11/11/2025

L'APPARTEMENT

Martine Besset


   "Marche arrière dans le temps"
     Faire le trottoir


L’annonce immobilière me saute au visage. Arrivée sur l’écran de mon téléphone au terme d’une étonnante succession de hasards, elle vante un « appartement hyper centre, 3 pièces, 2 chambres, avec box ». C’est le nom de la ville qui m’a d’abord alertée, puis les images accompagnant le texte. Aucun doute, et mon cœur  bat plus vite: cet appartement décrit avec une aussi affligeante banalité, c’est celui ou mes sœurs, mon frère et moi avons passé toute notre enfance et notre adolescence, et où nous n’avons pas remis les pieds depuis plus de quarante ans...

Le « box » me laisse perplexe. Est-ce donc ainsi que l’on nomme maintenant ce que nous avons toujours appelé « le cabanon » : une modeste construction, alignée avec trois autres, identiques, sur la longueur de la cour, où les occupants des quatre appartements de l’immeuble entassaient ce que l’on met de nos jours dans un garage, mais personne alors n’avait de voiture...Le nôtre contenait la mobylette de notre père, qu’il utilisait pour se rendre à son travail. Un été, c’est avec elle qu’il nous a rejoints en Auvergne où nous passions les vacances, au terme d’une nuit épuisante, ses cannes à pêche ficelées sur sa « pétrolette »...On y entassait aussi les boulets de charbon, qu’il fallait monter dans un seau métallique pour remplir le poêle qui tentait vaillamment à lui tout seul de chauffer l’ensemble de notre logement.

Nos parents l’avaient acheté lorsqu’ils avaient quitté l’Ardèche pour cette banlieue parisienne où son entreprise avait muté notre père. Quelques économies, peut-être, un prêt de notre grand-mère : pas de quoi faire des folies, et nous nous étions retrouvés entassés à six dans trois pièces. J’avais six ans, mes sœurs cinq et quatre ans, mon frère deux. Nous avons tous les quatre partagé la même chambre jusqu’à la fin de notre adolescence : je n’en ai pour ma part gardé que des bons souvenirs, mais aussi le désir non négociable d’avoir désormais une pièce rien qu’à moi...Nous l’avons vendu vingt-cinq ans plus tard à la mort de notre mère, sa dernière occupante. Aucun d’entre nous ne vit plus désormais dans cette ville, aucun n’y est jamais revenu.

Nous sommes nombreux, je crois, à partager un même fantasme : revoir les lieux que nous avons habités et aimés, et voir comment nos successeurs les ont transformés. C’est rarement possible. Il y a des années, nous avons sonné un été à la porte de ma maison natale : la rudesse de la voix sortie de l’interphone, et les hurlements des chiens, nous ont ôté toute envie d’aller plus loin. La vidéo qui accompagne le texte de l’annonce rend soudain ce vieux rêve accessible. Je l’ai mise en route le cœur battant ,et alors que les images se succèdent, je suis envahie par un sentiment d’étrangeté : certes, c’est bien « notre maison », celle où nous avons grandi, celle où s’est construit le lien indéfectible qui nous lie toujours tous les quatre. Mais l’usage du grand angle agrandit démesurément les lieux, les pièces sont vides de tout objet, et quelques transformations çà et là soulignent le passage du temps ; l’appartement ne coïncide pas complètement avec mes souvenirs, j’ai le sentiment de regarder un décor destiné au tournage d’un film sur mon enfance.

On voit la cour, qui fut notre seul terrain de jeu : un espace en L recouvert de macadam, avec des fils à linge où il arrivait que la lessive gèle en hiver. Nous y avons appris à faire du vélo, et je garde le souvenir cuisant d’un collant bleu tout neuf déchiré alors que je m’exerçais aux patins à roulettes. Des années plus tard, elle fut le théâtre d’une scène que je n’ai jamais oubliée. J’étais sortie avec un garçon, mes parents ne le connaissaient pas, ne savaient pas où nous étions allés, n’avaient aucun moyen de me joindre, et se sont angoissés de ne pas me voir rentrer. Quand j’ai franchi la grille, fort tard dans la nuit, j’ai été cueillie sans préambule par une gifle monumentale de mon père, tapi dans l’ombre, et qui devait se ronger les sangs en m’attendant.

Notre appartement était au premier étage. On pénétrait dans une entrée qui paraît gigantesque sur la photo de l’agence immobilière ; elle était en réalité suffisamment grande pour que l’on y fourre, sans aucun souci de décoration, tout ce qui ne tenait pas dans les autres pièces : deux malheureuses armoires contenant les vêtements de toute la famille — rien de comparable avec nos dressings d’aujourd’hui —, un bahut où trônait le téléphone, un appareil à cadran en bakélite noire dont je me rappelle encore le numéro,  surmonté d’une étagère pleine des œuvres les plus marquantes du réalisme socialiste, que j’ai toutes lues à l’époque...Il y avait aussi le réfrigérateur, un gros appareil ventru jaune paille, la cuisine étant trop exiguë pour 

l’accueillir. Bizarrement, c’est au pied de ce réfrigérateur que nous déposions nos chaussures, le soir de Noël.

La cuisine est la pièce qui a le plus changé. Heureusement, d’ailleurs. De notre temps, elle était assez misérable, et aussi peu fonctionnelle que possible : notre mère n’avait aucun goût pour les activités censées s’y dérouler. Sur la photo, elle est aménagée du sol au plafond, pleine de placards et de rangements dont nous n’aurions su que faire. C’était une sorte de couloir, au bout duquel une paillasse carrelée, sous la fenêtre, servait de plan de travail. Un tabouret était glissé en dessous, qui avait acquis un statut particulier : quand nous avions quelque chose à dire à notre mère, et à elle seule, nous nous y asseyions, en général après le dîner, et vidions notre sac. J’ai utilisé de nombreuses fois ce tabouret aux confidences.

La salle à manger, qui servait aussi de salon, de bureau, d’un peu tout, faisait la fierté de notre père : « vingt-cinq mètres carrés ! » disait-il, tout glorieux, à nos visiteurs admiratifs. Il faut dire qu’à cette époque, la majorité de la population était mal logée ; de nombreux amis de nos parents habitaient en ville — dans ce qui ne s’appelait pas encore l’hyper centre — des taudis humides et sombres : cette pièce, dont les fenêtres donnaient sur les arbres du boulevard, devait en effet leur paraître luxueuse. Et pourtant...

La salle de bains était aussi, à l’époque, un aménagement envié. Ce qui me frappe sur l’image, c’est qu’elle est maintenant toute rose. Chaque été, nous partions deux mois avec notre mère, et notre père, qui n’avait que trois semaines de vacances, nous rejoignait en août. Il profitait de sa solitude estivale pour se lancer dans de grands travaux, comme le ponçage et le cirage des parquets. Un été, il a repeint la salle de bains, en mauve. A notre retour, personne n’a eu le courage de lui dire que cette couleur, certes plus pimpante que le jaune pisseux qui la précédait, nous donnait, dans la glace du lavabo éclairée par un pauvre  néon, des têtes de déterrés.

L’image de notre ancienne chambre-dortoir rend bien mal compte de toutes les aventures qui s’y sont déroulées. Nous jouions peu dehors, recevions peu de copains : c’est tous les quatre, et dans cette pièce, que nous organisions nos jeux, en toute équité, sans distinction de genre et en utilisant toutes les ressources de notre imagination. Nos quatre lits ont été des maisons, des bateaux, des étals de marchandises, des champs de bataille, des montagnes à gravir, des écoles et des tapis de gymnastique. C’est cette chambre qui contient toute notre enfance. A une extrémité s’ouvrait une pièce minuscule que nous appelions la penderie, bien que rien n’y fût suspendu, et qui faisait office de débarras : on y trouvait les valises, les couvertures, les cannes à pêche de notre père, nos chaussures de montagne, Et puis, occupant la moitié d’un mur, les nombreux tomes du Capital et du Manifeste du parti communiste, que personne je crois n’a jamais lus...C’est aussi là que nous nous cachions, mes sœurs et moi, à l’adolescence, quand sonnait à la porte un ami de nos parents aux mains un peu baladeuses, et que nous attendions son départ avec force fous rires. Sur la photo de l’agence, elle semble avoir été remplacée par une improbable mezzanine, percée d’une fenêtre dont aucun de nous ne comprend sur quoi elle donne...

Voilà, j’ai fait, par vidéo interposée, le tour de l’ancien propriétaire. Chaque coin de l’appartement a réveillé mille autres souvenirs...Avec mes yeux d’adulte, et tant d’années après, je me rends compte à quel point notre lieu de vie était laid : les meubles étaient dépareillés, les papiers peints bon marché, les couleurs ternes et mal assorties. Par manque de moyens, bien sûr, mais aussi parce qu’à cette époque, encore proche de la fin de la guerre, l’essentiel était d’avoir un toit sur la tête, l’eau au robinet, et l’électricité dans toutes les pièces. Le goût pour la décoration, l’idée que les objets utilitaires pouvaient aussi être beaux, ne sont arrivés que plus tard. 

Si ces images me laissent aussi troublée, c’est qu’elles prouvent que rien, absolument rien, ne subsiste de notre passage. Nous y avons vécu une période essentielle de notre vie, celle de tous les apprentissages, toutes les découvertes, nous y avons tissé les liens qui unissent à jamais notre fratrie, et pourtant, ce sont, sauf pour nous, des pièces vides, et banales. 

En plus de quarante ans, combien d’occupants se sont-ils succédé dans ces lieux ? Lequel a aménagé la cuisine, construit une cloison dans le salon, eu l’idée de cette étrange mezzanine ? D’autres enfants ont-ils dormi et joué dans notre chambre ? Sont-ils allés comme nous à l’école de l’autre côté de la rue ? L’annonce, consultée à nouveau quelques semaines plus tard, m’apprend que l’appartement a été vendu. Ses nouveaux propriétaires ont-ils conscience de tous les fantômes qui l’habitent ? J’aimerais croire que les murs ont gardé un écho des rires des quatre petits enfants qui y ont vécu autrefois ; mais sans doute restent-ils muets, et c’est seulement dans les souvenirs de ces quatre-là, qui ont cessé depuis belle lurette d’être des enfants,qu’on les entend encore...

IL Y A 375 OU 66 MILLIONS D'ANNEES

 Denis Mahaffey


« D’avoir réussi une épreuve initiatique en quelque sorte. »
Aux deux bouts du chemin



En cherchant dans un tiroir le tampon encreur pour mettre l’adresse d’expéditeur sur une enveloppe, j’ai retrouvé une petite boîte en bois de cèdre. L’ami le plus proche de mon père me l’avait donnée à Noël quand j’étais enfant. La boîte était à l’envers, son contenu renversé. J’ai tout remis en place. Je l’ai posée sur le bureau, puis j’ai sorti et examiné chaque objet.

Et… comme si un coupe-circuit avait été enclenché et le courant établi, les objets paraissaient mieux éclairés. Le regard a pu s’arrondir, s’informer, percer. Pour que la matière soit traduite en écriture :

Ö  La petite broche d’argent avec le nom « Bella », dont les lettres ne sont pas gravées mais soudées sur la base. C’est le nom de ma grand’mère née en Ecosse, Isabella Halliday – elle avait un second prénom dont je n’ai jamais su l’origine, « McCallum ».

Ö  L’insigne de moniteur de mon lycée, l’Académie royale de Belfast, que je portais sur mon uniforme pour signaler mon rôle, celui d’une vingtaine d’élèves chargés de la discipline. Mon frère aîné, élève sérieux et appliqué, avait déjà reçu cet insigne en Première ; moi, avec de bonnes notes mais plus indiscipliné, je ne l’ai obtenu qu’en Terminale.

Ö  Le morceau de fossile que j’avais extirpé de la falaise calcaire dans une petite baie sur la côte est de l’Irlande. Nous avions pique-niqué en famille, mon frère, ma mère, mon père, son ami que nous les garçons appelions « Oncle », et qui m’a fait cadeau de la boîte où ce fragment est conservé. Le fossile, cinq centimètres de long, cylindrique et effilé, ressemble à un fragment de phalange tombé d’une statue grecque. Pour l’écriture, il a fallu enquêter sur ses origines. Le résultat est féroce : il ferait partie du rostre, ou bec, d’une bélemnite, un céphalopode marin fossilisé, prédateur commun dans les calcaires d’Irlande. Le rostre servait à déchirer la proie. La créature à laquelle il appartenait s’est éteinte dans le Dévonien ou le Crétacée, il y a 375 ou 66 millions d’années.

Ö  La petite pièce de trois pence en argent avec la tête du roi anglais Georges V, datant de 1917 et remplacée à partir de 1937 par une pièce en cuivre plus épaisse et dodécagonale, c'est-à-dire avec un bord à douze facettes, et que je m’amusais à poser débout sur une facette.

Ö  Deux montres sans bracelet et qui ne font plus tic-tac depuis longtemps. L’une, à chiffres romains, est la première montre de mon père. Il l’a donnée à mon frère aîné en recevant une montre en or à son départ en 1947 d’une société d’assurances santé. La sécurité sociale nationale gratuite ayant été votée, la société n’avait plus raison d’être. Il est devenu fonctionnaire au Ministère de la santé d’Irlande du Nord. A sa mort mon frère a hérité de la montre en or, et m’a passé l’autre. La seconde montre a été un cadeau de Noël d’un compagnon quand nous étions professeurs en Tunisie, lui de mathématiques dans un lycée de garçons, moi d’anglais dans un lycée de jeunes filles.

Ö  Le badge de cuivre noirci représentant une harpe celtique surmontée d’une couronne, l’insigne de la Police royale d’Ulster, la force créée pour l’Irlande du Nord après la partition de l’île en 1922.

Ö  Le bout de chaîne d’argent avec une trentaine de maillons, chacun minutieusement strié, comme si le métal était tressé, avec une barre transversale au bout pour l’attacher dans une boutonnière. Comme pour le rostre, une enquête révèle que c’est un « té Albert », parce que c’est le mari de la Reine Victoria, Prince Albert, qui l’a popularisée.

Ö  La plaque d’identité de mon terrier Myshkin, qui partageait son nom avec le Prince Mychkine de Dostoïevski. Au verso mon nom et l’une de mes nombreuses adresses à Londres. Nous y avons vécu ensemble jusqu’à ce que, face à un pic de turbulences métaphysiques, je l’envoie chez mes parents en Irlande. Pendant une promenade avec mon père, il a traversé la rue en courant et a été écrasé. Ma mère m’a dit que, chose inouie pour mon père, il a pleuré sa mort.

Ö  La perle de verre grande comme une noisette, imitant un énorme brillant taillé.

Ö  La boîte elle-même, d’une facture soignée et moins simple qu’elle ne paraît. Avec une largeur de 7cm, a-t-elle servi à offrir des cigarettes aux invités, comme c’était l’habitude ? L’intérieur est bordé de quatre panneaux minces amovibles. Deux petites enveloppes ont été glissées derrière le panneau côté charnières. Je les ai sorties et ouvertes. A l’intérieur de la première un message imprimé, pour lequel j’avais utilisé un autre cadeau de Noël, un jeu de caractères en caoutchouc avec des formes pour les composer.

Sur l’enveloppe, « Au Peuple de l’Avenir » ; à l’intérieur :

Belfast, 27 déc. 1949. Cher Peuple de l’Avenir, J’espère bien que vous recevrez cette lettre. Nous sommes actuellement dans l’Age de Fer. Je pense que vous, vous êtes dans l’Age Atomique. Bien à vous, Denis Mahaffey. (Notez le point final.)

Mon petit-fils connait la boîte. Il y a deux ans je lui ai montré les panneaux amovibles et il a inséré une seconde enveloppe pour le même destinataire : « AU PEUPLE DE L’AVENIR » ; à l’intérieur :

F*** W** Villeblain France, 15 sept 2023
Mon grand-père a écrit la lettre de Belfast. Je ne sais pas [combien ?] de lettres il y aura quand vous lirez ce courrier, mais la mienne est la deuxième.

Nous sommes dans l’Age Industriel.

PROTEGEZ LA NATURE

Tout est remis en place, la boîte en bois de cèdre rangée dans son tiroir. Comme avant ? Non, chaque fois que je l’ouvrirai, le contenu sera plus net pour avoir été mis en mots, s’entourant même d’une lueur attendrie.



05/09/2025

FAIRE LE TROTTOIR

Denis Mahaffey


J’ai cru qu’une porte s’ouvrait enfin sur un autre univers
Le chapeau de Melania

Je n’ai fait le trottoir qu’une fois, et encore, était-ce réellement moi ? Si, quand même. Me voilà, appuyé au mur dans le Marais, le regard dans le vide, une feuille de papier à la main. J’attends. Le temps d’encaisser ce qui y est écrit, ou… autre chose ? Mon visage ne trahit rien, ni appréhension ni joie ni ennui. Vide. J’attends, comme on attend sur un trottoir en s’appuyant au mur. Quelqu’un va m’aborder, ou bien… ?

Invraisemblablement, je passe dans la même rue dans un bus 96. Cette ligne commence à Montparnasse, traverse le Quartier Latin, l’île de la Cité, longe puis plonge dans le Marais, émerge sur le tronçon le plus modeste des Grands Boulevards, le franchit puis monte, monte pour finir dans Belleville et Ménilmontant. Repart dans l’autre sens. Un circuit touristique à chaque trajet, mais du tourisme fait de l’intérieur, non pas de dehors comme dans les cars chargés d’étrangers, condamnés à tourner sans destination.

De mon siège je regarde par la vitre. Et me vois sur le trottoir, appuyé contre le mur d’un immeuble, un papier à la main, le regard intraduisible. L’attente faite homme.

Marche arrière dans le temps.

Je fréquentais un Chilien qui avait fui son pays en 1973 après le coup d’état de Pinochet contre le régime socialiste d’Allende. Le Parti Communiste français l’avait accueilli et lui avait trouvé un logement et un travail dans une de ses entreprises. Il était membre d’une équipe d’artistes-peintres chiliens qui exécutaient des fresques activistes, devenues un médium de choix sous Allende. Quand il participait à des expositions de groupe de la communauté chilienne en exil, l’équipe peignait en direct, perchée sur un échafaudage devant un grand pan de mur. La lutte, qui avait été écrasée au pays, continuait.

Nous sommes devenus proches, et nous avons envisagé de créer un livre grand format dans lequel il dessinerait deux yeux sur chaque page de gauche, avec parfois la naissance d’un nez ; quant aux sourcils, c’était à décider. Sur la page en face j’écrirais ce que voyaient ces yeux. La vérité viendrait du regard.

L’idée de ce projet a suffi pour nous faire basculer dans une quête intensive de la Vérité (avec un grand « V », c’est dire que nous étions jeunes et entiers). Nous hésitions entre l’idée que le vrai est ce qui est, un point c’est tout, et une vision dans lequel il est transcendant au point d’être invisibilisé.

Enfiévrées par leur intensité, nos recherches ont commencé à s’éparpiller, nos points de vue à s’engluer dans les marécages de la spéculation ; enfin, nos échanges clairs et clairvoyants sont devenus des arguties interminables. L’inévitable s’est produit : un schisme. Nous avons rompu bruyamment, puis méchamment, nos relations.

Avant cette bagarre, quand nous partagions encore le chemin vers l’illumination, je l’avais accompagné au vernissage de l’exposition d’un ami. Après avoir consulté le catalogue en arrivant, je le tenais négligemment à la main pendant que l’artiste exposant prenait des photos. Après, dans la rue, nous avons soumis la soirée à un examen clinique pour en extraire ce qu’elle avait fourni de Vrai (encore le majuscule). Des accros, je vous dis.

Il peignait d’après des photos. Un autre Chilien, non-artiste, l’a exaspéré en disant « Tu ne fais que copier, en fait », puis a rebroussé chemin, plutôt élégamment, devant l’ire colossale du peintre : « Hou là ! Seul Dieu crée, nous autres nous copions. »

Du temps de nos recherches intensives, il m’a offert plusieurs tableaux. Silverman est un collage de papier argent découpé sur fond blanc, d’après la photo d’un homme en profil qui marche, athlétique, insondable. Et un portrait, petit format, de l’écrivain Virginia Woolf, d’après une illustration qui je lui avais montrée, le visage indéchiffrable. Lorsque nos désaccords, accusations et hostilités ont atteint leur paroxysme, je l’ai détruit, cassant le cadre et déchirant la toile.

Il a même peint mon portrait, et lui a donné le titre La lettre. J’y suis, en pied, légèrement détourné, les bras ballants, les pieds croisés, le visage sans expression. Les personnages de ses tableaux restent en retrait : à celui qui regarde de les clarifier s’il a envie.

Un photographe joue sur le décor, l’éclairage, la pose, mais son portrait vient d’une pression sur un bouton. Un peintre scrute son modèle, puis fait ce qu’il veut, dispose comme il entend, se traduit en peinture. Le résultat peut être un jumeau idéal ou un doppelgänger, l’humanoïde glabre des contes allemands. Le même être, celui-là qui est né et celui-ci qui est peint.

Revenons à la ligne 96 et au trottoir du Marais. C’est moi dans le bus, c’est mon portrait sur le trottoir, empilé avec une dizaine d’autres toiles qui attendent d’être rentrées et rangées, sans doute au retour d’une exposition. De la photo prise au vernissage par l’autre peintre, mon peintre chilien a tiré une histoire, en s’abstrayant de l’image et en imaginant que la feuille du catalogue est une lettre. Contenant une bonne ou mauvaise nouvelle ? Toute indication est gommée.

L’homme sur le trottoir est moi ; mais je ne suis pas lui. Je descendrai du bus à mon arrêt, je mangerai et travaillerai un peu, heureux ou malheureux selon ce que répondront les mots que je convoque à la machine à écrire ; je parlerai au téléphone, vite fait ou longuement, je me coucherai et dormirai mal. La routine.

Mon portrait ne connaît pas ces limites. Il se prête à tous les fantasmes.

Sur le trottoir, appuyé contre le mur, il serait abordé par une créature rayonnante. Femme ?… Homme ? Un échange éclair financier et la créature, comme si elle cueillait une fleur, lui prendrait le bras et l’emmènerait.


04/09/2025

AUX DEUX BOUTS DU CHEMIN

Martine Besset


«un souvenir de jeunesse, celui d’un bonheur »
Faire la peau au bonheur


« Papy, je suis reçue ! C’est génial, je suis trop contente ! » La voix stridente de sa petite-fille extirpa Francis de sa désormais quotidienne léthargie post-prandiale. En un clin d’œil il fut réveillé, et tentant de placer un mot de temps à autre dans le flot continu qui lui vrillait l’oreille, il savoura le plaisir que lui donnait la nouvelle. Il n’avait jamais douté de la réussite de Noémie : élève brillante, elle avait obtenu son bac sans se fatiguer outre mesure, et avait été acceptée dans une classe préparatoire bien cotée. Elle y avait passé deux années pendant lesquelles on avait exigé d’elle plus d’efforts qu’elle en avait fait jusqu’alors, et des lectures où elle n’était pas toujours disposée à se plonger, mais elle avait tenu le coup. Ses parents l’avaient vaillamment soutenue, malgré le peu d’amabilité qu’elle leur témoignait en périodes de colles et d’examens blancs. Francis réconfortait tout le monde, son fils et sa belle-fille quand ils se demandaient ce qu’ils avaient raté dans leur rôle de parents, sa petite-fille quand elle menaçait de baisser les bras. Il estimait que c’était sa part de travail, lui qui pouvait s’appuyer sur son expérience et n’avait pas à supporter ces moments de crise au quotidien. Et puis son épouse n’était plus là, et il se sentait obligé de faire tout seul ce qu’ils auraient su mieux faire à deux.

L’annonce de cette réussite le laissait tout chose. Il s’en réjouissait, bien sûr. Mais il se rappelait la vie de Noémie, comme un film en accéléré : le minuscule bébé fripé lové dans son couffin, ses premiers pas devant les bras tendus de ses deux parents éblouis, la première fois qu’elle avait lu toute seule, leurs parties d’échecs acharnées, son adolescence boudeuse de grande tige complexée...Comment tout cela avait-il pu passer si vite ? Et voilà qu’elle s’apprêtait à entrer dans cette école dont on disait qu’elle faisait la fierté du pays, d’où étaient sortis nombre de célébrités du monde intellectuel...Francis, à vrai dire, ne savait pas très bien ce que l’on apprenait dans un tel endroit, et n’avait qu’une idée assez vague des carrières à quoi il préparait : la politique, le journalisme, l’enseignement, la diplomatie ? Il en reparlerait avec Noémie lorsqu’elle serait descendue de son nuage....

Il se rappelait très bien ses propres succès scolaires, oh bien modestes auprès de ceux de sa petite-fille, mais tout de même, il avait eu le bac (on disait alors le bachot : ce terme était bizarrement tombé en totale désuétude, mais il continuait à l’utiliser) à une époque où une minorité de la population le décrochait. Aussitôt ses résultats connus grâce à un formulaire rose envoyé par la poste (à l’époque, Internet n’existait évidemment pas), il avait enfourché son vélo pour se rendre chez son meilleur copain (il n’y avait pas non plus de téléphone portable) et ils avaient accueilli la nouvelle de leur réussite à grands cris et force bourrades dans le dos, avant de fêter ça quelques jours plus tard dans le garage de ses parents, avec les habitués de leurs boums d’adolescents des années soixante.

Il avait ressenti alors, mêlée à la joie, une gravité inédite : le sentiment d’avoir passé un cap important, d’avoir laissé définitivement l’insouciance de ses jeunes années derrière lui, d’être au seuil d’une étape nouvelle de sa vie. D’avoir réussi une épreuve initiatique en quelque sorte. Il avait eu l’impression, bien des années plus tard, que ses propres enfants, qui avaient entrepris et réussi des études plus longues que les siennes (il semblait que dans la famille, l’ascenseur social eût plutôt bien fonctionné), étaient passés eux aussi par ces états d’âme.

Noémie ressentait-elle les choses de la même façon ? Francis trouvait les enfants et les adolescents d’aujourd’hui bien différents de ceux des générations précédentes. Ils lui paraissaient à la fois plus savants et moins cultivés, plus angoissés et moins révoltés, puérils et matérialistes. De toutes façons, elle avait encore des années d’études devant elle, et elle n’avait sans doute pas encore décidé de ce qu’elle en ferait. Alors tous les rêves lui étaient permis, elle avait encore tout à inventer et à découvrir : la réalité de la vie professionnelle, les amours qu’elle vivrait, les amitiés qu’elle construirait, les enfants qu’elle aurait peut-être, les pays qu’elle visiterait, les livres, les films, les musiques...Toute une vie à vivre, et cette idée laissait Francis un peu étourdi.

Il participa avec bonheur aux festivités que les parents de Noémie avaient organisées pour leur fille. Ses trois enfants étaient devenus parents à leur tour, et tous les cousins réunis faisaient un beau tapage. Les parents étaient fiers et soulagés, les enfants heureux de faire la fête. Il aurait tellement aimé que Danielle, la grand-mère que tous ces jeunes avaient à peine connue, fût avec eux aujourd’hui ! Seul de sa génération, il se sentait un peu le patriarche de la tribu, et son âge lui pesa soudain.

Les jours suivants, il se sentit vaguement patraque. Un cafard mou et visqueux s’insinuait dans chacune de ses pensées, et ralentissait ses gestes. Peu sujet à ce genre d’état, il s’en étonna, et décida « de ne pas s’écouter », comme disait sa propre mère. Un matin, il partit résolument à la piscine municipale, pour faire les longueurs de bassin qu’il s’imposait depuis sa retraite, et dont il n’avait pas diminué le nombre malgré les années. Au retour, fatigué mais content de lui,  il fut arrêté à un feu rouge. Un grand dadais longiligne en bermuda rose traversa, le nez en l’air et les cheveux au vent, en prenant tout son temps puisqu’il avait la vie devant lui. Francis était sûr qu’en d’autres temps il n’aurait pas remarqué l’insolente tranquillité de cet adolescent.

Noémie avait devant elle l’infinité, ou presque, de tous les possibles. Ce garçon-là aussi, bien sûr. Ainsi que tous leurs congénères. Lui, il lui restait, allez, vingt années devant lui, en étant très optimiste. Et ces vingt années-là ne contenaient, hélas, rien que de prévisible. Même si elles se passaient le moins mal possible, elles seraient totalement vides d’aventures imprévues : il n’apprendrait pas le japonais, ne gravirait pas le Mont Blanc, ne connaîtrait pas un nouvel amour. Noémie avait mille et une possibilités devant elle, il ne lui restait à lui que des impossibilités...

Abîmé dans ses réflexions, il oublia de démarrer et les klaxons commencèrent à retentir derrière lui. Il rentra chez lui tout songeur. Il s’en voulait et se morigéna. Ne se savait-il pas mortel ? N’avait-il pas conscience depuis longtemps que le temps lui était maintenant compté ? Avait-il jamais eu la moindre intention d’apprendre le japonais ? Il attrapa le livre qu’il avait commencé la veille, constata avec satisfaction qu’une petite pile d’ouvrages à lire l’attendait sur la table basse, ce qui lui parut extrêmement réconfortant quant à la possibilité d’un avenir. Allons, demain, il appellerait Noémie : il tenait à lui dire qu’il lui souhaitait une belle vie.


23/06/2025

FAIRE LA PEAU AU BONHEUR

« En sirotant son café brûlant, il pensa qu’il n’avait jamais été aussi heureux d’être vivant. »
Le naufragé du Père-Lachaise


C’était la veille d’un Nouvel An. Dans la nuit sans lune, sans étoiles, un ferry traversait la mer d’Irlande d’Est en Ouest, entre les deux îles cousines.

Partout de la tôle, de la rouille naissante à la racine de chaque boulon et saillie, car la mode n’était pas encore à la transformation de car-ferries en boîtes de nuit rutilantes et centres commerciaux achalandés, des cloisons cachant la charpente d’acier.

C’est le cadre d’un souvenir de jeunesse, celui d’un bonheur. Souvenir ? Plus que ça, un étalon pour mesurer les bonheurs, avant et depuis.

Le bateau était presque vide, occupé seulement par l’équipage et de rares passagers avec une raison particulière de voyager cette nuit-là. Les foules habituelles faisaient la fête sur terre ferme, ou attendaient chez eux le changement de calendrier.

En temps normal de telles traversées étaient bondées. Les familles investissaient chaque coin du pont inférieur, jusqu’à camper dans les escaliers, mères entourées de leurs enfants, alors que les buveurs, des hommes, titubaient sous l’effet du roulis et, quand ils ne pouvaient pas atteindre le bastingage, vidaient leur estomac dans les coursives ou sur les marches.

J’avais passé Noël et les jours qui ont suivi – ce que les Allemands appellent « entre les années » - à Londres avec un ami venu de Paris, dans le studio que je louais en attendant de retourner en France moi-même. L’ambiance avait été chaleureuse, affectueuse, complice et espiègle. Nous avions improvisé un dîner de Réveillon, et passé des heures et des heures à assembler la maquette en plastique d’un bus à impériale, jusqu’à nous enivrer des fumées de la colle. Nous nous étions promenés dans les rues froides et vides de Londres, capitale à la fois sévère et somptueuse, auguste et populaire, d’un empire déjà sérieusement émietté. Nous nous étions quittés le matin pour repartir chacun en train, lui en direction de la Manche et Paris, moi vers Liverpool et Belfast.

Je suis resté longtemps sur le pont à regarder la houle, si noire que l’eau ressemblait à un écoulement de lave. J’étais sensible à la force de la mer, à la fois menaçante, car elle pouvait mettre notre vaisseau en péril, et nourricière parce qu’elle le portait comme un bébé à son sein.

Moi j’étais porté par un sentiment de grand bonheur, en cette nuit entre la tendresse de Noël et les retrouvailles avec ma terre d’origine où mes parents m’attendaient. J’étais heureux, et conscient de l’être.

Voilà le souvenir fondateur.

Avec l’âge le bonheur est devenu une disposition que le quotidien et non pas seulement l’exceptionnel nourrit. En même temps, au lieu de me satisfaire des émotions agréables qu’il apporte, j’aspire à le regarder en face, scruter ses traits ; voir ce qui se vit dans le bonheur ; aller derrière ses motivations et voir sa nature.

Il y a quinze jours je piqueniquais en famille, assis à l’ombre d’un pin dans un lieu familier. Fêter un anniversaire, faire voir aux invités, y aller pour que les enfants courent et grimpent.

Au-delà de l’arbre, des marches de granit, que des cristaux de quartz et de mica font étinceler, montent doucement, volée par volée, jusqu’au pied d’un groupe statuaire monumental en granit rose, commémorant une bataille gagnée, et montrant huit militaires : sapeur, mitrailleur, grenadier, colonial, fantassin, aviateur, recrue, et un jeune homme nu qui sort vers le haut, laissant son linceul derrière lui.

Je monte les voir, comme à chaque visite. J’ai toujours pensé qu’ils étaient aveugles, aux globes laiteux. Non, leurs yeux sont fermés. Un mort ne regarde plus.

Mon attention s’éclaire devant cette révélation. Le bonheur. J’observe. Le corps y prend part et sa capacité de jouissance dans le bonheur s’étend jusqu’à la peau, cet échangeur premier entre la personne et l’univers physique. Au soleil, devant les statues d’hommes devenus fantômes, je suis heureux, comme je l’ai été dans la nuit distante en mer. Ma peau me le confirme.


Post-scriptum : L’écrit terminé, mais encore préoccupant, je cueille des framboises au jardin, qui pousse et fleurit avec abandon. La peau, son rôle d’intermédiaire reconnu, dit « Eh ! fais attention.» C’est le bonheur qui attend d’être admis.


LE CHAPEAU DE MELANIA

 

 « De faux départs, de fausses arrivées, mais de plus en plus de réussites »
Albertville

 

Avez-vous la moindre idée de ce à quoi peut ressembler Novo Mesto ? Non, bien sûr, vous ne connaissez pas. Personne ne connaît. C’est pourtant là que je suis née, au fin fond de ce qui s’appelait encore la Yougoslavie. Si vous cherchez sur Internet, vous lirez que la vieille ville vaut le détour...La vieille ville, dans mon enfance, je n’y ai jamais mis les pieds : nous habitions un appartement minuscule dans un immeuble pourri, dans une cité de la périphérie, triste comme l’était alors tout ce qui se situait à l’est du rideau de fer. Je peux vous dire qu’on ne s’y amusait pas tous les jours...Mon père était concessionnaire d’une marque de voitures d’état, et ma mère employée dans une entreprise de fabrication de vêtements pour enfants, où elle dessinait les motifs des tissus. Oh, n’imaginez rien qui ressemble à ce que l’on appelle la mode ! Des couleurs ternes, des motifs sans grande imagination, il fallait ça pour habiller les futurs bâtisseurs des lendemains qui chanteraient... 

Mes lendemains à moi ne me semblaient pas partis, à moins d’un miracle, pour être très guillerets. Même quand mon père, membre de la Ligue des communistes de Slovénie, s’est vu attribuer un pavillon dans un quartier résidentiel de la ville, sans doute pour récompense des services rendus au Parti. A mes yeux, tout était moche et ennuyeux : la maison, l’école, les gens. Moi, j’étais belle, et j’avais envie d’autre chose. Je voulais devenir styliste, peut-être que le métier de maman y était pour quelque chose, allez savoir, en tout cas les  tristes vêtements exposés dans les vitrines de la ville me déprimaient, j’avais des désirs de couleurs, de belles étoffes, de lignes inventives... 

Un jour, un photographe assez connu chez nous, Stane Jerko, m’a proposé de poser pour lui, après m’avoir remarquée dans la rue. J’avais dix-sept ans, je me suis sentie enfin reconnue pour ce que j’étais, j’ai cru qu’une porte s’ouvrait enfin sur un autre univers : pourtant, si l’expérience m’a enthousiasmée, elle n’a pas eu les suites que j’espérais. Alors je suis allée à l’université, dans une filière artistique, en traînant les pieds, les études ne m’ont jamais intéressée. Quand le magazine féminin Jana, que ma mère achetait, et que je lisais faute de mieux, a organisé un concours de mannequins, j’ai sauté sur l’occasion, et m’y suis préparée comme si ma vie en dépendait: régime, maquillage, coiffure, démarche sur le podium, tout devait être parfait, et c’était autrement plus intéressant que la fac ! J’ai réussi à écraser toutes les autres, en huitièmes puis en quarts de finale. J’étais sur un petit nuage, je me voyais déjà sur la couverture du magazine, et puis j’ai raté l’ultime épreuve...J’avais passé des mois à peaufiner la couleur de mes cheveux, la technique du blush pour creuser les joues, la minceur idéale, j’étais prête pour la couverture de Vogue,...et le jury a préféré une blondasse aux rondeurs paysannes, condamnée à se faire oublier dans les archives photographiques de Jana, que personne ne lisait au-delà de nos frontières. 

J’ai passé des semaines à pleurer et à maudire l’endroit où j’étais née. Moins une dépression qu’une cuisante blessure narcissique, dont je suis sortie l’année suivante, quand on m’a proposé de poser pour une campagne orchestrée par la marque Mura. Ils avaient imaginé de me mettre en scène comme « une première dame de la mode », c’est le titre qu’ils avaient trouvé, dans un décor de luxe, avec limousines, avions, et appartement somptueux. Je jubilais : enfin un univers à ma mesure et à mon goût! Et quelle incroyable prémonition, non ? 

Peu de temps auparavant, le communisme soviétique s’était effondré, et ses satellites après lui. C’était le moment pour moi de filer vers l’ouest, et je n’ai pas demandé mon reste. 

Ce fut une période heureuse : égérie de grandes marques, j’ai défilé à Milan, à Paris, dans ces capitales de la mode qui m’avaient tant fait rêver. Je me sentais enfin à ma place. En 1996, je me suis envolée pour New-York. New-York !!! J’ai travaillé pour de grands photographes de mode, j’ai fait la couverture de Vogue, Elle, Vanity Fair, des magazines magnifiques que les filles de Nova Mesto trouvent sans doute maintenant dans les kiosques: ah, les jurés du concours de Jana ont dû se mordre les doigts en me découvrant sur ces unes en papier glacé !

 Pourtant, certaines de mes collègues s’en sont sorties mieux que moi : bizarrement, Carla Bruni, Cindy Crawford, ont fait une carrière internationale...et pas moi. Qu’avaient-elles de mieux que moi, je vous le demande ? C’est l’injustice du destin sans doute, mais je n’avais pas dit mon dernier mot : en 1998, après un défilé, j’ai rencontré Donald.

 Un homme d’argent et de pouvoir, à la puissance mille. Un magnat de l’immobilier, capable de faire plier la municipalité de New-York, de contourner toutes les lois sur la construction, et de faire ériger une tour gigantesque à sa propre gloire, avec du marbre et de l’or à tous les étages...C’était exactement l’homme qu’il me fallait ! Notre relation a été houleuse dès le début, et la téléréalité en a fait ses choux gras : qu’importe, on parlait de moi, et l’argent coulait à flots...

 Nous nous sommes mariés en 2005, et je suis devenue américaine un an plus tard. Le jour de mon mariage, dans ma robe Dior à cent mille dollars, j’ai su que j’avais atteint le sommet tant convoité. Les filles de Novo Mesto allaient baver d’envie, et Carla et Cindy n’auraient jamais ce que j’avais réussi à décrocher : une vie dorée assurée par l’homme le plus puissant du monde. J’ai appris incidemment que Carla avait épousé en son temps un président français : petite joueuse...

Evidemment, vivre dans le penthouse de la Tower et ne rien faire de ses dix doigts, cela a un prix : partager la vie d’un homme maquillé en orange et à la vulgarité affichée. Lorsqu’il a été élu à la Maison-Blanche en 2016, j’ai réussi à ne pas le suivre à Washington, et suis restée encore un an sur la Cinquième Avenue. Cet éloignement l’arrangeait autant que moi, puisqu’il n’avait jamais renoncé à ses maîtresses et à ses frasques. Nous avons cessé de faire chambre commune assez vite, et après la naissance de Barron, nous nous sommes beaucoup éloignés. En 2017, j’ai pourtant rejoint Washington, pressée par l’entourage de mon mari de jouer mon rôle de first lady. Mais j’ai bien l’intention de ne m’y consacrer qu’a minima. Je veux bien paraître, habillée par Dior ou Gucci, dans les cérémonies officielles, mais qu’on ne compte pas sur moi pour intervenir dans les meetings. Que pourrais-je y dire? Je n’ai pas la moindre compétence en politique ou en économie (mon époux non plus, d’ailleurs) et aucune envie de le soutenir dans certaines des ses prises de position conservatrices. On m’a demandé maintes fois mon avis sur l’assaut du Capitole : j’étais en pleins travaux de décoration de l’appartement, je savais à peine ce qui s’était passé, comment aurais-je pu trouver le temps d’en dire quoi que ce soit ? Quand CNN me propose deux cent cinquante mille dollars pour une interview, je veux bien leur parler, mais surtout pas de politique. Quand on m’a proposé trois cent mille dollars pour ma seule présence à un gala républicain, mon Dieu, je me suis laissée tenter, il ne s’agissait que d’être là, dans une robe de grand couturier, et de sourire sur la photo...

 Nous sommes un couple de façade, pour le public, pour les images. Pour autant, nous ne nous séparerons pas de sitôt: il a besoin d’une belle femme visiblement plus jeune que lui afin d’entretenir son image de séducteur auquel aucune ne résiste, j’ai besoin de son argent et de la vie de luxe qu’il m’a offerte en même temps que son nom. C’est un lien dont la solidité vaut largement celle des plus belles histoires d’amour...

 Parfois, à dessein, comme un petit clin d’oeil à ceux, et surtout celles, qui se demandent comment je peux rester avec un homme comme lui, j’introduis un défaut dans la belle image glamour que nous donnons en public : une main refusée, un geste d’agacement. Mon chef-d’œuvre absolu à ce jour est bien sûr le chapeau que j’ai porté lors de l’investiture de 2025, et qui a tant fait parler...Pas mal, non ?

03/04/2025

LE NAUFRAGÉ DU PÈRE LACHAISE par Martine Besset

     Pour agrandir le texte, appuyer sur [Ctr] et [+] ; pour revenir en arrière [Ctrl] et [0].



« entre nous, libérés des foules de pélerins »
La main tendue

Il avait commencé sa promenade en tout début d’après-midi, et avait déjà parcouru une grande partie du cimetière. Ce matin-là, la lumière de juin et le ciel sans nuage promettant une belle journée, il avait eu brusquement le désir de venir ici, où il n’avait pas mis les pieds depuis des décennies. Un quart d’heure de Métro, et il entrait en même temps qu’un groupe bruyant de Japonais par la porte des Amandiers, où il acheta un plan, comme un banal touriste : même s’il avait l’intention de marcher au hasard, il tenait tout de même à saluer quelques-uns de ses chers disparus. 

Le plan l’y aida, tout en l’obligeant à un parcours sinueux, Colette n’était pas loin de l’entrée, mais Proust au diable vauvert, à quelques dizaines de mètres de Montand et Signoret ; Higelin, Desproges et Petrucciani n’étaient séparés que de quelques bosquets ; Molière et la Fontaine voisinaient le long d’un chemin en arc de cercle, et il s’amusa à imaginer ces deux géants devisant en alexandrins pour occuper l’éternité. Il marcha ensuite au gré de ses envies, attiré par le nom d’une allée, la couleur d’une pierre, la grâce d’un massif de fleurs. Il s’arrêtait parfois, intrigué par un nom sur une dalle, séduit par la beauté d’un arbre, enchanté par la lumière de cette fin de printemps qui donnait un air de gaîté à cet empire des morts. 

Il avait passé ainsi l’après-midi, entre promenade champêtre et méditation sur l’existence humaine, et il décida de finir son parcours par le Mur des Fédérés. Il descendit la pente jusqu’à l’extrémité est du cimetière, et se trouva face aux imposants monuments dédiés aux victimes des camps de concentration, dont la seule vue lui donna des frissons. En remontant un peu l’avenue circulaire, il passa devant les tombes des anciens dirigeants du parti communiste, dont il  avait souvent entendu les noms dans son enfance de fils de militants. Il eut envie de leur dire : eh, les gars, vous pouvez continuer à dormir, les lendemains qui chantent, c’est pas pour tout de suite... 

Il avait perdu en quelques minutes sa belle humeur née avec le jour: l’histoire avec sa grande hache, comme disait l’autre...Alors qu’il passait devant une dalle blanche, de taille modeste et sans fioritures, un nom gravé retint son regard, et une émotion inattendue lui coupa les jambes. C’était la tombe de quelques-uns des manifestants assassinés par la police au métro Charonne en février 1962. Il avait complètement oublié que ce caveau était ici. Et pourtant... 

Pourtant il y était, à cet enterrement. La manifestation contre l’OAS et la guerre d’Algérie avait eu lieu le 8 février, ses parents y  participaient, ils avaient échappé à la tuerie qui avait fait neuf victimes, dont un garçon à peine plus âgé que lui, et traumatisé le peuple de gauche. Il avait quatorze ans, et avait été bouleversé par le récit qu’en avait fait L’Humanité. Les obsèques étaient prévues le 13 février, en même temps qu’une grève massive, et il lui avait paru impossible ne pas y être présent. Ses parents, conscients que se jouait là pour lui quelque chose d’important, acceptèrent  qu’il manque le collège, chose inconcevable en temps ordinaire, et qui redoublait la gravité du moment. Il se rappelait comme si c’était hier la foule qui avait envahi les rues de Paris, la longue file de corbillards couverts de fleurs blanches, et surtout le silence, le terrible silence de centaines de milliers de personnes, un silence compact comme le chagrin et aigu comme la colère... Il rencontrait l’histoire, la grande, et il en tremblait dans son duffle-coat d’adolescent. Il n’avait jamais oublié. 

Transporté des décennies en arrière, il n’avait pas entendu la cloche rameutant les visiteurs, ni remarqué que ceux-ci se dirigeaient tous vers la sortie. Il comprit trop tard, quand le calme des allées désertes l’alerta. Alors, revenu des années soixante, il regarda sa montre, et sut qu’il était enfermé dans le cimetière, qui fermait ses portes à dix-huit heures. Le cœur battant la chamade, il eut d’abord un moment de panique, et s’assit sur la première pierre qui lui tomba sous les fesses. Il pensa à son téléphone portable, mais pour appeler qui ? Que fait-on lorsqu’on est enfermé pour la nuit dans un cimetière parisien? L’idée d’appeler la police, ou les pompiers, ou même le gardien, il devait y en avoir un, lui parut grotesque : elle l’emplissait d’une timidité paralysante, faite d’un fort sentiment du ridicule et d’une conscience aiguë de sa nullité, la même qui l’empêchait dans son adolescence de demander son chemin à un passant. Il jeta un œil sur le haut des murs d’enceinte ; rien à espérer de ce côté-là, même s’il avait gardé la souplesse de ses vingt ans : ils étaient surmontés d’un lacis de ferraille barbelée tout à fait dissuasif.

Quand il fut calmé, une envie étrange l’envahit : rester là. Y passer la nuit. Après tout, sa vie de retraité ne lui offrait plus tant d’occasions d’aventures inédites...L’été était là, la nuit serait tiède et belle. Il fit l’inventaire du contenu de son sac à dos : une bouteille d’eau à moitié vide  – donc à moitié pleine –, une tablette de chocolat, une pomme...Son téléphone était presque complètement chargé, et possédait, bénie soit la technique moderne, une torche qui lui serait bien utile. Alors, pourquoi pas ?

Il se sentait soudain très fier de lui. La crainte avait fait place à un sentiment de transgression tout à fait agréable, finalement... Il ne sentait plus la fatigue, et se remit en route. Il craignit un moment d’être découvert, des gardiens faisaient peut-être des rondes la nuit. Qu’importe, il pourrait facilement prouver sa bonne foi. Il décida de reprendre l’avenue transversale pour aller vers le columbarium. Les cendres d’autres défunts chers à son cœur s’y trouvaient : Maria Callas, Georges Perec, Max Ophuls... Les niches recouvraient des dizaines de mètres de bâtiment, il était impossible de trouver celles qu’il cherchait, mais, bon, elles étaient là quelque part. Dans le silence de ce soir d’été, il émanait de l’imposant bâtiment à arcades une sérénité  troublante. Ici, les fracas et les malheurs  du monde n’arrivaient plus ; cela consolait-il de ne plus en faire partie ?

 Il resta longtemps entre les murs du monument, grappillant des noms sur les niches. Tant de morts, connus ou inconnus...La nuit était tombée, il dut allumer sa torche pour ne pas trébucher sur les pavés irréguliers, ce qui le fit penser à nouveau à Proust, allongé pas loin sous sa dalle en compagnie de ses parents. Il sursauta quand quelque chose frôla sa jambe ; la lumière de sa lampe fit briller les yeux d’un chat noir et blanc qui feula dans sa direction avant de déguerpir. Il avait entendu parler des chats du Père-Lachaise, une vraie colonie, plusieurs centaines, que des bénévoles se chargeaient de nourrir.

 Il longeait dans sa déambulation d’étonnants monuments, de dimensions extravagantes, surchargés de sculptures et gravés d’inscriptions à l’emphase assumée. Il s’étonna de la mégalomanie de certains, soucieux de se rappeler au souvenir du chaland par d’invraisemblables architectures post-mortem. Que des gens aient décidé de leur vivant d’être enterrés dans le luxe et l’ostentation, d’écraser pour l’éternité leurs voisins de tombeaux par la taille et la splendeur de leur sépulture le laissaient songeur... Lui avait décidé depuis longtemps qu’il serait incinéré, ne souhaitant obliger personne à se rendre sur sa tombe ; il serait trop heureux si son souvenir continuait à vivre dans quelques mémoires.

La lueur ronde de sa lampe éclaira brusquement un visage souriant, un portrait qui lui creva le cœur : celui de Gaspard Ulliel, qu’il ne s’attendait nullement à trouver là, son plan, trop ancien sans doute, ne le mentionnant pas. Disposées sur la dalle, plusieurs photos montraient le même jeune homme à la beauté émouvante, que la mort avait fauché sans égard pour sa jeunesse et son talent. Il éteignit sa lampe, ébranlé. La fatigue commençait à se faire sentir. Il chercha un endroit herbeux, un petit carré de végétation où il pourrait s’asseoir et croquer un peu de chocolat sans manquer de respect aux morts.

 Il s’y reposa un long moment, perdit conscience à plusieurs reprises, rêvassa sans savoir s’il était encore éveillé ou vraiment endormi, traversé par des rêves insensés et des images étranges. Le cri d’une chouette – une hulotte ? – allait le remettre debout, quand un craquement dans les feuilles derrière lui le fit sursauter. Un hérisson, sans doute...Ce royaume des morts était donc, en plein Paris, le refuge de la vie animale ? On y avait vu des renards, paraît-il...

 Sa vessie se rappela brusquement à lui. Il savait que des toilettes existaient à plusieurs endroits du cimetière, commença à se diriger vers les plus proches, puis songea que c’était là un réflexe d’urbain civilisé ; il n’était décidément pas prêt pour les robinsonnades... Il avait plus de quarante hectares de nature autour de lui, les toilettes étaient-elles indispensables ? Mais alors comment se soulager sans offenser gravement la dignité du lieu et de ses occupants ? Il se rappela soudain le monument érigé à la mémoire de Thiers, qui ne méritait pas tant de scrupules, tout à côté de l’église, et s’y dirigea avec détermination: face au mur latéral, il compissa longuement l’assassin des communards.

De nombreux monuments funéraires avaient une porte métallique, dont il se demanda sur quoi elle ouvrait.  Espérant y trouver un improbable refuge, il en secoua vainement quelques-unes. La fatigue pesait désormais, un endroit où s’allonger serait le bienvenu. Des sans-logis se laissaient-ils parfois enfermer les soirs de beau temps, pour profiter du confort d’un coin de pelouse ? Il parcourut plusieurs allées, tourna, vira, aperçut au passage la dernière demeure de Radiguet, puis celle de Musset, qui semblait dépourvue du saule appelé de ses vœux, et finit par découvrir, tout près du rond-point Casimir Périer, un banc de mousse qui ferait l’affaire. Il se réveillerait sans doute humide de rosée et perclus de courbatures, mais il n’était plus capable de résister à la fatigue. La tête sur son sac à dos, il sombra dans un mauvais sommeil, plusieurs fois interrompu par des craquements dans les branches, des miaulements, des frôlements d’ailes.

 La vive lumière du petit matin lui ouvrit les yeux quelques heures plus tard. Il se demanda trois secondes où il était, se mit debout avec peine, s’ébroua, endolori en effet au-delà du possible. Il épousseta ses vêtements piqués de terre et d’herbe, et attendit, gelé malgré le soleil de juin, l’heure de l’ouverture du cimetière. Il s’approcha de l’entrée principale, en essayant de ne pas se faire remarquer, aussi peu tranquille qu’un garnement après son forfait. Quand les premiers visiteurs matinaux pénétrèrent dans les lieux, il prit l’air dégagé de celui qui serait entré seulement pour jeter un coup d’œil, et ressortirait aussitôt. Arrivé sur le boulevard de Ménilmontant, mort de faim et de fatigue, il se rua sur le premier café ouvert et commanda un petit déjeuner. Assis près de la baie vitrée, il contempla cet étrange endroit où il avait passé la nuit. Ses reins étaient atrocement douloureux, mais le soleil qui frappait la vitre, et dont il recherchait la chaleur sur sa peau, ce beau soleil des plus longues journées de l’année, enchanterait sa journée, alors qu’il était indifférent à tous ceux qui séjournaient en face. En sirotant son café brûlant, il pensa qu’il n’avait jamais été aussi heureux d’être vivant.