Denis Mahaffey
des sentiments que vouait le narrateur à Yvonne de Galais...
Un chêne, non pas un de ces bouquets impériaux à la ramure rayonnante qui règnent sur les plaines, mais un arbre de combat, aux branches tordues par la résistance aux vents de montagne.
Elle et Lui :
Ils avaient quitté la Picardie avant l’aube, sous un ciel bleu déjà rayonnant, même avant l’arrivée musclée du Soleil. Ils ont roulé toute la journée vers le Sud, sans faire du tourisme mais sans se précipiter. Arrivés en début de soirée à Pertuis, près de Manosque, ils ont cherché la place Jean-Jaurès et son Grand Café Thomas, où le rendez-vous était pris.
La lumière provençale faiblissait déjà, alors qu’au nord elle illuminerait longuement la soirée ; le feuillage des platanes devant le café formait un plafond, et les réverbères étaient allumés. Ils ont commandé, elle sagement un Perrier-citron, lui un pastis, comme un touriste en goguette, moins pour le goût trop sucré que pour l’effet visuel de l’ajout d’eau, mais aussi pour honorer les clichés régionaux.
L’amie est arrivée, et les deux voitures ont roulé en convoi jusqu’à sa maison, la grande baraque néo-provençale de son père récemment décédé.
Après le dîner ils se sont tous les trois assis dehors. Ils lui ont annoncé leur grande nouvelle.
Le lendemain et le surlendemain ils ont visité Manosque et sa cathédrale, Marseille et ses calanques, Aix-en-Provence mais seulement en passant, faute de place pour se garer ; puis ils sont repartis en direction du Jura.
Leur route passait par le massif du Luberon. Près d’Apt ils se sont arrêtés et ont cherché un endroit pour déjeuner de l’en-cas préparé par l’amie.
Cherchant à s’abriter du soleil, boule brûlante dans un ciel vide, ils ont trouvé un chêne de montagne qui avait pris racine dans un léger creux. Ils ont étalé une couverture sur les feuilles mortes de l’automne précédent, pour servir d’assise et de nappe.
Le pique-nique fini, et comme ils étaient seuls, elle a accepté qu’il pose sa tête sur ses genoux pour somnoler quelques minutes. Après, elle est restée assise, et il s’est allongé sur le dos, les yeux fermés sous les feuilles qui filtraient la lumière et la chaleur.
Elle :
Je le regarde étendu comme ça, avec sa grâce nonchalante et indifférente d’homme, torse nu. Il est plus grand que moi d’une tête, et bien plus large d’épaules. Je m’en sens rassuré. Il me protégera, me défendra. Certes, comme on ne cesse de répéter, la féminité et la masculinité ne seraient que des constructions élevées sur les fondations de l’enfance face à son entourage. Soit : n’empêche que je les vis comme si elles étaient inscrites immuablement dans nos corps, j’ai envie de vivre comme ça.
Il ouvre les yeux. Quand il se relève sur un coude pour me regarder, les muscles des épaules et des bras glissent sous la peau (il a une piètre opinion de sa musculature – « J’en ai pas, carrément »). Il paraît que nous les femmes avons une couche supplémentaire de graisse qui recouvre et arrondit tout – pour le plus grand plaisir visuel des hommes. A le regarder je sens un petit échauffement qui descend dans mes jambes, monte vers mes épaules, et ma respiration marque une pause.
Il sourit, je souris, il regarde ailleurs, l’ombre de son sourire encore sur les lèvres.
Chaque fois qu’il m’encercle avec ses bras je sens des rayons protecteurs, je suis libre d’avoir des sensations et une conviction – peut-être fausse – que rien ne peut m’atteindre.
Nous nous regardons mais pas fixement : nos yeux jouent au cache-cache. Pourquoi nous arrêter là…
Lui :
Etendu par terre, je somnole, mais surtout je repense au plaisir intense de manger ensemble sous cet arbre, d’être ensemble, elle et moi. J’inspecte le corps de ma femme, ses jambes nues, sa tête légèrement baissée, son regard qui ne se pose sur aucun détail particulier, mais tient simplement compte de ce qui nous entoure dans notre creux. Notre ? Je me crois chez nous ? Mais nous le sommes, et tout seuls, libres de suivre nos envies.
A ce moment précis, comme un chien lové par terre et qui ouvre un œil en entendant le mot « jambon » dans la conversation, ma bite bouge doucement. Même sans certitude de conclure son affaire, elle se sent concernée.
Ma femme donne de l’intensité à ma vie, qui a mis des obstacles sur notre chemin mais sans le faire dévier. Depuis notre rencontre, en dansant une ronde qui ne laissait à chaque couple que trente secondes pour faire connaissance avant d’avancer vers le partenaire suivant, notre vie commune a révélé une multitude d’aspects partagés ou complémentaires, et aussi de différences provoquantes, nous menant à conclure que ces premières secondes avaient fourni assez de preuves pour nous engager. « Mais c’était le coup de foudre donc ! » a dit je ne sais plus qui.
Je la regarde, sans la fixer. Son corps, que j’ai si souvent encerclé dans mes bras, en sentant chaque fois que je la possède ainsi (elle n’aime pas trop le mot mais l’accepte pour moi). Elle s’assouplit chaque fois et moi, debout, je regarde le monde au-dessus de sa tête avec une sensation de puissance, de pouvoir, même de domination, mêlée à une tendresse sans limite. C’est un mélange capiteux.
J’y pense, et mon corps se remplit de cette sensation jusqu’à la peau.
Pourquoi je m’arrêterais là…
Elle et Lui :
Leur tranquillité a été interrompue par l’arrivée d’une voiture de sport. Deux jeunes hommes en sont descendus et ont longuement regardé autour d’eux, indiquant du doigt tel élément du paysage, un sommet, un passage entre deux hauteurs, un affleurement rocheux, un bosquet perché sur une pente raide. Tout en les remarquant, elle et lui, les deux hommes n’ont pas réagi à leur présence.
Il était temps d’aller plus loin. Ils ont quitté le Luberon et sont repartis vers la Bresse. En fin d’après-midi, toujours au soleil, ils étaient au pied du Jura, raide comme un escalier.
Sur la première marche, la ville de Saint-Amour. Les amis qu’ils venaient voir y étaient en vacances dans une grande maison de famille au-dessus de la ville.
Le soir, pendant le dîner, ils ont confié la même grande nouvelle qu’à Pertuis. Trois jours plus tard ils sont repartis vers la Picardie, dernière étape du voyage triangulaire.
Le chêne :
Dans son creux le chêne, témoin de leur présence mais préoccupé par sa propre survie. Mais témoin. Sous ses branchages tordus, quelque chose ne s’est pas passé, et l’arbre y était. Dans leur anthologie amoureuse la résonance de ce non-événement, dont ils n’ont parlé que le voyage terminé, est restée plus grande que pour bien des actes accomplis et dont le souvenir se consumait dans le feu du suivant.
La grande nouvelle à partager : c’est lui qui l’a fait, à Pertuis, à Saint-Amour : « Nous attendons un troisième enfant. » « Pour quand ? » « Printemps prochain. A présent c’est de la taille de mon pouce. » Et, il l’a levé, le pouce, comme un autostoppeur au bord de la route.