01/06/2023

La dame pipi des îles Borromée

Martine Besset




« Quand j’étais jeune fille"
La collation en bord de mer

  

Je vais essayer de vous expliquer, monsieur le commissaire. D’abord, je voudrais dire que je ne conteste pas les faits : on m’accuse d’avoir levé la main sur ce garçon, je le regrette, je n’aurais pas dû, mais je ne cherche pas à le nier, ce qui est fait est fait. Seulement, il faut que vous compreniez...

Voyez-vous, je suis née à Valcuvia...Vous voyez, même vous, vous ne savez pas où cela se trouve, c’est pourtant à peine à une quinzaine de kilomètres d’ici, dans la montagne, de l’autre côté du lac, sur la route qui mène à Varese. Dans mon enfance, la vie ressemblait à celle que mes parents avaient eue avant moi. Bien sûr, il y avait la télévision et la machine à laver, mais on continuait à vivre comme autrefois : entre nous, sans aller jamais très loin. On naissait au village, on allait à l’école au village, souvent on se mariait au village, et on y restait. Les hommes, bien sûr, partaient souvent plus loin pour trouver du travail, mais nous, les femmes, nous continuions à vivre comme nos mères et nos grands-mères. 

Valcuvia et Stresa, où nous sommes, c’est le jour et la nuit...La première fois que j’ai mis les pieds ici, j’avais presque seize ans. Je n’avais jamais vu autant de monde, de voitures, de bruits, tous ces magasins, les cafés, la tête m’en tournait. Ces choses-là, je les avais un peu vues à la télévision, mais ça ne m’intéressait pas vraiment. Et je découvrais qu’à une heure de car de chez moi, des gens vivaient comme dans les films...Je n’avais jamais vu le lac, bien sûr, alors que tous ces gens étaient venus pour le contempler. Comprenez-moi, monsieur le commissaire, au village d’où je viens, on ne se déplaçait pas pour le plaisir, c’est même une idée qui aurait paru bouffonne à plus d’un, ceux qui avaient une voiture ou une camionnette emmenaient les voisins qui devaient se rendre en ville, et on n’y allait que pour le médecin ou le notaire. Autrement, on se débrouillait avec ce qu’on avait sur place, et puis on travaillait, on n’avait pas le temps pour rêver à autre chose. 

J’ai vécu jusqu’à mes quarante ans à Valcuvia. Et puis mon mari est mort, un accident du travail, dans le bâtiment ça arrive, hélas, plus souvent qu’on le croit. Je me suis retrouvée seule avec les enfants pas encore élevés, et il a bien fallu que je me débrouille. Quand on m’a conseillé d’aller chercher du travail à Stresa, où il devait y en avoir, à cause des touristes, j’ai été épouvantée. Je n’y étais jamais retournée, je pensais que je serais perdue dans cet univers-là. Pourtant, j’ai pris mon courage à deux mains, et j’y suis partie. 

On ne se retrouve pas dans les toilettes publiques par vocation, vous imaginez bien.

Vous savez, je n’ai pas fait d’études, et jusqu’alors, je n’avais fait que cuisiner, jardiner, nettoyer, ravauder...Quand on m’a parlé d’un emploi d’entretien des locaux, j’ai pensé que,ça, je saurais le faire. Après, on m’a expliqué que c’était sur les îles, et croyez-moi si vous voulez, je n’avais jamais entendu parler des îles Borromée...Je n’avais pas imaginé qu’il pouvait y avoir des îles au milieu d’un lac, pour moi, une île, c’était la mer, les cocotiers...J’étais terrifiée, mais, allez savoir pourquoi, j’ai dit oui. 

La première fois que j’ai pris le bateau qui mène à Isola Bella, j’ai eu le sentiment de quitter non seulement la terre ferme, mais de laisser derrière moi une époque de ma vie. Comme si j’avais osé franchir une barrière invisible...Il était tôt, les touristes étaient encore au lit, il y avait un banc de brume sur le lac, et j’ai trouvé ça à la fois effrayant et très beau. Jamais, jusque là, je ne m’étais dit que je vivais dans un endroit qu’on pouvait trouver beau : les montagnes qui m’entouraient, je les aimais, sans doute, parce que je les avais toujours vues là, et que j’en connaissais toutes les nuances, selon le temps et les saisons. Leur familiarité les rendait rassurantes. Là, je pénétrais en territoire inconnu.

Sur Isola Bella, il y a des toilettes publiques à plusieurs endroits : derrière les arbustes bordant la terrasse de la cafeteria, dans la rue en pente qui débouche sur l’embarcadère après les boutiques de souvenirs, et au rez-de-chaussée du palais. Je travaille sur les trois sites, et je vous prie de croire que je ne chôme pas. Il faut veiller à ce que tout soit en place, qu’il ne manque ni papier, ni savon, que les verrous fonctionnent, que l’éclairage n’est pas défectueux, que sais-je encore, et surtout, il faut veiller à la propreté des lieux. Personne n’aime utiliser des toilettes douteuses, et pourtant si vous saviez comme les gens sont négligents, pour ne pas dire plus ! Maintenant, ça va mieux, il y a un local technique où nous pouvons entreposer notre matériel sur chacun des sites, mais il y a eu une époque où tout était concentré au palais, et il fallait se promener d’un site à l’autre avec ses seaux et ses balais, par tous les temps...

 J’ai toujours mis un point d’honneur à faire mon travail le mieux possible, les toilettes comme le reste. Sans me vanter, je crois que celles de l’île sont toujours impeccables, après mon passage. On me le dit parfois. Il y a des gens très gentils, d’autres moins, bien sûr...A force d’en voir défiler, des gens de partout, qui parlent toutes les langues, j’ai fini par les observer, mine de rien. Ils venaient parfois du bout du monde pour voir le lac et les îles, ce lac et ces îles près desquelles j’avais vécu si longtemps sans les connaître...Ca me laissait toute chose, de constater qu’on pouvait faire des milliers de kilomètres pour seulement voir un endroit, pour le plaisir...

Un jour de congé, j’ai fait comme eux : j’ai pris le ferry, un billet pour la visite, et je suis entrée dans le palais ; pas seulement aux toilettes du bas, dans le palais lui-même... J’osais à peine respirer : tous ces tableaux, ces dorures, ces beaux meubles...Chaque salle était plus somptueuse que la précédente. Au beau milieu de l’une d’elles, il y a un piano entièrement décoré d’émaux, que j’ai trouvé magnifique. En le contournant pour l’admirer, je me suis trouvée juste devant une fenêtre ouverte, qui encadrait exactement l’île des Pêcheurs, un peu plus loin sur le lac. La fenêtre formait comme un cadre, l’île ressemblait à un tableau. Comment vous dire ? J’ai été bouleversée. C’était si beau, j’ai vécu cela comme un choc, la secousse d’une première fois.

 A partir de ce jour, j’ai eu à cœur de briquer mes toilettes à la perfection. Si on venait du bout du monde pour voir des merveilles pareilles, on état en droit de trouver des toilettes irréprochables, non ? Finalement, j’étais fière de ce que je faisais : modestement, je participais à la beauté qu’on venait contempler ici. Il fallait que mes toilettes soient à la hauteur, et j’y veillais.

 Alors quand ce jeune homme a laissé tomber au sol de celles du palais, ­­­­­­­­­­­mes préférées, en plus, un paquet de chips froissé, a lancé un coup de pied dans la poubelle , et répandu son contenu sur le sol, je n’ai pas supporté. Comprenez-moi bien : je n’ai pas pris ce geste contre moi, même si c’était la fin de la journée, que j’étais fatiguée, et que je me serais bien passée de nettoyer derrière lui. Non, son geste m’a fait mal, comme une insulte à toute cette beauté qui nous entourait et que j’avais appris à voir. Mon sang n’a fait qu’un tour, je lui ai tiré l’oreille...C’est mon père qui disait ça autrefois : je vais te tirer les oreilles...Bien sûr, il ne le faisait jamais, et on n’emploie plus cette expression. Mais là, j’ai trouvé que c’était ce que ce garnement méritait, littéralement. Oui, un garnement...ça aussi c’est un mot désuet. Les parents de ce garçon ont porté plainte, je le regrette, en pareil cas, mon père m’aurait tiré l’autre oreille...Pour moi, c’était un attentat contre toute cette beauté ; je ne pouvais pas laisser passer ça. Vous comprenez, monsieur le commissaire ? Un attentat contre la beauté...

2 commentaires:

  1. un vrai plaisir à lire! merci beaucoup

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  2. Ce texte, dont le titre laisse penser qu’il sera humoristique, même trivial, aborde une question fondamentale de la civilisation. La beauté influe-t-elle sur ceux en sont entourés ? Plus essentiel, à quel moment, par quelle agence, la beauté devient l’art, c'est-à-dire impliquant la conscience, non pas tant de la beauté, mais de son esthétique ?

    Encerclée, au Nord par de grandes collines toutes proches, au Sud par une chaîne de montagnes au loin, la ville où j’ai grandi était construite au fond d’un grand bras de mer. Je passais aussi de longs étés à la campagne, sur des hauteurs qui descendaient en pentes douces vers un autre bras de mer avec, au-delà, le Donegal, la partie la plus sauvage d’Irlande.
    Les mots qui surgissent pour décrire ces paysages ne me sont venus à l’esprit qu’après avoir les avoir quittés et être revenu. J’ai pu voir la beauté là où je n’avais vu qu’un cadre pour la vie quotidienne.

    Mais je n’ai pas fait le pas décisif, comme réussit à le faire la dame pipi de la nouvelle.

    Défensive mais pas penaude, elle s’adresse à un commissaire de police, pour expliquer et justifier une agression (assez anodin) contre un jeune qui, à ses yeux, ne respectait pas la beauté de l’île italienne d’Isola Bella, son lieu de travail, où elle a la révélation qui l’amène plus loin que l’admiration simple de la beauté.

    Sans le connaître, il est facile d’imaginer que son village natal de Valcuvia, près des lacs italiens, ne manquait pas de beauté, mais elle n’en parle que comme d’un lieu modeste et travailleur ou « on n’avait pas le temps pour rêver à autre chose ».

    Elle est impressionnée par le luxe du monde de Stresa, qu’elle a rejoint, devenue veuve, pour des raisons économiques. Elle trouve ce monde « beau », certes, mais le mot reste convenu, un encouragement à travailler plus consciencieusement pour être à la hauteur des lieux.
    La révélation est soudaine. Après avoir apprécié un meuble dans un des salons du palais d’Isola Bella, elle explique son éblouissement à la police, en leur donnant un mini-cours d’esthétique : « Je me suis trouvée juste devant une fenêtre ouverte, qui encadrait exactement l’île des Pêcheurs, un peu plus loin sur le lac. La fenêtre formait comme un cadre, l’île ressemblait à un tableau. Comment vous dire ? J’ai été bouleversée. C’était si beau, j’ai vécu cela comme un choc, la secousse d’une première fois. »

    Ainsi elle perçoit la beauté de la nature, mais une nature encadrée. Son regard prend de la distance, comme devant un spectacle sur une scène, ou un tableau.

    Elle a fait le pas qui caractérise la civilisation : percevoir la beauté, mais en la plaçant dans un contexte esthétique. Son regard prend de la distance, et elle s’ouvre à une jouissance qui est celle de la culture. En corrigeant le garnement qui étale des ordures au milieu du château somptueux, elle exige le respect, non pas de l’ordre et de la propreté, mais de la nature et de l’intervention humaine.

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