Denis Mahaffey
Je n’ai fait le trottoir qu’une fois, et encore, était-ce réellement moi ? Si, quand même. Me voilà, appuyé au mur dans le Marais, le regard dans le vide, une feuille de papier à la main. J’attends. Le temps d’encaisser ce qui y est écrit, ou… autre chose ? Mon visage ne trahit rien, ni appréhension ni joie ni ennui. Vide. J’attends, comme on attend sur un trottoir en s’appuyant au mur. Quelqu’un va m’aborder, ou bien… ?
Invraisemblablement, je passe dans la même rue dans un bus 96. Cette ligne commence à Montparnasse, traverse le Quartier Latin, l’île de la Cité, longe puis plonge dans le Marais, émerge sur le tronçon le plus modeste des Grands Boulevards, le franchit puis monte, monte pour finir dans Belleville et Ménilmontant. Repart dans l’autre sens. Un circuit touristique à chaque trajet, mais du tourisme fait de l’intérieur, non pas de dehors comme dans les cars chargés d’étrangers, condamnés à tourner sans destination.
De mon siège je regarde par la vitre. Et me vois sur le trottoir, appuyé contre le mur d’un immeuble, un papier à la main, le regard intraduisible. L’attente faite homme.
Marche arrière dans le temps.
Je fréquentais un Chilien qui avait fui son pays en 1973 après le coup d’état de Pinochet contre le régime socialiste d’Allende. Le Parti Communiste français l’avait accueilli et lui avait trouvé un logement et un travail dans une de ses entreprises. Il était membre d’une équipe d’artistes-peintres chiliens qui exécutaient des fresques activistes, devenues un médium de choix sous Allende. Quand il participait à des expositions de groupe de la communauté chilienne en exil, l’équipe peignait en direct, perchée sur un échafaudage devant un grand pan de mur. La lutte, qui avait été écrasée au pays, continuait.
Nous sommes devenus proches, et nous avons envisagé de créer un livre grand format dans lequel il dessinerait deux yeux sur chaque page de gauche, avec parfois la naissance d’un nez ; quant aux sourcils, c’était à décider. Sur la page en face j’écrirais ce que voyaient ces yeux. La vérité viendrait du regard.
L’idée de ce projet a suffi pour nous faire basculer dans une quête intensive de la Vérité (avec un grand « V », c’est dire que nous étions jeunes et entiers). Nous hésitions entre l’idée que le vrai est ce qui est, un point c’est tout, et une vision dans lequel il est transcendant au point d’être invisibilisé.
Enfiévrées par leur intensité, nos recherches ont commencé à s’éparpiller, nos points de vue à s’engluer dans les marécages de la spéculation ; enfin, nos échanges clairs et clairvoyants sont devenus des arguties interminables. L’inévitable s’est produit : un schisme. Nous avons rompu bruyamment, puis méchamment, nos relations.
Avant cette bagarre, quand nous partagions encore le chemin vers l’illumination, je l’avais accompagné au vernissage de l’exposition d’un ami. Après avoir consulté le catalogue en arrivant, je le tenais négligemment à la main pendant que l’artiste exposant prenait des photos. Après, dans la rue, nous avons soumis la soirée à un examen clinique pour en extraire ce qu’elle avait fourni de Vrai (encore le majuscule). Des accros, je vous dis.
Il peignait d’après des photos. Un autre Chilien, non-artiste, l’a exaspéré en disant « Tu ne fais que copier, en fait », puis a rebroussé chemin, plutôt élégamment, devant l’ire colossale du peintre : « Hou là ! Seul Dieu crée, nous autres nous copions. »
Du temps de nos recherches intensives, il m’a offert plusieurs tableaux. Silverman est un collage de papier argent découpé sur fond blanc, d’après la photo d’un homme en profil qui marche, athlétique, insondable. Et un portrait, petit format, de l’écrivain Virginia Woolf, d’après une illustration qui je lui avais montrée, le visage indéchiffrable. Lorsque nos désaccords, accusations et hostilités ont atteint leur paroxysme, je l’ai détruit, cassant le cadre et déchirant la toile.
Il a même peint mon portrait, et lui a donné le titre La lettre. J’y suis, en pied, légèrement détourné, les bras ballants, les pieds croisés, le visage sans expression. Les personnages de ses tableaux restent en retrait : à celui qui regarde de les clarifier s’il a envie.
Un photographe joue sur le décor, l’éclairage, la pose, mais son portrait vient d’une pression sur un bouton. Un peintre scrute son modèle, puis fait ce qu’il veut, dispose comme il entend, se traduit en peinture. Le résultat peut être un jumeau idéal ou un doppelgänger, l’humanoïde glabre des contes allemands. Le même être, celui-là qui est né et celui-ci qui est peint.
Revenons à la ligne 96 et au trottoir du Marais. C’est moi dans le bus, c’est mon portrait sur le trottoir, empilé avec une dizaine d’autres toiles qui attendent d’être rentrées et rangées, sans doute au retour d’une exposition. De la photo prise au vernissage par l’autre peintre, mon peintre chilien a tiré une histoire, en s’abstrayant de l’image et en imaginant que la feuille du catalogue est une lettre. Contenant une bonne ou mauvaise nouvelle ? Toute indication est gommée.
L’homme sur le trottoir est moi ; mais je ne suis pas lui. Je descendrai du bus à mon arrêt, je mangerai et travaillerai un peu, heureux ou malheureux selon ce que répondront les mots que je convoque à la machine à écrire ; je parlerai au téléphone, vite fait ou longuement, je me coucherai et dormirai mal. La routine.
Mon portrait ne connaît pas ces limites. Il se prête à tous les fantasmes.
Sur le trottoir, appuyé contre le mur, il serait abordé par une créature rayonnante. Femme ?… Homme ? Un échange éclair financier et la créature, comme si elle cueillait une fleur, lui prendrait le bras et l’emmènerait.
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