon-là aussi, bien sûr. Ainsi que tous leurs congénères. Lui, il lui restait, allez, vingt années devant lui, en étant très optimiste. Et ces vingt années-là ne contenaient, hélas, rien que de prévisible. Même si elles se passaient le moins mal possible, elles seraient totalement vides d’aventures imprévues : il n’apprendrait pas le japonais, ne gravirait pas le Mont Blanc, ne connaîtrait pas un nouvel amour. Noémie avait mille et une possibilités devant elle, il ne lui restait à lui que des impossibilités...

Abîmé dans ses réflexions, il oublia de démarrer et les klaxons commencèrent à retentir derrière lui. Il rentra chez lui tout songeur. Il s’en voulait et se morigéna. Ne se savait-il pas mortel ? N’avait-il pas conscience depuis longtemps que le temps lui était maintenant compté ? Avait-il jamais eu la moindre intention d’apprendre le japonais ? Il attrapa le livre qu’il avait commencé la veille, constata avec satisfaction qu’une petite pile d’ouvrages à lire l’attendait sur la table basse, ce qui lui parut extrêmement réconfortant quant à la possibilité d’un avenir. Allons, demain, il appellerait Noémie : il tenait à lui dire qu’il lui souhaitait une belle vie.


23/06/2025

FAIRE LA PEAU AU BONHEUR

« En sirotant son café brûlant, il pensa qu’il n’avait jamais été aussi heureux d’être vivant. »
Le naufragé du Père-Lachaise


C’était la veille d’un Nouvel An. Dans la nuit sans lune, sans étoiles, un ferry traversait la mer d’Irlande d’Est en Ouest, entre les deux îles cousines.

Partout de la tôle, de la rouille naissante à la racine de chaque boulon et saillie, car la mode n’était pas encore à la transformation de car-ferries en boîtes de nuit rutilantes et centres commerciaux achalandés, des cloisons cachant la charpente d’acier.

C’est le cadre d’un souvenir de jeunesse, celui d’un bonheur. Souvenir ? Plus que ça, un étalon pour mesurer les bonheurs, avant et depuis.

Le bateau était presque vide, occupé seulement par l’équipage et de rares passagers avec une raison particulière de voyager cette nuit-là. Les foules habituelles faisaient la fête sur terre ferme, ou attendaient chez eux le changement de calendrier.

En temps normal de telles traversées étaient bondées. Les familles investissaient chaque coin du pont inférieur, jusqu’à camper dans les escaliers, mères entourées de leurs enfants, alors que les buveurs, des hommes, titubaient sous l’effet du roulis et, quand ils ne pouvaient pas atteindre le bastingage, vidaient leur estomac dans les coursives ou sur les marches.

J’avais passé Noël et les jours qui ont suivi – ce que les Allemands appellent « entre les années » - à Londres avec un ami venu de Paris, dans le studio que je louais en attendant de retourner en France moi-même. L’ambiance avait été chaleureuse, affectueuse, complice et espiègle. Nous avions improvisé un dîner de Réveillon, et passé des heures et des heures à assembler la maquette en plastique d’un bus à impériale, jusqu’à nous enivrer des fumées de la colle. Nous nous étions promenés dans les rues froides et vides de Londres, capitale à la fois sévère et somptueuse, auguste et populaire, d’un empire déjà sérieusement émietté. Nous nous étions quittés le matin pour repartir chacun en train, lui en direction de la Manche et Paris, moi vers Liverpool et Belfast.

Je suis resté longtemps sur le pont à regarder la houle, si noire que l’eau ressemblait à un écoulement de lave. J’étais sensible à la force de la mer, à la fois menaçante, car elle pouvait mettre notre vaisseau en péril, et nourricière parce qu’elle le portait comme un bébé à son sein.

Moi j’étais porté par un sentiment de grand bonheur, en cette nuit entre la tendresse de Noël et les retrouvailles avec ma terre d’origine où mes parents m’attendaient. J’étais heureux, et conscient de l’être.

Voilà le souvenir fondateur.

Avec l’âge le bonheur est devenu une disposition que le quotidien et non pas seulement l’exceptionnel nourrit. En même temps, au lieu de me satisfaire des émotions agréables qu’il apporte, j’aspire à le regarder en face, scruter ses traits ; voir ce qui se vit dans le bonheur ; aller derrière ses motivations et voir sa nature.

Il y a quinze jours je piqueniquais en famille, assis à l’ombre d’un pin dans un lieu familier. Fêter un anniversaire, faire voir aux invités, y aller pour que les enfants courent et grimpent.

Au-delà de l’arbre, des marches de granit, que des cristaux de quartz et de mica font étinceler, montent doucement, volée par volée, jusqu’au pied d’un groupe statuaire monumental en granit rose, commémorant une bataille gagnée, et montrant huit militaires : sapeur, mitrailleur, grenadier, colonial, fantassin, aviateur, recrue, et un jeune homme nu qui sort vers le haut, laissant son linceul derrière lui.

Je monte les voir, comme à chaque visite. J’ai toujours pensé qu’ils étaient aveugles, aux globes laiteux. Non, leurs yeux sont fermés. Un mort ne regarde plus.

Mon attention s’éclaire devant cette révélation. Le bonheur. J’observe. Le corps y prend part et sa capacité de jouissance dans le bonheur s’étend jusqu’à la peau, cet échangeur premier entre la personne et l’univers physique. Au soleil, devant les statues d’hommes devenus fantômes, je suis heureux, comme je l’ai été dans la nuit distante en mer. Ma peau me le confirme.


Post-scriptum : L’écrit terminé, mais encore préoccupant, je cueille des framboises au jardin, qui pousse et fleurit avec abandon. La peau, son rôle d’intermédiaire reconnu, dit « Eh ! fais attention.» C’est le bonheur qui attend d’être admis.


LE CHAPEAU DE MELANIA

 

 « De faux départs, de fausses arrivées, mais de plus en plus de réussites »
Albertville

 

Avez-vous la moindre idée de ce à quoi peut ressembler Novo Mesto ? Non, bien sûr, vous ne connaissez pas. Personne ne connaît. C’est pourtant là que je suis née, au fin fond de ce qui s’appelait encore la Yougoslavie. Si vous cherchez sur Internet, vous lirez que la vieille ville vaut le détour...La vieille ville, dans mon enfance, je n’y ai jamais mis les pieds : nous habitions un appartement minuscule dans un immeuble pourri, dans une cité de la périphérie, triste comme l’était alors tout ce qui se situait à l’est du rideau de fer. Je peux vous dire qu’on ne s’y amusait pas tous les jours...Mon père était concessionnaire d’une marque de voitures d’état, et ma mère employée dans une entreprise de fabrication de vêtements pour enfants, où elle dessinait les motifs des tissus. Oh, n’imaginez rien qui ressemble à ce que l’on appelle la mode ! Des couleurs ternes, des motifs sans grande imagination, il fallait ça pour habiller les futurs bâtisseurs des lendemains qui chanteraient... 

Mes lendemains à moi ne me semblaient pas partis, à moins d’un miracle, pour être très guillerets. Même quand mon père, membre de la Ligue des communistes de Slovénie, s’est vu attribuer un pavillon dans un quartier résidentiel de la ville, sans doute pour récompense des services rendus au Parti. A mes yeux, tout était moche et ennuyeux : la maison, l’école, les gens. Moi, j’étais belle, et j’avais envie d’autre chose. Je voulais devenir styliste, peut-être que le métier de maman y était pour quelque chose, allez savoir, en tout cas les  tristes vêtements exposés dans les vitrines de la ville me déprimaient, j’avais des désirs de couleurs, de belles étoffes, de lignes inventives... 

Un jour, un photographe assez connu chez nous, Stane Jerko, m’a proposé de poser pour lui, après m’avoir remarquée dans la rue. J’avais dix-sept ans, je me suis sentie enfin reconnue pour ce que j’étais, j’ai cru qu’une porte s’ouvrait enfin sur un autre univers : pourtant, si l’expérience m’a enthousiasmée, elle n’a pas eu les suites que j’espérais. Alors je suis allée à l’université, dans une filière artistique, en traînant les pieds, les études ne m’ont jamais intéressée. Quand le magazine féminin Jana, que ma mère achetait, et que je lisais faute de mieux, a organisé un concours de mannequins, j’ai sauté sur l’occasion, et m’y suis préparée comme si ma vie en dépendait: régime, maquillage, coiffure, démarche sur le podium, tout devait être parfait, et c’était autrement plus intéressant que la fac ! J’ai réussi à écraser toutes les autres, en huitièmes puis en quarts de finale. J’étais sur un petit nuage, je me voyais déjà sur la couverture du magazine, et puis j’ai raté l’ultime épreuve...J’avais passé des mois à peaufiner la couleur de mes cheveux, la technique du blush pour creuser les joues, la minceur idéale, j’étais prête pour la couverture de Vogue,...et le jury a préféré une blondasse aux rondeurs paysannes, condamnée à se faire oublier dans les archives photographiques de Jana, que personne ne lisait au-delà de nos frontières. 

J’ai passé des semaines à pleurer et à maudire l’endroit où j’étais née. Moins une dépression qu’une cuisante blessure narcissique, dont je suis sortie l’année suivante, quand on m’a proposé de poser pour une campagne orchestrée par la marque Mura. Ils avaient imaginé de me mettre en scène comme « une première dame de la mode », c’est le titre qu’ils avaient trouvé, dans un décor de luxe, avec limousines, avions, et appartement somptueux. Je jubilais : enfin un univers à ma mesure et à mon goût! Et quelle incroyable prémonition, non ? 

Peu de temps auparavant, le communisme soviétique s’était effondré, et ses satellites après lui. C’était le moment pour moi de filer vers l’ouest, et je n’ai pas demandé mon reste. 

Ce fut une période heureuse : égérie de grandes marques, j’ai défilé à Milan, à Paris, dans ces capitales de la mode qui m’avaient tant fait rêver. Je me sentais enfin à ma place. En 1996, je me suis envolée pour New-York. New-York !!! J’ai travaillé pour de grands photographes de mode, j’ai fait la couverture de Vogue, Elle, Vanity Fair, des magazines magnifiques que les filles de Nova Mesto trouvent sans doute maintenant dans les kiosques: ah, les jurés du concours de Jana ont dû se mordre les doigts en me découvrant sur ces unes en papier glacé !

 Pourtant, certaines de mes collègues s’en sont sorties mieux que moi : bizarrement, Carla Bruni, Cindy Crawford, ont fait une carrière internationale...et pas moi. Qu’avaient-elles de mieux que moi, je vous le demande ? C’est l’injustice du destin sans doute, mais je n’avais pas dit mon dernier mot : en 1998, après un défilé, j’ai rencontré Donald.

 Un homme d’argent et de pouvoir, à la puissance mille. Un magnat de l’immobilier, capable de faire plier la municipalité de New-York, de contourner toutes les lois sur la construction, et de faire ériger une tour gigantesque à sa propre gloire, avec du marbre et de l’or à tous les étages...C’était exactement l’homme qu’il me fallait ! Notre relation a été houleuse dès le début, et la téléréalité en a fait ses choux gras : qu’importe, on parlait de moi, et l’argent coulait à flots...

 Nous nous sommes mariés en 2005, et je suis devenue américaine un an plus tard. Le jour de mon mariage, dans ma robe Dior à cent mille dollars, j’ai su que j’avais atteint le sommet tant convoité. Les filles de Novo Mesto allaient baver d’envie, et Carla et Cindy n’auraient jamais ce que j’avais réussi à décrocher : une vie dorée assurée par l’homme le plus puissant du monde. J’ai appris incidemment que Carla avait épousé en son temps un président français : petite joueuse...

Evidemment, vivre dans le penthouse de la Tower et ne rien faire de ses dix doigts, cela a un prix : partager la vie d’un homme maquillé en orange et à la vulgarité affichée. Lorsqu’il a été élu à la Maison-Blanche en 2016, j’ai réussi à ne pas le suivre à Washington, et suis restée encore un an sur la Cinquième Avenue. Cet éloignement l’arrangeait autant que moi, puisqu’il n’avait jamais renoncé à ses maîtresses et à ses frasques. Nous avons cessé de faire chambre commune assez vite, et après la naissance de Barron, nous nous sommes beaucoup éloignés. En 2017, j’ai pourtant rejoint Washington, pressée par l’entourage de mon mari de jouer mon rôle de first lady. Mais j’ai bien l’intention de ne m’y consacrer qu’a minima. Je veux bien paraître, habillée par Dior ou Gucci, dans les cérémonies officielles, mais qu’on ne compte pas sur moi pour intervenir dans les meetings. Que pourrais-je y dire? Je n’ai pas la moindre compétence en politique ou en économie (mon époux non plus, d’ailleurs) et aucune envie de le soutenir dans certaines des ses prises de position conservatrices. On m’a demandé maintes fois mon avis sur l’assaut du Capitole : j’étais en pleins travaux de décoration de l’appartement, je savais à peine ce qui s’était passé, comment aurais-je pu trouver le temps d’en dire quoi que ce soit ? Quand CNN me propose deux cent cinquante mille dollars pour une interview, je veux bien leur parler, mais surtout pas de politique. Quand on m’a proposé trois cent mille dollars pour ma seule présence à un gala républicain, mon Dieu, je me suis laissée tenter, il ne s’agissait que d’être là, dans une robe de grand couturier, et de sourire sur la photo...

 Nous sommes un couple de façade, pour le public, pour les images. Pour autant, nous ne nous séparerons pas de sitôt: il a besoin d’une belle femme visiblement plus jeune que lui afin d’entretenir son image de séducteur auquel aucune ne résiste, j’ai besoin de son argent et de la vie de luxe qu’il m’a offerte en même temps que son nom. C’est un lien dont la solidité vaut largement celle des plus belles histoires d’amour...

 Parfois, à dessein, comme un petit clin d’oeil à ceux, et surtout celles, qui se demandent comment je peux rester avec un homme comme lui, j’introduis un défaut dans la belle image glamour que nous donnons en public : une main refusée, un geste d’agacement. Mon chef-d’œuvre absolu à ce jour est bien sûr le chapeau que j’ai porté lors de l’investiture de 2025, et qui a tant fait parler...Pas mal, non ?

03/04/2025

LE NAUFRAGÉ DU PÈRE LACHAISE par Martine Besset

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« entre nous, libérés des foules de pélerins »
La main tendue

Il avait commencé sa promenade en tout début d’après-midi, et avait déjà parcouru une grande partie du cimetière. Ce matin-là, la lumière de juin et le ciel sans nuage promettant une belle journée, il avait eu brusquement le désir de venir ici, où il n’avait pas mis les pieds depuis des décennies. Un quart d’heure de Métro, et il entrait en même temps qu’un groupe bruyant de Japonais par la porte des Amandiers, où il acheta un plan, comme un banal touriste : même s’il avait l’intention de marcher au hasard, il tenait tout de même à saluer quelques-uns de ses chers disparus. 

Le plan l’y aida, tout en l’obligeant à un parcours sinueux, Colette n’était pas loin de l’entrée, mais Proust au diable vauvert, à quelques dizaines de mètres de Montand et Signoret ; Higelin, Desproges et Petrucciani n’étaient séparés que de quelques bosquets ; Molière et la Fontaine voisinaient le long d’un chemin en arc de cercle, et il s’amusa à imaginer ces deux géants devisant en alexandrins pour occuper l’éternité. Il marcha ensuite au gré de ses envies, attiré par le nom d’une allée, la couleur d’une pierre, la grâce d’un massif de fleurs. Il s’arrêtait parfois, intrigué par un nom sur une dalle, séduit par la beauté d’un arbre, enchanté par la lumière de cette fin de printemps qui donnait un air de gaîté à cet empire des morts. 

Il avait passé ainsi l’après-midi, entre promenade champêtre et méditation sur l’existence humaine, et il décida de finir son parcours par le Mur des Fédérés. Il descendit la pente jusqu’à l’extrémité est du cimetière, et se trouva face aux imposants monuments dédiés aux victimes des camps de concentration, dont la seule vue lui donna des frissons. En remontant un peu l’avenue circulaire, il passa devant les tombes des anciens dirigeants du parti communiste, dont il  avait souvent entendu les noms dans son enfance de fils de militants. Il eut envie de leur dire : eh, les gars, vous pouvez continuer à dormir, les lendemains qui chantent, c’est pas pour tout de suite... 

Il avait perdu en quelques minutes sa belle humeur née avec le jour: l’histoire avec sa grande hache, comme disait l’autre...Alors qu’il passait devant une dalle blanche, de taille modeste et sans fioritures, un nom gravé retint son regard, et une émotion inattendue lui coupa les jambes. C’était la tombe de quelques-uns des manifestants assassinés par la police au métro Charonne en février 1962. Il avait complètement oublié que ce caveau était ici. Et pourtant... 

Pourtant il y était, à cet enterrement. La manifestation contre l’OAS et la guerre d’Algérie avait eu lieu le 8 février, ses parents y  participaient, ils avaient échappé à la tuerie qui avait fait neuf victimes, dont un garçon à peine plus âgé que lui, et traumatisé le peuple de gauche. Il avait quatorze ans, et avait été bouleversé par le récit qu’en avait fait L’Humanité. Les obsèques étaient prévues le 13 février, en même temps qu’une grève massive, et il lui avait paru impossible ne pas y être présent. Ses parents, conscients que se jouait là pour lui quelque chose d’important, acceptèrent  qu’il manque le collège, chose inconcevable en temps ordinaire, et qui redoublait la gravité du moment. Il se rappelait comme si c’était hier la foule qui avait envahi les rues de Paris, la longue file de corbillards couverts de fleurs blanches, et surtout le silence, le terrible silence de centaines de milliers de personnes, un silence compact comme le chagrin et aigu comme la colère... Il rencontrait l’histoire, la grande, et il en tremblait dans son duffle-coat d’adolescent. Il n’avait jamais oublié. 

Transporté des décennies en arrière, il n’avait pas entendu la cloche rameutant les visiteurs, ni remarqué que ceux-ci se dirigeaient tous vers la sortie. Il comprit trop tard, quand le calme des allées désertes l’alerta. Alors, revenu des années soixante, il regarda sa montre, et sut qu’il était enfermé dans le cimetière, qui fermait ses portes à dix-huit heures. Le cœur battant la chamade, il eut d’abord un moment de panique, et s’assit sur la première pierre qui lui tomba sous les fesses. Il pensa à son téléphone portable, mais pour appeler qui ? Que fait-on lorsqu’on est enfermé pour la nuit dans un cimetière parisien? L’idée d’appeler la police, ou les pompiers, ou même le gardien, il devait y en avoir un, lui parut grotesque : elle l’emplissait d’une timidité paralysante, faite d’un fort sentiment du ridicule et d’une conscience aiguë de sa nullité, la même qui l’empêchait dans son adolescence de demander son chemin à un passant. Il jeta un œil sur le haut des murs d’enceinte ; rien à espérer de ce côté-là, même s’il avait gardé la souplesse de ses vingt ans : ils étaient surmontés d’un lacis de ferraille barbelée tout à fait dissuasif.

Quand il fut calmé, une envie étrange l’envahit : rester là. Y passer la nuit. Après tout, sa vie de retraité ne lui offrait plus tant d’occasions d’aventures inédites...L’été était là, la nuit serait tiède et belle. Il fit l’inventaire du contenu de son sac à dos : une bouteille d’eau à moitié vide  – donc à moitié pleine –, une tablette de chocolat, une pomme...Son téléphone était presque complètement chargé, et possédait, bénie soit la technique moderne, une torche qui lui serait bien utile. Alors, pourquoi pas ?

Il se sentait soudain très fier de lui. La crainte avait fait place à un sentiment de transgression tout à fait agréable, finalement... Il ne sentait plus la fatigue, et se remit en route. Il craignit un moment d’être découvert, des gardiens faisaient peut-être des rondes la nuit. Qu’importe, il pourrait facilement prouver sa bonne foi. Il décida de reprendre l’avenue transversale pour aller vers le columbarium. Les cendres d’autres défunts chers à son cœur s’y trouvaient : Maria Callas, Georges Perec, Max Ophuls... Les niches recouvraient des dizaines de mètres de bâtiment, il était impossible de trouver celles qu’il cherchait, mais, bon, elles étaient là quelque part. Dans le silence de ce soir d’été, il émanait de l’imposant bâtiment à arcades une sérénité  troublante. Ici, les fracas et les malheurs  du monde n’arrivaient plus ; cela consolait-il de ne plus en faire partie ?

 Il resta longtemps entre les murs du monument, grappillant des noms sur les niches. Tant de morts, connus ou inconnus...La nuit était tombée, il dut allumer sa torche pour ne pas trébucher sur les pavés irréguliers, ce qui le fit penser à nouveau à Proust, allongé pas loin sous sa dalle en compagnie de ses parents. Il sursauta quand quelque chose frôla sa jambe ; la lumière de sa lampe fit briller les yeux d’un chat noir et blanc qui feula dans sa direction avant de déguerpir. Il avait entendu parler des chats du Père-Lachaise, une vraie colonie, plusieurs centaines, que des bénévoles se chargeaient de nourrir.

 Il longeait dans sa déambulation d’étonnants monuments, de dimensions extravagantes, surchargés de sculptures et gravés d’inscriptions à l’emphase assumée. Il s’étonna de la mégalomanie de certains, soucieux de se rappeler au souvenir du chaland par d’invraisemblables architectures post-mortem. Que des gens aient décidé de leur vivant d’être enterrés dans le luxe et l’ostentation, d’écraser pour l’éternité leurs voisins de tombeaux par la taille et la splendeur de leur sépulture le laissaient songeur... Lui avait décidé depuis longtemps qu’il serait incinéré, ne souhaitant obliger personne à se rendre sur sa tombe ; il serait trop heureux si son souvenir continuait à vivre dans quelques mémoires.

La lueur ronde de sa lampe éclaira brusquement un visage souriant, un portrait qui lui creva le cœur : celui de Gaspard Ulliel, qu’il ne s’attendait nullement à trouver là, son plan, trop ancien sans doute, ne le mentionnant pas. Disposées sur la dalle, plusieurs photos montraient le même jeune homme à la beauté émouvante, que la mort avait fauché sans égard pour sa jeunesse et son talent. Il éteignit sa lampe, ébranlé. La fatigue commençait à se faire sentir. Il chercha un endroit herbeux, un petit carré de végétation où il pourrait s’asseoir et croquer un peu de chocolat sans manquer de respect aux morts.

 Il s’y reposa un long moment, perdit conscience à plusieurs reprises, rêvassa sans savoir s’il était encore éveillé ou vraiment endormi, traversé par des rêves insensés et des images étranges. Le cri d’une chouette – une hulotte ? – allait le remettre debout, quand un craquement dans les feuilles derrière lui le fit sursauter. Un hérisson, sans doute...Ce royaume des morts était donc, en plein Paris, le refuge de la vie animale ? On y avait vu des renards, paraît-il...

 Sa vessie se rappela brusquement à lui. Il savait que des toilettes existaient à plusieurs endroits du cimetière, commença à se diriger vers les plus proches, puis songea que c’était là un réflexe d’urbain civilisé ; il n’était décidément pas prêt pour les robinsonnades... Il avait plus de quarante hectares de nature autour de lui, les toilettes étaient-elles indispensables ? Mais alors comment se soulager sans offenser gravement la dignité du lieu et de ses occupants ? Il se rappela soudain le monument érigé à la mémoire de Thiers, qui ne méritait pas tant de scrupules, tout à côté de l’église, et s’y dirigea avec détermination: face au mur latéral, il compissa longuement l’assassin des communards.

De nombreux monuments funéraires avaient une porte métallique, dont il se demanda sur quoi elle ouvrait.  Espérant y trouver un improbable refuge, il en secoua vainement quelques-unes. La fatigue pesait désormais, un endroit où s’allonger serait le bienvenu. Des sans-logis se laissaient-ils parfois enfermer les soirs de beau temps, pour profiter du confort d’un coin de pelouse ? Il parcourut plusieurs allées, tourna, vira, aperçut au passage la dernière demeure de Radiguet, puis celle de Musset, qui semblait dépourvue du saule appelé de ses vœux, et finit par découvrir, tout près du rond-point Casimir Périer, un banc de mousse qui ferait l’affaire. Il se réveillerait sans doute humide de rosée et perclus de courbatures, mais il n’était plus capable de résister à la fatigue. La tête sur son sac à dos, il sombra dans un mauvais sommeil, plusieurs fois interrompu par des craquements dans les branches, des miaulements, des frôlements d’ailes.

 La vive lumière du petit matin lui ouvrit les yeux quelques heures plus tard. Il se demanda trois secondes où il était, se mit debout avec peine, s’ébroua, endolori en effet au-delà du possible. Il épousseta ses vêtements piqués de terre et d’herbe, et attendit, gelé malgré le soleil de juin, l’heure de l’ouverture du cimetière. Il s’approcha de l’entrée principale, en essayant de ne pas se faire remarquer, aussi peu tranquille qu’un garnement après son forfait. Quand les premiers visiteurs matinaux pénétrèrent dans les lieux, il prit l’air dégagé de celui qui serait entré seulement pour jeter un coup d’œil, et ressortirait aussitôt. Arrivé sur le boulevard de Ménilmontant, mort de faim et de fatigue, il se rua sur le premier café ouvert et commanda un petit déjeuner. Assis près de la baie vitrée, il contempla cet étrange endroit où il avait passé la nuit. Ses reins étaient atrocement douloureux, mais le soleil qui frappait la vitre, et dont il recherchait la chaleur sur sa peau, ce beau soleil des plus longues journées de l’année, enchanterait sa journée, alors qu’il était indifférent à tous ceux qui séjournaient en face. En sirotant son café brûlant, il pensa qu’il n’avait jamais été aussi heureux d’être vivant.

ALBERTVILLE par Denis Mahaffey

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" la liberté de son existence actuelle"
Que reste-t-il de nos amours ?

 

Décider, comme ça, un après-midi, dans l’eau bleu-opale de la piscine d’Albertville, escale faite au hasard d’une tournée de campings, d'apprendre à plonger. Le petit vertige que la décision occasionnerait n’étant qu’une minuscule réplique de la grande, la décision incommensurable, prise dans un moment de clarté cruelle, de ravaler ma façade d’homme dans le fol espoir de dégager la pierre saine derrière tant de précautions empoussiérées.

Décider d’apprendre à chanter, de me mettre à courir et me remettre à danser, de savoir me défendre, même avec les poings, de céder à l’amour au lieu de l’admettre, de m’exercer à avoir – et donc à faire – confiance. En un mot, oser.

Oser plonger au lieu de sauter pieds joints dans l’eau. Avant Albertville, un défi préliminaire avait été de sauter du plus haut plongeoir d’une autre piscine. Grimper sans regarder en bas. Avancer hâtivement, me pincer le nez et, sans laisser le temps de me raviser, me précipiter dans le vide estomaquant. Chuter debout dans l’eau, avec une force inattendue qui arrache l’index et le pouce du nez comme si j’avais soudain décidé de tendre le bras et saluer quelqu’un. En partant, le pouce emporte un bout de peau. Sortir de l’eau en triomphateur nonchalant (ça pour les badauds), médaillé de mon propre sang.

Puis, à Albertville, m’accroupir, les doigts de pied crochus sur le bord du bassin, les genoux pliés pour rapprocher les fesses des talons, le dos arrondi comme un escargot dont les antennes seraient les pouces au bout des bras tendus ; rouler en avant.

L’idée étant de me lancer comme un bateau ; mais l’instinct de survie, en se trompant, fait s’allonger le torse et le ventre ; le corps entre à plat dans l’eau, qui le gifle bruyamment, en éclaboussant tout autour. Les plongeurs confirmés doivent faire « Ouille ! » et se regarder en riant.

Quitter le bassin en plaçant les avant-bras sur le bord, puis la main et la jambe droites, me levant d’un bond. Recommencer. Même configuration, même trahison instinctive, même résultat cinglant.

Ressortir ; répéter. Le corps hésite encore à croire. Ressortir ; répéter. Encore. Encore. Complices enfin, les mains, les bras, la tête, le torse, l’abdomen, les cuisses se mettent d’accord pour fendre la surface successivement. Seules les jambes s’écartent et rentrent individuellement dans l’eau. Sensation délicieuse tout de même ; satisfaction.

La glissade vers l’eau maîtrisée, me mettre debout, me plier à la taille, baisser la tête, et sauter en avant. Sentir les bras puis le corps puis les jambes puis les pieds suivre la même courbe, comme un serpent ; sous l’eau, inverser la courbe pour sortir la tête, les membres faisant des ronds pour la maintenir hors d’eau. Vingt, trente, quarante fois. Le corps comprend, veut bien, aide au lieu d’entraver. Commence à apprécier sa propre souplesse, se prête à l’enroulement et au déroulement. Aime bien le faire. Aime le faire.

De faux départs, de fausses arrivées, mais de plus en plus de réussites. Le corps ne veut pas admettre sa fatigue. Puis l’admet. C’est fini. Sortir de l’eau. Le corps a soudain froid, est envahi par des tremblements. Partir aux vestiaires. Fourbu et épanoui. Albertville c’est fini.

Je poursuivrais l’apprentissage ailleurs, pour accomplir la même séquence sur un plongeoir (jamais sur le plus haut, la capacité physique restant en deçà de la fiévreuse imagination), et pour courir sur le carrelage autour du bassin avant de sauter.

Mais c’est cet après-midi-là, dans l’eau bleu-opale albertvilloise, que je suis devenu plongeur. Un homme qui sait plonger, et le fait, avec le sentiment d’avoir frotté du coude un coin de miroir crasseux, pour mieux me voir. Plongeur. Homme.


31/01/2025

QUE RESTE-T-IL DE NOS AMOURS ? par Martine Besset

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« quelques fragments dans la mémoire... »
Bach et la marée montante

Avec l’espoir gourmand d’y dénicher, comme il arrivait parfois, quelques pépites inattendues, elle parcourait la page nécrologie du Monde, quand un hoquet de surprise lui fit répandre la moitié de sa tasse de café sur le journal. Ainsi Daniel L. venait de mourir !...Et il avait épousé cette gourde de Colette !...Elle retira ses lunettes, se frotta les yeux, avant d’aller chercher à la cuisine une feuille d’essuie-tout pour éponger le papier imprimé. Puis elle se rassit, encore incrédule. Ce n’était pas tant le décès de Daniel L. qui l’étonnait – après tout, il avait, comme elle, l’âge où il arrive de passer de vie à trépas – que le fait de lire son nom après toutes ces années. Daniel L. avait été son amant, des décennies auparavant, et à l’époque il avait longuement louvoyé entre elle et Colette. Elle l’avait quitté quand tant d’indécision avait menacé de ne jamais prendre fin. Colette avait donc emporté le morceau, et l’avait apparemment conservé jusqu’au bout : « Colette T., son épouse », disait la nécro, pas de doute, ce ne pouvait être qu’elle... Si Le monde annonçait sa disparition, c’est sans doute qu’il avait acquis une petite notoriété dans son domaine...ou alors qu’il s’était sérieusement embourgeoisé, pensa-t-elle perfidement. Tout de même, elle avait un peu de mal à faire coïncider l’image d’un notable septuagénaire avec celle du grand jeune homme blond et rieur qu’elle avait connu...

Cette nouvelle la laissa songeuse durant quelques jours. Elle n’était nullement encline à la nostalgie, estimant que chaque époque de la vie, fût-elle la dernière, pouvait être intéressante. Elle n’était pas fâchée que la saison des amours, avec ses orages dévastateurs, fût terminée pour elle, et chérissait la liberté de son existence actuelle. L’annonce du décès de Daniel L. était venue stimuler une curiosité qu’elle n’avait jamais eue jusqu’alors: qu’étaient devenus les hommes de sa vie ? Ses ex-maris s’étaient tous les deux remariés – les hommes sont incapables de vivre seuls – et elle en avait parfois des nouvelles par leurs enfants communs. Mais les autres, ces amants avec qui elle avait eu des liaisons plus ou moins longues, plus ou moins passionnées, qu’elle avait aimés et qui l’avaient aimée, avant, après, ou entre les maris ? 

Après tout, se dit-elle, les moyens de communication modernes n’étaient pas faits pour les chiens. Elle s’assit un soir devant son ordinateur, et entreprit de saisir sur son clavier les noms qui lui revenaient un par un. Elle n’était pas familière des réseaux sociaux, mais la plupart des gens laissaient des traces sur le net : un article dans un journal local, une élection, des noces d’or, une création d’entreprise, une cessation d’activité...Elle passa quelques heures sur son clavier, puis elle ferma son ordinateur, consternée : elle venait de parcourir un cimetière. Une compagnie théâtrale dijonnaise annonçait la mort de Patrick N., sa famille éplorée celle de François D., une association écolo celle de Christophe V., la fille de Jean S. évoquait son père défunt. Certains décès étaient récents, d’autres déjà anciens. Elle en resta accablée. Ils avaient donc tous déjà déserté...

Un nom, cependant, semblait être resté du côté des vivants : celui de Vincent L., médecin dans une ville éloignée d’une centaine de kilomètres de la sienne, et qui paraissait encore en activité. Une nouvelle recherche le lui confirma. Elle avait eu avec lui une relation intense, écourtée par des circonstances qu’ils ne pouvaient maîtriser, et elle en avait pendant longtemps gardé un goût d’inachevé. Un désir irrépressible de se rendre sur place la saisit, de voir de ses yeux à quoi ressemblait cet homme maintenant, de constater qu’elle n’était pas la seule survivante de ses amours de jeunesse. 

Elle conduisit, partagée entre l’émotion et une conscience embarrassante du ridicule de la situation. Elle trouva l’adresse sans difficulté, gara sa voiture les jambes un peu molles, se força à ne pas rebrousser chemin, et enfonça la sonnette sous la plaque en cuivre de « Vincent L., médecin généraliste, avec ou sans rendez-vous ». Le cœur battant la chamade, elle s’assit dans la salle d’attente déserte. Quelques magazines sur la table basse, des fauteuils en plastique, aux murs des affiches d’information médicale : un endroit banal, mais à quoi s’attendait-elle ? Elle commençait à se demander ce qu’elle faisait là, lorsque la porte du cabinet s’ouvrit. Vincent L. n’avait pas trop changé : ses beaux cheveux bruns avaient totalement blanchi, certes,  mais il était resté mince et avait gardé une belle allure...Il la regarda attentivement, la salua, lui demanda si elle avait rendez-vous. Elle bafouilla que non, il lui répondit « un coup de téléphone à passer et je suis à vous dans quelques minutes », puis disparut derrière sa porte refermée. 

Elle ramassa prestement sa veste et son sac, et se rua vers la sortie. Elle ne se calma qu’au bout de quelques kilomètres au volant de sa voiture. Alors qu’elle l’avait reconnu au premier coup d’œil, lui l’avait regardée, avait entendu sa voix, mais n’avait manifesté aucunement qu’elle ne lui était pas inconnue. Elle s’imagina dans son cabinet, en train de lui rappeler qui elle était, faisant face peut-être à sa mémoire défaillante: le soulagement d’avoir échappé à l’humiliation de ne pas être reconnue lui confirma qu’elle avait eu raison de prendre la fuite.

Il se passa des mois, pendant lesquels les traces du passé cessèrent de la tourmenter, même si, de temps en temps, elle jetait un œil sur la rubrique nécrologique du Monde. Un jour, un message inattendu tomba dans sa boîte mail. Il venait de Bertrand F. Bertrand F. ! Ca alors, elle l’avait complètement oublié, celui-là ! Il lui disait qu’il avait trouvé ses coordonnées, était depuis peu installé pas très loin de chez elle, ce serait l’occasion de prendre un verre ensemble si elle était d’accord...Elle n’arrivait pas vraiment à se rappeler les traits de Bertrand F., ne gardait pas de souvenirs précis à son sujet : dans sa mémoire, son visage était aussi flou que leur histoire, elle se souvenait seulement que ce garçon était aussi gentil qu’il était ennuyeux. Elle tarda à lui répondre, le fit un jour de grand ménage dans sa messagerie, et accepta le verre en sa compagnie. Après tout, il était peut-être devenu plus drôle en vieillissant, sait-on jamais...Et lui, au moins, n’était ni mort ni amnésique...Au premier rendez-vous, elle le trouva vraiment très gentil, au deuxième toujours gentil mais un peu ennuyeux, au troisième vraiment très ennuyeux. Il n’avait absolument pas changé. Il lui écrivit qu’il n’avait en fait jamais cessé de l’aimer depuis toutes ces années, que peut-être il n’était pas trop tard, que...Même sa lettre était ennuyeuse. Elle se força à la lire jusqu’au bout, et résolument, lui répondit le plus aimablement qu’elle put que non, vraiment, elle préférait ne rien changer... Elle n’ajouta pas que, ne s’étant jamais ennuyée de sa vie, elle n’allait pas commencer maintenant... 

Elle expédia le mail d’un clic déterminé, et se renversa dans son fauteuil. Elle caressa des yeux les rayons de sa bibliothèque, dorés par la lumière de la lampe, pensa au bonheur que lui donnaient ses enfants, ses petits-enfants, ses amis et ses livres, et sans l’ombre d’un regret, alla se préparer une tasse de thé.