09/01/2023

Un conte de Noël

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Martine Besset


" J’ai simulé un calme bienveillant ..."
Abraham : une histoire d’épouvante


Je revois la scène, digne d’un album pour enfants. Elle pourrait faire penser à une colonie de vacances, mais cela se passe dans la salle de bains d’un appartement exigu de la banlieue parisienne. C’est une époque où nous sommes encore très jeunes, puisque notre mère supervise la toilette collective de sa progéniture : dans notre famille, tout se fait sous le regard de tout le monde. C’est un moment gai : quatre enfants, qu’un an sépare les uns des autres, en culottes et maillots de corps blancs,  se savonnant dans la bonne humeur. Notre mère nous raconte alors un événement d’avant notre naissance,  un récit qu’elle nous a fait plusieurs fois au cours de notre enfance, mais que j’associe dans mon souvenir à ce débarbouillage du soir, dans la salle de bains que notre père n’avait pas encore repeinte en mauve.

Peut-être est-ce la première fois qu’elle nous fait ce récit. Peut-être répond-elle à une question de l’un d’entre nous. Elle raconte, et nous écoutons, peu à peu immobiles et muets dans une odeur de savon et de peau mouillée. Elle raconte la surprise que notre père  lui a faite, un soir de Noël, à une époque qui, à l’échelle de nos courtes existences, nous paraît hors du temps puisqu’elle se situe avant nous. Elle raconte que mon père et elle étaient alors fiancés. Elle était institutrice à Paris, et lui agriculteur dans la Drôme : autant dire que les occasions de se rencontrer n’étaient pas si nombreuses, d’autant que ma grand-mère devait veiller sévèrement sur la vertu de sa fille, pourtant déjà trentenaire (ça, c’est moi qui l’ajoute aujourd’hui...). Ils s’écrivaient, et j’ai découvert plus tard leurs lettres, cachées dans un tiroir de leur chambre. Ma mère habitait alors, avec sa mère et sa sœur cadette, un appartement proche du bois de Vincennes, que nous connaissions bien puisque  ces dernières y vivaient toujours dans notre petite enfance. Ce soir-là, le 24 décembre, elles s’apprêtent à passer la soirée sans débordements festifs particuliers : ce n’était pas, j’en prends à témoin mes sœurs et frère, le genre de la maison. Il semble qu’un petit extra  soit tout de même prévu: une tisane avec une tranche de cake ? une partie de dames ? Notre mère  a vaguement l’impression que sa propre mère regarde fréquemment sa montre, et voilà que sa sœur, qui se couche d’habitude avec les poules et qu’un réveillon ne saurait faire déroger à cette saine habitude, propose de prolonger la soirée, il est encore bien tôt pour aller au lit, je vais refaire un peu de tilleul...On se demande un peu quelle mouche la pique, mais après tout, pourquoi pas ? Quelque chose d’inhabituel flotte dans l’air, et quand la sonnette retentit, mon Dieu, qui cela peut-il être à une heure pareille, notre tante sursaute, notre grand-mère lâche un oh offusqué et notre mère s’affole. N’ouvrons pas, on ne sait pas qui c’est, c’est peut-être dangereux...Notre tante se dirige pourtant vers la porte d’entrée, les yeux épouvantés des deux autres femmes lui vrillant le dos. Sûrement, alors, elle retient un rire. Notre mère la voit entrebâiller prudemment la porte, puis l’ouvrir complètement sur la silhouette de notre futur père, débarqué de la gare de Lyon pour faire une surprise à sa fiancée. 

Riants de bonheur, nous écoutons, ravis, le gant de toilette en suspens. Le récit de notre mère nous a transportés dans le temps le plus inimaginable qui soit, celui où nos parents n’étaient pas encore nos parents. Un temps où ils étaient  jeunes comme sur les photos en noir et blanc aux bords dentelés, dans les albums que nous feuilletons parfois. Un temps où notre grand-mère, que nous savons peu encline à la légèreté, se faisait complice bienveillante d’une attendrissante mystification...

Cette histoire nous enchantait tant que nous la réclamions de temps en temps : raconte-nous quand papa est venu le soir de Noël sans te le dire...Notre mère avait alors une expression étrange : ses yeux brillaient, un sourire se dessinait sur son visage, mais une moue l’arrêtait en route, le plaisir de l’évocation cédant peut-être sous l’effet de la réalité du présent. Mais elle racontait encore une fois. Nous raffolions de ce récit qui levait un tout petit coin du voile sur ces secrets que veulent connaître tous les enfants : comment leurs parents se sont-ils rencontrés ? Étaient-ils vraiment amoureux (même si le mot les fait glousser) ? Sont-ils, eux, les enfants de l’amour, ou ceux du hasard ?

Notre père était taiseux et autoritaire, assez sourcilleux sur les questions de morale : une rigide éducation protestante suivie d’une dévotion sans faille au parti communiste produit rarement de joyeux lurons... Mal à l’aise dans cette famille de femmes qui l’avait accepté du bout des lèvres, et lui faisait souvent sentir son manque de culture, il supportait sans mot dire les vexations infligées par sa belle-mère. Notre mère avait sacrifié sa vie professionnelle pour réduire son existence à celle d’une mère (comblée) et d’une épouse (insatisfaite), et vouait à ses enfants, à sa mère et à ses sœurs un amour qui ne laissait que peu de place à son mari. Ils ont vécu ainsi, tant bien que mal, jusqu’à ce que le dernier de nous quatre venant d’obtenir son bac, notre père estimât son devoir accompli et prît la poudre d’escampette. 

Nous ignorions bien sûr la suite de l’histoire quand nous écoutions notre mère dans la salle de bains. Nous l’avons peu à peu devinée, sentie, supputée, constatée, vécue, mais seulement plus tard, à mesure que la lucidité remplaçait l’innocence.

Aujourd’hui, l’histoire racontée par ma mère a cessé de m’émerveiller, mais elle continue de m’attendrir. J’ai toujours pensé que mon père avait aimé ma mère, beaucoup plus qu’elle-même l’avait aimé. Et ce récit le confirme. J’imagine ma mère ne songeant pas une minute à quitter sa famille pour aller passer Noël avec son futur mari, alors que bénéficiant des congés des enseignants, elle en aurait eu le loisir. Et à des centaines de kilomètres d’elle, l’idée de faire le voyage, de lui faire une belle surprise, germant dans la tête de mon père, s’y installant, ne la quittant plus. Il lui fallut alors sans doute se lancer dans un long travail de préparation. D’abord, tâter le terrain du côté des ses futures belle-mère et belle-sœur, ce qui dut donner lieu à l’échange de plusieurs lettres, personne n’avait le téléphone chez soi, il fallait un premier courrier, attendre la réponse, plusieurs autres ensuite pour mettre au point les détails de l’aventure. J’imagine mon père écrivant de sa belle écriture penchée, assis sur le coin de la table à tout faire de la pièce du bas dans la petite maison drômoise, se réjouissant de la bonne surprise qu’il préparait. Dire ensuite, le cœur un peu serré, à sa mère qui vivait avec lui, qu’il ne passerait pas Noël avec elle. Puis prendre le car pour aller jusqu’à la gare de Valence se renseigner sur les horaires de train et réserver son billet, estimer qu’il pouvait se permettre cette dépense, avec l’argent mis de côté. Se convaincre qu’au milieu de l’hiver, il pouvait bien laisser ses arbres fruitiers quelques jours, et ses chèvres aux soins de sa mère...Et puis, j’imagine, le moment venu, son impatience et sa joie, dans le train qui le menait vers elle, elle qui ne l’attendait pas...

Nos parents étaient avares des récits des débuts de leur relation et de leur vie commune. Celui-là était donc un des rares indices dont nous disposions pour les imaginer. J’ai connu plus tard mes parents frustrés, déçus, de plus en plus désunis ; cette histoire me raconte qu’ils ont pourtant vécu des moments de joie, d’espoir, qu’ils ont connu le désir d’être ensemble, de se surprendre, de se séduire. La petite fille en maillot de corps qui se débarbouillait au milieu de ses frère et soeurs l’entendait sans le comprendre, et y a sans doute puisé un peu de sa confiance dans la vie. La femme que je suis devenue s’en réjouit. C’était peut-être un des plus beaux souvenirs de ma mère ; c’est resté mon plus beau conte de Noël.

Le porte-bagages

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Denis Mahaffey


"Elle fut incapable de penser à rien d’autre."
Le leurre


« Tu es gentil. » Voilà ce qu’elle m’a dit. Rien à faire. Elle a souri.

Voilà. J’arrête tout. Je vais bosser le bac Français, les parents seront contents. J’arrête tout, l’équipe de vélo, les cours Internet de guitare. Je ne regarderai plus de vidéos idiotes sur le mobile. Parlant de mobile, je ne passerai plus que trois minutes en appelant le soir. Mickaël peut-être un peu plus long, sinon c’est pas possible.

Le basket quand même : comme je suis le plus grand, je peux pas les laisser tomber, sinon ils sont battus partout. Et Mickaël m’en voudrait.

Je m’engage à ne plus penser sans cesse aux filles. Surtout que ça marche pas. « Tu es gentil » m’a dit en souriant la dernière. Gentil ? Je veux être mauvais, un mauvais sujet, le genre qui semble avoir tout le succès. Regarde Anthony : sale type, toujours prêt à te faire un mauvais coup. En cours d’EP, parce que je voulais pas céder ma place aux douches, il m’a marché lourdement sur le pied. A l’asso le soir je devais prendre la parole. J’avais déjà un trac monstre, puis je me demandais si j’allais pouvoir avancer jusqu’au micro, tellement j’avais mal. Enfin j’ai pu.

Pourtant les filles l’entourent, Anthony, l’embêtent, rient comme des folles. Mais il n’a pas de vraie copine, remarque.

Mickaël et moi on va réviser ensemble, le paquet obligatoire de petits gâteaux suédois double  chocolat entre nous, et nous nous chamaillerons jusqu’à nous rouler par terre pour avoir le dernier.

J’ai tout fait pour trouver une copine. J’engage la conversation, j’essaie de trouver un sujet qui l’intéressera, je suis poli. Quand elle est bien, je prends un air admirateur, tant que je peux. J’essaie de ne pas baisser le regard vers sa poitrine, si elle en a déjà.

Hier, avec une fille de la classe, nous avions parlé en marchant dans la rue après les cours, et elle allait partir dans une autre direction, et je me suis penché, et j’ai essayé de l’embrasser, et elle a détourné la tête, et elle a ri un peu, et elle m’a touché le bras, et elle m’a regardé dans les yeux, et elle a dit « Tu es gentil. »

Mais qu’est-ce je veux ? Que faire avec les filles ? Je sais ce qu’on doit faire, mais on peut pas lancer ça sans avoir fait connaissance, en avoir parlé, être d’accord. Anthony raconte ses « coups » dans le détail, je trouve cela dégoutant. Et je ne sais pas si c’est même vrai.

Qu’est-ce je veux ? C’est idiot, mais si je me laisse rêver, j’ai une image qui m’émeut, me donne presque des larmes aux yeux, et qui, c’est bizarre, en même temps me gonfle les poumons, me donne le sentiment d’être super-fort, le roi du monde. Cette image, cette envie ? Je suis sur mon vélo dans la rue et elle, elle est assise derrière sur mon porte-bagages comme une reine (et moi le roi, ha ha !), et elle me tient par la taille.

C’est complètement fou : mon vélo est un racer, il a pas de porte-bagages.

Je n’ai jamais raconté ça à personne. Si je le disais à Mickaël ? Tiens, avec lui on peut parler pendant des heures, ou ne rien dire pendant des heures, alors qu’avec une fille je ne sais pas quoi dire après la première phrase. Au moins lui ne me dit jamais « Tu es gentil » : en partant avant les vacances, c’était « Qu’est-ce que t’es con. »

Quand nous étions jeunes, Mickaël et moi, qu’est-ce qu’on se marrait ! Des concours de pets quand il restait la nuit… On a failli tomber du lit, tellement on rigolait. Chacun pétait, et l’autre se pinçait le nez. Dans le lit… Le lit. J’étais au lit, avec un garçon… Je suis peut-être homosexuel sans le savoir, et les filles le voient et ne veulent pas de moi.

Si c’était vrai. Mickaël ne voudrait plus me connaître, lui qui a une petite amie. Et puis j’ai pas envie. Ou je ne sais pas que j’ai envie, ce serait ça ? Je ne saurais même pas quoi faire. Avec un homme.

Je ne vais pas me casser la tête avec ça, pas pour l’instant. Je pourrais demander à Charlie, il a déjà des airs de fille mais c’est pas du tout un copain.

Ce soir, avant de m’endormir, je vais penser au porte-bagage. Je roule, derrière moi une belle fille, une superbe, avec de longs cheveux au vent ; elle me tient par la taille ; je sens ses seins sur mon dos ; elle pose sa joue sur mon maillot ; elle joint les mains autour de mon corps et me serre.

La chaussée est rugueuse et le vélo saute comme un cheval qui se cabre. Elle pousse de petits cris, s’accroche à moi comme si moi seul je pouvais la sauver d’une chute. Elle dégage mon maillot pour me tenir encore plus fort, ses bras et ses mains sur ma peau. Elle me serre si fort que je perds le souffle. Elle remonte mon maillot et je sens ses seins sur mon dos nu. Ah, c’est bien, si bien, je l’aime, je suis amoureux d’elle. Ah ! Je pousse plus fort sur les pédales, si fort, mes jambes deux pistons qui montent, descendent, montent, descendent, je crois que nous allons nous envoler. Ah, c’est trop bien ! Aah ! Vélo, cadre, roues, pneus, guidon, pédales, dérailleur, porte-bagages (y’en a pas !), la fille, ses cheveux, ses seins, moi, on décolle ! Aaaah !! Aaaah !!!


22/10/2022

Un leurre

Martine Besset


 « je sais, sans savoir comment je le sais... »
La peur de ma vie


« Isabelle, un déca, Patrick, deux sucres, Francis, un seul, et moi, aucun ! ». Après avoir tourné autour de la table en tendant sa tasse à chacun, Laura s’assit à sa place en saisissant la sienne, et les considéra tous les trois avec un grand sourire amical. Pour la première fois depuis qu’elles se connaissaient, Isabelle trouva ce sourire un peu agaçant. Un sourire qui disait la satisfaction d’être une maîtresse de maison accomplie, se souvenant au morceau de sucre près des préférences de ses hôtes, bon, c’était déjà un peu énervant, mais il y avait autre chose.... Isabelle dévisagea Laura tout en sirotant son café – parfait, il fallait le reconnaître – cherchant ce qui dans sa mimique ou son intonation, avait pu déclencher chez elle ce petit frisson d’énervement.

Elle connaissait Laura depuis plusieurs années. Cinq ans auparavant, Patrick et elle étaient venus s’installer dans cette banlieue résidentielle, après une longue réflexion. La proximité de la gare RER qui menait à Paris en vingt minutes les avait convaincus, autant que l’espace dont ils disposaient, qu’ils n’auraient pas pu s’offrir dans la capitale. Patrick enseignait dans une fac parisienne, et Isabelle avait réussi à se faire nommer dans le lycée proche de chez eux. Ils avaient ainsi commencé une vie confortable de trentenaires branchés, et s’en trouvaient bien. Laura et Patrick avaient emménagé dans le même immeuble deux ou trois ans après eux. Après un apéro de bienvenue chez les uns, puis chez les autres, ils avaient constaté qu’ils avaient le même niveau d’études, des opinions politiques proches, le même Télérama sur la table basse du salon, et une bibliothèque bien garnie : des gens fréquentables, en somme...

Laura travaillait dans une maison d’édition parisienne, et retrouvait parfois Patrick dans le RER. Francis, cadre dans une entreprise située dans la banlieue ouest, s’y rendait en voiture. Les deux couples s’étaient liés d’amitié, s’étaient mis à partager dîners et spectacles. Ils se voyaient à quatre, sans que des paires soient privilégiées, comme c’est souvent le cas, quand les deux femmes, ou les deux hommes, nouent un lien plus fort.

Cet agacement nouveau la tracassait. Elle y pensait toujours après leur retour chez eux, allongée dans leur chambre auprès de Patrick qui dormait déjà, malgré le café avec deux sucres. « Patrick, deux sucres... ». Ces quelques mots anodins prononcés il y a quelques heures par Isabelle, lui firent subitement courir un frisson le long du dos. Oui, voilà, elle était là, la réponse...Laura avait prononcé ce bout de phrase – Isabelle avait encore l’inflexion de sa voix dans l’oreille – non comme une question, pas même comme une proposition à confirmer – Patrick, il me semble que tu prends deux sucres, dis moi si je me trompe – mais comme une affirmation sans contestation possible. Non parce qu’elle émanait d’une personne autoritaire, au contraire, il y avait de la douceur dans sa voix. C’était plus que l’intonation d’une hôtesse attentive aux souhaits de ses invités, c’était...Isabelle repassait la phrase en boucle, attentive au ton, au phrasé, à l’articulation, tels que sa mémoire les avait conservés avec une fidélité d’appareil enregistreur. Soudain, cela la frappa : une voix qu’elle aurait pu avoir, elle, en s’adressant à Patrick. La voix de celle qui connaît parfaitement celui auquel elle s’adresse, puisqu’ils partagent depuis longtemps ce qui fait le fil des jours. Une voix de propriétaire...Le mot la troubla. Pourtant, oui, c’était de cet ordre-là... « Patrick, deux sucres »...Oui, c’est ainsi que Laura avait parlé : comme si elle avait mille fois servi un café à Patrick, comme si elle connaissait par cœur les habitudes de Patrick, celle-ci, sa façon de lâcher doucement les deux morceaux de sucre dans sa tasse, puis de touiller longtemps, au risque d’en laisser refroidir le contenu, et d’autres aussi. Laura connaissait Patrick, oui, bien plus intimement qu’Isabelle l’avait imaginé...Isabelle passa la nuit sans dormir, rejouant la scène de la veille dans sa tête, électrisée par son intuition, et de plus en plus certaine qu’elle avait raison.

Alors commença une période pénible durant laquelle elle fut incapable de penser à rien d’autre. Face à ses élèves, en corrigeant des copies, même en lisant un livre ou en regardant un film, elle était brusquement traversée par des images s’imposant à elle avec une précision cruelle. Laura et Patrick...Cette situation inattendue la laissait dans un état de sidération dont elle ne savait pas comment sortir. La relation qu’elle avait avec Patrick allait pour elle de soi, elle n’avait pas l’habitude d’y penser et de l’analyser, encore moins d’en parler avec lui. Interroger son mari lui paraissait impossible : un malaise irrémédiable s’installerait sans doute entre eux si ses questions étaient sans fondement, mais surtout elle pressentait que si Patrick niait, elle ne le croirait pas...A cause de cette phrase, « Patrick, deux sucres »...Elle était sûre de ne pas se tromper...Entendre son mari lui mentir serait une humiliation, qu’elle jugeait indigne de lui et surtout d’elle. Refusant de se transformer en épouse de vaudeville, elle repoussa l’idée de fouiller le téléphone et l’ordinateur de Patrick. Pourtant, elle voulait avant tout débusquer la vérité. Ce besoin obsédant surpassait même sa peine et sa colère. Des moyens plus subtils lui paraissaient moins sordides. Elle attendait que Patrick se trahisse, par un mot, un geste, une incohérence dans le récit de sa journée, le ton embarrassé avec lequel il justifierait un retard. Elle posait des questions qui lui semblaient anodines sur son travail, ses cours, ses étudiants, mais aussi les lieux parisiens qu’il avait fréquentés pendant son temps libre. Quand elle croisait Laura, elle lui posait les mêmes et s’évertuait à d’improbables recoupements. Elle guettait une trace de parfum sur les vêtements de son mari, un cheveu sur sa veste. Lorsque les deux couples se retrouvaient, toute son attention était aiguisée pour qu’aucun regard, aucune inflexion de voix, aucune de ces minuscules manifestations corporelles susceptibles de trahir un secret, ne lui échappassent. Elle rentrait de ces soirées épuisée et de mauvaise humeur. Elle se demandait parfois comment elle réagirait à la découverte d’une infidélité avérée de son mari, soupçonnait même qu’elle pourrait y trouver matière à se réjouir : la jouissance mauvaise d’avoir eu raison. Cela dura des mois. L’attitude de Patrick à son égard ne changeait pas, et son amitié pour Laura était restée intacte. Elle finit par se lasser de cet état de qui vive permanent, tenta de le repousser en arrière-plan de sa conscience, où il s’installa durablement et en sourdine. Rien ne semblait avoir changé dans le déroulement de leurs vies.

Des mois plus tard, rentrant chez elle en sortant du lycée, elle passa devant un café proche de la gare. Son œil perçut une image qu’elle n’enregistra pas immédiatement. Elle revint sur ses pas, scruta la salle à travers les baies vitrées : alors elle les vit. Ils étaient assis à une table au fond du café. Patrick tenait dans les siennes les mains de Laura, qui le regardait tendrement en hochant la tête. Patrick souriait, il avait l’air heureux. Isabelle les observait, fascinée. Puis elle reprit sa marche, pressant le pas. La preuve qu’elle avait longtemps traquée était sous ses yeux, mais le monde ne s’était pas écroulé, la ville autour d’elle n’avait pas changé, les mêmes arbres, les mêmes vitrines bordaient les rues qui menaient chez elle, aucun cataclysme n’avait brusquement bouleversé sa vie. Surtout, elle ne ressentait pas de tristesse, pas d’amertume, seulement une indifférence teintée de légèreté, qui ne l’étonna même pas : elle venait de comprendre que cet homme dont la trahison aurait dû l’anéantir, elle ne l’aimait plus.

Abraham : une histoire d'épouvante

Denis Mahaffey


Cette pensée, qu’elle ne faisait qu’approcher, lui fut comme un vertige.
Petit Renne


Dans les années ’50 les Néerlandais ont fermé l’accès à la Mer du Sud, l’ancienne Zuyder Zee, petit pendant à la Mer du Nord. Aujourd’hui c’est un vaste lac intérieur d’eau devenue fraîche. Une des petites plages aménagées sur son bord, entourée d’immeubles bas, est le lieu de cette histoire.

Les fêtes habituelles sont célébrées aux Pays-Bas ; d’autres traditions leur sont propres. Les anniversaires en particulier sont très fêtés – les membres de la famille et les proches vont jusqu’à se féliciter mutuellement.

A cinquante ans, un homme reçoit le titre d’« Abraham », pour marquer la sagesse qui désormais le caractérisera. Un addendum fait qu’à la même échéance une femme devient « Sarah ». La fête d’anniversaire est plus grande, et dure parfois deux jours.

Je me promenais un jour d’été sans soleil sur le chemin pavé entre la petite plage et les immeubles quand j’ai aperçu quelque chose devant moi qui m’a fait vite détourner la tête : je ne voulais pas avoir l’air de scruter de près la femme assise sur une chaise de plage face à moi, sous l’abri du balcon du premier étage, les pieds sur un petit tabouret, et étrangement immobile. J’ai agi par discrétion, mais aussi parce qu’un petit spasme nerveux, ou de peur, venu de je ne savais pas où, m’a traversé.

J’ai continué ma promenade, m’engageant sur un sentier le long du lac, puis suis revenu sur mes pas pour rentrer. En m’approchant d’elle dans l’autre sens, j'ai vu que la femme n’avait pas bougé d’un millimètre. Elle portait un bonnet de laine, une grosse écharpe, un manteau épais, des gants, des lunettes noires, et elle avait une couverture sur les genoux.

Cette fois j’ai remarqué deux détails à filer la chair de poule. La peau du visage était anormalement lisse et luisante, et des chambres à air, comme de longs ballons, tenaient ses bras à distance du torse.

Une grande brûlée, ai-je conclu, qui ne pouvait pas bouger sans souffrir, et que ses proches avaient installée dehors pour maintenir un lien avec le monde pendant sa lente guérison, ou en attendant de mourir.

Avec un frisson d’aversion, j’ai quitté la plage pour rentrer dans la maison où je passais la semaine. J’ai dit deux mots sur ce que j’avais vu, et ai vu les autres échanger un regard. A table, je suis resté préoccupé par la vision de la brûlée, n’écoutant pas la conversation, sauf à comprendre qu’ils parlaient des « Abraham » et des usages qui les accompagnaient.

Dans la soirée j’ai décidé de retourner à la plage, sans rien dire à personne. La lumière commençait à s’affaiblir, mais la femme y était encore, dans son fauteuil, pieds sur le petit tabouret, lunettes noires empêchant les passants de savoir si elle ne les dévisageait pas.

M’abritant à moitié derrière le bord d’un immeuble proche, j’ai contemplé d’un œil la pauvre créature, comme je l’appelais intérieurement. Fixe, immobile, comme si la vie l’avait déjà quittée – c’était peut-être le cas, alors que son entourage, pris par autre chose, n’allait descendre la rentrer qu’au crépuscule (« …la pauvre, elle veut tellement rester dehors, ne pas être enfermée »). Ils risquaient de la trouver raide morte dans son fauteuil, ses pieds rigidifiés sur le tabouret.

Je l’ai regardée une dernière fois, un mélange de compassion et de répulsion m’opprimant la poitrine, et suis rentré me coucher.

La nuit a été fiévreuse : la brûlée me hantait, apparaissant et disparaissant, venant près de moi, s’éloignant. J’essayais de rester éveillé, mais le sommeil m’a repris, et elle était là à nouveau, s’approchant, tendant la main comme pour me frôler. En faisant un geste brusque pour l’éloigner, j’ai touché sa main et j’avais la sensation d’avoir plongé mes doigts dans une confiture. Elle s’est retirée. Pendant un dernier bref temps de demi-sommeil, j’ai revu la femme, debout, souriante. Elle a redressé les mains pour… enlever les lunettes noires. J’ai commencé à crier, sans arriver à faire un bruit, la gorge vide. Elle a pris les deux branches entre les doigts. Et je me suis éveillé en sursaut, et en sueur. Je n'osais même pas respirer, de peur de la voir ressurgir, non pas en rêve mais en chair et en os. Enfin j’ai eu le courage d’allumer. J’ai pensé à elle, à son terrible sort. Vers l’aube, j’ai même pensé offrir de rester auprès d’elle, pour ne pas la laisser souffrir seule. Consacrer même ma vie à soigner les souffrances du monde. Au lieu de laisser les familles s’en sortir en parquant les mourants dehors, ou dans un mouroir institutionnel. Je trouverais le courage de monter une croisade pour mettre fin à de telles souffrances atroces. Je serais leur sauveur en raccourcissant leur calvaire. Peu importerait mon sort, même la prison à vie.

Je suis descendu tôt me faire un café. Dans la cuisine, déjà, un des dîneurs de la veille. Il me regarde : « T’as pas l’air très frais » « Tu sais, j’ai pensé toute la nuit à cette pauvre femme dont j’ai parlé hier. La brûlée. » Il a éclaté de rire. « Mais t’as pas écouté ce que nous disions. C’est manifestement ce qu’on appelle une « poupée Abraham » - plutôt « Sarah » puisque c’est une bonne femme. T’as pas écouté Liesbeth ? Avant, on donnait à la personne un gros biscuit au beurre, le speculoos, en forme d’Abraham. Maintenant, on prépare un mannequin grandeur nature qu’on habille et expose. »

« Oui, c’est ça, je sais, je sais. Seulement j’en ai fait un cauchemar », et j’ai ri. Heureusement que je n’avais pas évoqué la vocation de sauveur à laquelle j’allais me dévouer dès le petit déjeuner. J’ai simulé un calme bienveillant dans la cuisine, mais… « Je m’promène un peu. » « Tu vas pas aller t’apitoyer sur un tas de vêtements d’occase, quand même ? » J’ai ri, j’ai mis un pull et mes chaussures, et je suis sorti dans la rue. Là j’ai commencé à courir, la poitrine brûlant de furie. On verrait ! Je n’étais pas un clown !

J’arrive à la plage, prends le chemin qui la contourne, et là, me narguant, la « brûlée » encore étalée sur son fauteuil, pieds au tabouret, lunettes en place, chambres à air protégeant ses membres.

Comment ne pas m’en être aperçu ? Des rangées de fanions sont accrochées en haut du coin où cette poupée est installée. Les chambres à air font partie d’une guirlande de longs ballons colorés.

Une méprise donc, mon trouble, ma répulsion presque nauséeuse, mon effroi nocturne. Surtout ma décision de me dévouer dorénavant à alléger les maux de l’univers. Risible.

Furibard. Je m’approche de la poupée Sarah. Je voudrais arracher de son masque les lunettes qui m’ont fait agir avec une discrétion ridicule, mais je me penche, je saisis les deux pieds sur le tabouret et fais basculer toute l’installation. La couverture tombe, les deux jambes se plient comme si elle se débattait, et je reçois un coup, bizarrement lourd pour un pantalon rempli de chiffons.

C’est à ce moment-là que la femme hurle, elle hurle comme une torturée.

14/08/2022

La peur de ma vie

Denis Mahaffey


"un effet étrange"
Le pouvoir des mots

Reprendre le long chemin vers le royaume absolu des nuits d’un enfant, jusqu’à me remémorer la peur de ma vie. Je devais avoir entre sept et dix ans.

Ça remonte la petite rue droite bordée de platanes qui débouche directement en face de ma maison (comme disent les enfants). Sur un char plat avec quatre épaisses roues de bois, poussé par des acolytes, comme dans les films où des esclaves construisent les Pyramides, la créature difforme est accroupie.

De longs pansements de gaze enveloppent son corps sans bras ni jambes ; la tête, et même son visage, sont cachés par ces bandes. Elles sont ensanglantées. La créature est mutilée, l’a été à la guerre.

Je sais, sans savoir comment je le sais, que cet être monstrueux a incorporé l’identité de mon oncle Norman. Je garde un souvenir de la bienveillance de ce cadet de la fratrie de ma mère, mais je l’ai à peine connu car, quelques années après un accident de moto, il est mort à vingt-quatre ans d’épilepsie, à l'asile.

Le char atteint l’artère, la traverse au pas. Arrivée devant la maison la créature poursuit son chemin, sans le char. Elle commence à gravir le long perron – deux volées de douze marches séparées par un palier. Sans jambes ? Oui, mais elle progresse au ralenti, une masse en mouvement.

Nous attendons en haut du perron, ma mère, mon frère aîné Derek, et moi, dans le petit espace carrelé qui sépare la porte d’entrée ouverte d'une porte intérieure vitrée, qui est fermée.

Comment décrire la peur ? Un rétrécissement intérieur qui comprime les poumons, le cœur, l’estomac, les boyaux. Un vent dans les nerfs. Un hurlement silencieux qui englue l’ouïe. Un abîme qui tire les pieds vers un vide sans fond. La peur dans la tête agresse le corps.

Le monstre avance encore, sans empressement. Il sait qui nous sommes.

L’effroi freinant nos mouvements, nous nous traînons vers le couloir derrière la porte vitrée, et entrons dans le salon à gauche.

Que peut-il nous faire, le monstre ? Nous tuer. Mais nous tuer ne serait que la première étape.

Ma mère réagit, pour sauver ses enfants. Elle se met devant nous, saisit le tisonnier en laiton de la cheminée, s’accroupit à moitié, les genoux écartés, peut-être pour paraître plus conséquente, et brandit son arme en direction du monstre.

Elle ne pourra pas le tuer car, sous ses pansements de gaze tachés de sang, il est déjà mort. Mais elle veut nous pousser, l’un puis l’autre, dans la cheminée en faïence. Nous devrons grimper, elle nous suivra. Nous émergerons en haut dans la lumière salvatrice et partirons avec elle, flottant dans les cieux, vers le Paradis.Nous y arriverons morts. Morts mais sauvés.

Et là, devant la cheminée en faïence, je m’éveille dans mon lit.

Je n’ai pas raconté mon cauchemar, mais c’est à partir de cette nuit-là que j’ai ajouté un supplément au rituel à observer au coucher. Après le Notre Père et une liste dressée par ma mère des membres de la famille pour lesquels je priais Dieu, je prenais un ton plus urgent : « Ne me donne pas de mauvais rêves ». Je répétais la phrase jusqu’à cinquante fois. Elle n’était pas exaucée : mes cauchemars étaient fréquents, mais sans atteindre l’horreur de la créature aux pansements de gaze. Une seule fois j’ai revu son char de l’autre côté de notre rue. J’ai pu m’éveiller aussitôt.

Je n’en ai parlé que longtemps après, pendant une de ces discussions où chacun raconte ses rêves, ou attend impatiemment que les autres finissent de débiter leurs fadaises.

Enfin, ici, je le mets en mots écrits, comme un modeleur qui se décide enfin à transformer de l’argile en sculpture de bronze.

La longue peur a disparu, heureusement. En écrivant, je me pose une question. Si au lieu de fuir j’avais abordé le monstre et arraché les bandelettes autour de sa tête, qu’aurais-je découvert : un visage d’épouvante, ou les traits de mon pauvre jeune oncle, mort parmi les fous ? 


Petit Renne

 Martine Besset


...des mystères, des choses troubles...
  Charlie Pearson


La femme reprenait lentement son souffle. Elle essuya la sueur qui lui inondait le front, avec les longues mèches de cheveux, rêches comme du crin, que le travail avait collées sur ses joues. L’épreuve avait été pénible. Presque aussi longue et difficile qu’une chasse au bison...Elle était restée seule ; le reste du groupe était parti dès le matin, armé de flèches et de piques, le jeune Œil-d’Oiseau ayant raconté qu’il avait aperçu un troupeau de rennes paissant près de la colline la plus éloignée, celle qui recevait le soleil la dernière. Ils l’avaient laissée dans la grotte, couchée sur un amoncellement de peaux, avaient posé près d’elle une de ces lampes qu’ils avaient appris à confectionner de leurs aînés,  une pierre creuse emplie d’huile de renne où une baguette de genévrier servait de mèche. Elle était couchée dans le fond obscur de la caverne, mais en apercevait néanmoins l’ouverture, laissant pénétrer  la lumière d’une belle journée de la saison en cours, celle qui suivait les chaleurs et précédait les grands froids. Un groupe d’enfants, trop jeunes pour participer à la chasse, s’ébattaient bruyamment près de l’entrée.

C’était fini, maintenant. Elle se détendait, allongée sur les peaux souillées. Elle avait senti longtemps l’orage gronder dans son ventre, lui coupant parfois la respiration, puis l’enfant avait glissé d’entre ses cuisses, et elle avait coupé d’un silex bien taillé le cordon qui le rattachait encore à l’intérieur de son corps. Elle l’avait couché près d’elle, puis l’avait examiné : un petit mâle aux poings serrés, la bouche grande ouverte sur un cri. Elle l’avait doucement nettoyé des viscosités qui engluaient son corps vigoureux, avant de le poser sur son ventre vide, où il s’était endormi.

C’était son premier enfant, le premier sans doute d’une série dont la longueur dépendrait de sa force à elle, qui avait déjà connu quinze fois la répétition des quatre saisons, et qui n’en avait sans doute plus autant à vivre...Cette pensée, qu’elle ne faisait qu’approcher, lui fut comme un vertige. Comme si elle se tenait au bord d’un trou sans fond, dont elle ne pourrait jamais évaluer la profondeur. Des idées passaient en éclair dans son esprit, sans qu’elle pût les arrêter, des choses informes évanouies aussitôt que nées.

Alors, posant précautionneusement le petit homme endormi sur une peau épaisse, près de la chaleur de la lampe, elle se leva péniblement, mue par l’étrange besoin d’en dire quelque chose, avec les outils à sa portée. Sur les parois qui l’entouraient, plusieurs membres du groupe avaient tracé des figures : des rennes, des bisons, des chevaux, tous ces animaux qui peuplaient l’extérieur de leur grotte et dont leur vie dépendait. Elle ne s’était jamais essayée à les imiter, trop occupée par la chasse, la cueillette des baies, le feu, la préparation de la nourriture... A ce moment précis, juste après la naissance de son premier petit, dans la solitude de la caverne, elle se sentait poussée par une volonté plus grande qu’elle, qu’elle n’avait encore jamais connue.

Elle trouva les pierres dont elle avait vu les autres se servir, s’accroupit face à un grand morceau de paroi nue et sèche, en apprécia la surface de sa main rugueuse, puis traça un trait, avec un morceau de pierre noire : un beau trait courbe et assuré, qu’elle prolongea le long d’une fissure. C’était facile, finalement...Un sourire découvrit ses longues dents jaunes et un grognement de plaisir lui échappa. Alors elle oublia le temps qu’elle allait y passer, la douleur qui tirait encore le bas de son ventre, et même le petit homme qui dormait à quelques mètres. Sa main traçait des points, des lignes, sans qu’elle eût conscience de la diriger, elle troquait parfois une pierre contre une autre, la noire remplaçant la jaune puis la rouge, au plus près de l’image qu’elle avait en tête, jusqu’à ce qu’apparaisse sur la paroi le dessin d’un renne, presque aussi grand qu’un vrai, avec son œil humide, son pelage couleur d’ambre, et le doux renflement de son ventre. Il lui sembla que le dos de l’animal aurait mérité d’être moins creux, parce qu’une saillie de la roche avait à cet endroit fait dévier légèrement sa main. Elle traça une autre ligne, plus droite, deux doigts au-dessus de la première, puis alla chercher la lampe à huile pour mieux apprécier le résultat de son travail. Comme elle faisait bouger la lumière de haut en bas, l’ombre mouvante de la saillie de roche sur la paroi créait une sorte de mouvement : le renne semblait respirer. Elle ouvrit la bouche de surprise, puis lâcha un nouveau grognement de plaisir. Elle était satisfaite, comme après une chasse réussie, et son cœur se gonfla : que ce renne  les protége, elle et son petit encore si vulnérable, et leur fournisse la viande, la peau et la graisse dont ils avaient besoin ! 

Cet enfant qui venait de sortir d’elle, elle l’appellerait Petit Renne... Comme pour donner plus de poids à sa décision, elle reprit les pierres de couleur, et dessina un petit, tout petit animal aux pieds du premier, un animal en tous points conforme au plus grand, mais qu’une anfractuosité de la roche pouvait cacher à un regard inattentif. Personne ne faisait cela, ils avaient tous avant elle dessiné sur les parois de leur grotte des animaux de grande taille, pour dire la dignité de ces créatures à qui ils devaient tout. Etre la première à oser cela, imaginer la surprise du groupe au retour de la chasse, déclencha un nouveau rire de plaisir. Tout le temps qui lui restait à vivre, elle saurait ainsi qu’elle avait fait ce dessin le jour de la naissance de son premier enfant, et elle pourrait lui montrer à tout moment l’animal à l’origine de son nom. Elle rejoignit Petit Renne et l’accrocha à sa mamelle. 

L’été 2022 n’en finit plus de cuire le paysage. Un flot de visiteurs s’engouffre dans le bâtiment de béton et de verre de Lascaux 4. Parvenus dans la grotte admirablement reconstituée au millimètre près, tous sont muets d’émotion face aux animaux que des mains anonymes ont su rendre si vivants, vingt mille ans auparavant...Une petite fille, émerveillée, tire sa mère par la main, et chuchote : 

- Pourquoi le guide parle toujours des hommes qui ont fait ces dessins, les femmes aussi elles savaient dessiner, non ? 

- Bien sûr, ma chérie...

La fillette montre alors du doigt une petite fissure de la paroi :

- Celui-là, je suis sûre que c’est une femme qui l’a fait...

- Pourquoi ?

- Parce qu’elle a dessiné son bébé, là, regarde...

20/06/2022

Le pouvoir des mots

Martine Besset


« Nous voilà ! On y est ! »
La gifle


La scène commence sur le parking d’une concession automobile de marque étrangère et cossue, et réunit trois personnages : un couple bon chic bon genre, que nous nommerons Monsieur et Madame, et un jeune vendeur, gel dans les cheveux, costume près du corps et fausse Rolex au poignet, qui pourrait se prénommer Kevin ou Jordan, que nous appellerons le vendeur.

Monsieur et Madame, enfin surtout Monsieur, sont venus essayer un modèle qui fait rêver Monsieur, et dont il rebat depuis quelques semaines les oreilles de Madame, qui s’en moque un peu, parce que pour elle une voiture sert surtout à se déplacer, et qu’elle n’est pas sûre de voir ce qui distingue  les modèles, au point d’à peine reconnaître sa propre auto sur les parkings trop peuplés. Monsieur s’assoit au volant, ravi mais un peu stressé, Madame s’enfonce à côté de lui dans une odeur de cuir neuf, et le vendeur s’installe à l’arrière, un sourire dégoulinant d’amabilité mercantile sur le visage. Monsieur démarre dans un silence religieux, et voilà notre trio dans la circulation urbaine, puis sur les routes de campagne. Monsieur, d’abord un peu nerveux, se détend peu à peu ; la voiture, sujette à quelques soubresauts dans les premiers kilomètres, a vite adopté une allure régulière. Le dialogue peut commencer entre les deux hommes :

-  Le vendeur : vous aviez déjà conduit une boîte automatique ?

-  Monsieur : oui, mais il y a longtemps…

-  Le vendeur : vous avez la possibilité de rester en mode urbain, mais vous avez aussi le mode sportif ; déplacez la tirette, là, sur votre  gauche…

-  Monsieur : celle-ci ? Ah, en effet…on sent la différence…question de couple, non ?

-  Le vendeur : oui, là c’est plus serré, forcément…et comme vous avez un ESP avec ASR…

-  Monsieur : avec le moteur TSI ?

-  Le vendeur : le TSI et le TDI !

-  Monsieur : oui, mais si le couple est élevé, la consommation aussi, je suppose ; là, à cette allure, je suis à combien ?

-  Le vendeur : là, vous êtes à un petit 12 litres…

Madame jette un regard affolé à Monsieur, qui lui est aux anges, arborant le sourire béat qu’il a dû avoir à huit ans devant le train électrique de ses rêves.

-  Le vendeur : et vous avez de toute façon le BAS…

-  Monsieur : avec fonction hold ?

-  Le vendeur : bien sûr, vous devez le sentir, la réponse de la route est plus rapide et plus précise…

Madame, qui avait cru jusqu’alors, sans doute naïvement,  que c’était le conducteur qui répondait à la route et pas l’inverse, serre les fesses sur son siège tout cuir chauffant. Le sabir incompréhensible utilisé par ses deux compagnons a sur elle un effet étrange, elle a un peu l’impression de jouer dans un film dont le dialoguiste est payé au rabais.

-  Le vendeur : d’ailleurs, vous avez le différentiel EDS, et la technologie FSI…

-  Monsieur : ah oui, qui a remporté plusieurs victoires au Mans…

-  Le vendeur : exactement, et le système d’amortissement piloté DCC est sur le modèle de série...

-  Monsieur : les feux sont à LED ?

-  Le vendeur : à LED et multidirectionnels…

-  Monsieur : et les jantes ? 18 pouces ?

-  Le vendeur : non, 17…

-  Monsieur : ah bon, comme sur la mienne, alors !

-  Le vendeur : ah, vos avez du 17 ? Des pneus 255 alors ?

-  Monsieur : eh oui…on le sent passer quand on les remplace !

Le vendeur émet un petit gloussement complice, et se penchant vers Madame, qui se sent gagnée par le fou rire, lui murmure, l’index levé: « le ciel de pavillon existe aussi en gris… ».

Le ciel de pavillon ! Madame n’a pas la moindre idée de ce que cela peut être, mais ce ciel de pavillon l’enchante, qui fait brusquement entrer un peu de poésie dans ce dialogue entre monomaniaques. Un ciel de pavillon ! Ces quelques mots, elle ne sait pourquoi, lui font venir en tête une scène japonisante, des cerisiers en fleurs, des écharpes de brume sur des étangs, des sommets enneigés émergeant de nuages teintés par le couchant, des silhouettes féminines ceinturées de soie...Un parfum suave s’échappe d’une théière fumante, sur une table basse, dans le silence d’une pièce presque nue aux parois mobiles. Un ciel de pavillon gris ? Pourquoi pas rose, comme les fleurs si délicates ornant sa tasse de porcelaine translucide? Ou un subtil camaïeu de verts ? C’est si joli, ces couleurs d’aquarelle, qui teintent d’un rien les nuages cachant la montagne, suggèrent d’un trait de pinceau une barque glissant à la surface de l’eau...L’arrêt de la voiture revenue sur le parking de la concession ne la tire qu’à moitié de sa rêverie extrême orientale. Le vendeur lui ouvre la portière, impatient de recueillir le témoignage de son enthousiasme. Madame regrette qu’il ne soit pas capable de lui réciter des haïkus. La voiture ? Mon Dieu, oui, la voiture...Elle l’avait oubliée, elle ne voit pas du tout ce qu’elle pourrait en dire...Alors, pour être aimable, et parce qu’elle aimerait tant rester encore un peu sous les cerisiers en fleurs, elle sourit : « j’ai beaucoup aimé ce petit voyage...Ce doit être si beau, le Japon... »

Le vendeur interloqué  considère une seconde le logo prouvant que  la berline a été fabriquée outre-Rhin, émet à tout hasard un petit rire poli et commercial, pense par devers lui que les femmes ne comprennent décidément rien aux bagnoles, et que de surcroît celle-ci doit être un peu cinglée...Il se tourne vers Monsieur : avec lui, au moins, les mots ont un sens.


Charlie Pearson

 Denis Mahaffey


Les Egyptiens de l’Antiquité pensaient qu’une personne mourait deux fois : la première, quand l’âme quittait son corps, la seconde, la dernière fois qu’un vivant prononçait son nom...
Les paniers à salade


J’habitais une des grandes voies qui montaient fièrement du creux du centre-ville mais déclaraient forfait devant les pentes raides des hauteurs. Charlie Pearson habitait de l’autre côté de la rue, presque en face. Nous fréquentions le même établissement scolaire voisin, mais il avait un ou deux ans de plus que moi, une barrière qui faisait qu’il ne me reconnaissait pas personnellement.

En dehors des salles de classe, les élèves du lycée formaient une masse assez anonyme. Il était mal vu de sortir du lot, d’avoir une réputation – seuls les sportifs jouissaient d’un prestige que ne partageaient pas ceux qui brillaient seulement en classe. Une mauvaise réputation passait aussi, celle des quelques harceleurs, ou mal embouchés, ou fumeurs.

Charlie Pearson faisait exception à cette règle car, sans être ni sportif ni mauvais garçon, il avait une réputation, à l’école comme dans la rue, qu’il paraissait porter avec indifférence.

Il avait même un surnom révélateur. En parlant de lui, on disait « Charlie la Chochotte »(*).

Il était efféminé. Nous ne connaissions pas ce mot : ce que nous voyions c’était que Charlie, au corps solide de garçon, n’en disposait pas comme son statut de mâle lui en donnait le droit. Cela se voyait dans sa démarche soigneusement gracieuse, son port de tête altier, ses gestes délicats. Il tenait les bras près du torse, ses pieds ne s’écartaient guère d’une ligne droite. Il gardait les sourcils légèrement levés, comme pour mieux toiser un monde qui manquerait de tenue. Il ne regardait pas ceux qu’il croisait, peut-être pour éviter d’être interpellé. Il était toujours seul.

D’autres garçons couraient, galopaient, sautaient, se bousculaient, s’agitaient ; ils s’avachissaient ; ils parlaient haut, riaient aux éclats, ou hurlaient ; même les réservés avançaient comme si tout l’espace autour leur appartenait.

Charlie ne prenait que l’espace qu’occupait son corps. Seulement, sa dégaine maniérée générait un champ d’attraction, visible dans les regards qui le suivaient ou qu’échangeaient leurs auteurs. Ils souriaient, mais en pinçant les lèvres, comme pour nier qu’ils étaient concernés.

Que pensaient les filles ? Je n’ai jamais entendu un mot de leur part à son égard. L’anomalie les concernait certainement moins que les garçons, tenaillés par leurs anxiétés masculines.

Est-ce que sa façon de vivre lui a attiré des ennuis, valu des agressions ? Je ne sais pas : ressortir Charlie du passé révèle la minceur de mes observations. Apparemment il suffisait à ses critiques de le tenir à distance, le charger de leur mépris. La société locale, prise dans ses violences existentielles, n’avait pas besoin de lui comme souffre-douleur, seulement comme objet de dérision.

Ecrire est souvent un moyen de faire des découvertes, par l’exigence de clarté que cela impose. En examinant de près Charlie Pearson, et le contexte de la vie de chaque côté de la grande voie bloquée par les collines, je n’ai découvert que des incertitudes, des mystères, des choses troubles. Ce que j’ai tiré de la non-relation entre lui et moi est, je l’ai appris en écrivant, à moitié observé, à moitié fantasmé.

Que racontait-on de Charlie ? Un garçon m’a confié un jour, comme s’il pointait un dysfonctionnement de la Nature : « Charlie Pearson fait de la broderie ». En écrivant ces mots je me pose une question. Qui l’a appris – ou inventé – et par quelle agence l’information – ou la rumeur – a-t-elle été disséminée ?

Si je le croisais aujourd’hui, je l’aborderais, lui dirais « Charlie, je me permets de te parler. » Je voudrais m’entretenir avec lui de la voie que chacun de nous a prise dans la vie. Nous nous dirions comment, sur cette voie, nous avons fait face aux pentes raides qui nous attendaient.

17/04/2022

La gifle

 

« après tout, qu’est-ce qu’on sait de son enfant ? »
Promesse tenue


 

Mon père m’a giflé. A cause de mon frère.

Petit port de pêche et station balnéaire, Portrush – Port Rois en gaélique, qui signifie « port du promontoire » - occupe une pointe étroite longue d’un kilomètre sur la côte nord de l’Irlande, comme un index indiquant la route à prendre pour aller au Pôle Nord. Trois rues parallèles traversent la ville, entre la gare et le cap rocheux de Ramore. Cette avancée surplombe une rangée de maisons, mitoyennes mais chacune différente, avec vue, non pas sur la haute mer, mais obliquement le long de la côte ; anciennement élégantes, elles sont devenues pensions de famille et petits hôtels pour les touristes qui assaillent Portrush en été et le laissent à ses habitants, c'est-à-dire quasiment vide, en hiver.

Enfant, j’y allais en famille, toujours en août. Ces vacances annuelles ont laissé un album de souvenirs forts, mais dans le désordre : les étés s’y mêlent, se confondent jusqu’à se contredire. Quand mon frère aîné fréquentait les filles de Portrush, était-ce avant de chercher avec moi les petits crabes fragiles piégés par la marée dans des creux de rochers, ou après ?

Cette aventure d’été avait une préface quelques semaines avant chaque départ, quand ma mère m’amenait en reconnaissance. Nous prenions le train dans la grande ville et, arrivés à Portrush, allions à pied choisir l’une ou l’autre des pensions, selon les disponibilités et l’aspect des chambres. Il nous en fallait une grande avec deux lits doubles.

Avec mon père, les déplacements étaient différents, en deuxième et non pas troisième classe dans le train, puis par taxi hélé à la gare pour nous transporter avec nos bagages jusqu’à la pension élue. Nous nous y installerions pour quinze jours. Je ne vous dis pas le bonheur qui me brûlait à chaque fois (mon frère, déjà presque adolescent, se devait d’être indifférent : quand je lui ai dit en aparté dans l’escalier « Nous voilà ! on y est ! » il a répondu dédaigneusement « Tu crois m’apprendre quelque chose ? »).

Nous dormirions tous les quatre dans la chambre, les parents dans un lit, nous dans l’autre. Moi contre le mur comme une épouse, lui à l’extérieur comme l’homme de la maison. Etre l’aîné apportait des charges, mais aussi des privilèges.

Ce que je préférais, en m’éveillant le matin, c’était rester au lit et regarder mon père se raser, avec une cruche d’eau chaude apportée par une femme de chambre. J’étais toujours intrigué : il se badigeonnait le bas du visage avec de la mousse puis l’enlevait avec un rasoir, comme s’il tondait le gazon. Bande par bande, son visage réapparaissait. Il rinçait souvent le rasoir.

Le soir, quand ils nous avaient couchés, nos parents allaient parfois faire une petite balade, montant toujours en haut du Cap Ramore pour un dernier regard sur les rochers en bas battus par les vagues, et vers les vastitudes de l’Atlantique du Nord.

Ces soirs-là, celle des femmes de chambre qui était de service devait venir vérifier que nous allions bien, nous border s’il le fallait. J’observais leurs passages et me rendais compte que, tous les trois jours, c’était Lily qui venait nous voir. Elle était si belle à mes yeux, si gentille, que c’était le coup de foudre, je l’aimais. J’ai fait un dessin avec des carrés de différentes couleurs, les plus soutenues et lumineuses de ma boîte de crayons. Quand Lily était attendue, j’écartais la possibilité de la rater en accrochant mon papier, le « Réveil-Lily », au-dessus du lit. Ses couleurs éblouissantes m’empêcheraient de dormir. C’était la théorie ; dans la pratique, le Réveil-Lily pouvait briller de tous ses feux, c’était en vain : mes yeux étaient le plus souvent déjà fermés.

Un matin je me suis réveillé à moitié écrasé par le corps de mon frère encore endormi. Je l’ai poussé énergiquement, et il… est tombé du lit.

Sa chute a éveillé les parents. Mon père s’est levé, a pris mon frère dans ses bras et l’a déposé dans leur lit. Puis il est revenu et m’a giflé – seule ma tête était accessible au-dessus des couvertures. La gifle m’a fait mal ; elle m’a surtout choqué, désorienté, elle m’a paralysé, comme si ma tête était plongée et tenue dans de l’eau glaciale.

Une gifle s’attaque à la partie la plus publique du corps, mais qui reflète aussi les aspects intimes de la personne.  Un coup de poing est une agression violente et même dangereuse ; une gifle est un geste humiliant, et qui viole l’intégrité personnelle.

Je n’ai pas pleuré. Je suis resté seul dans le lit, face à la douceur et la chaleur qui entouraient mon frère – déjà mi-endormi entre ses parents (qui étaient les miens aussi, mais qui ne voulaient pas de moi). Je n’avais pas de défense à offrir.

Dans la journée nous nous sommes promenés le long de la plage occidentale, une des deux qui encadrent d’or le promontoire de Portrush, comme si la gifle n’avait pas eu lieu. Je l’avais oubliée aussi, n’en tenais pas rigueur à mon frère ; n’étions-nous pas compagnons de jeu, adversaires, rivaux, complices, joints dans la relation fraternelle si fondamentale qu’elle s’accommode de tous les écarts, peut s’aigrir, peut se casser, sans altérer le partage des mêmes origines ?

En rentrant le long de la plage vers Portrush, mon frère et moi courions et sautillions et nous éclaboussions exprès dans les vaguelettes qui s’éteignaient sur le sable. L’ambiance familiale était restaurée.

Je n’en pas gardé de rancune non plus envers mon père. Mais la gifle qu’il m’a mise s’est nichée comme un coucou dans ma mémoire, sa soudaineté figée. Elle m’a appris une fois pour toutes la sensation, que peut avoir un enfant esseulé, que Dieu a détourné sa face de lui.

[Derek Mahaffey, juin 1934 – févr. 2022]

Les paniers à salade

 Martine Besset

« une vitrine où s’empilaient des objets hétéroclites... »
La lettre


Récemment, je racontais à un adolescent une anecdote dans laquelle un transistor, celui  que je m’étais fièrement offert avec mon premier salaire de monitrice de colonie de vacances, tenait la  vedette. Le gamin m’écoutait en fronçant les sourcils : l’historiette étant trop mince pour susciter ce qui semblait une profonde réflexion, je l’interrogeai. En fait, il n’avait rien compris à mon récit, n’ayant pas la moindre idée de ce que pouvait être un transistor...

J’étais stupéfaite, amusée et en même temps un peu triste. Deux générations nous séparaient, ce qui est largement suffisant pour qu’un objet tombe en désuétude. Je revois pourtant comme si je l’avais encore sous les yeux celui dont je lui parlais : en plastique rouge et blanc, il était suffisamment gros pour qu’on le remarque et qu’on me l’envie, mais parfaitement maniable, comme l’exigeait sa vocation. Il avait enchanté mes seize ans. L’apparition de cet objet sur le marché avait fait souffler un vent de liberté sur notre génération, condamnée jusque là à écouter en famille le poste de radio en bois verni trônant sur un meuble du séjour. Il fallait donc se soumettre au programme choisi par les parents. La famille Duraton s’invitait pendant le dîner. On écoutait, sans enthousiasme les informations déclamées par la voix solennelle d’un speaker. Et puis le transistor est apparu, qu’on pouvait emporter partout, pour écouter, en solo dans sa chambre ou dehors avec les copains, uniquement ce qu’on aimait, c’est-à-dire la musique qui faisait hurler nos parents...

Ce cher compagnon de ma jeunesse avait donc été emporté, non par l’obsolescence programmée, mais par la vitesse exponentielle du progrès technologique : un objet plus perfectionné en remplace un autre, dont on oublie aussitôt l’usage, dont on ne comprend même plus quel besoin il venait combler. Ce qui m’attristait le plus n’était pas que mon vieux transistor fît désormais figure de pièce de musée, mais qu’on ait pu oublier jusqu’au mot qui le désignait...Les Egyptiens de l’Antiquité pensaient qu’une personne mourait deux fois : la première, quand l’âme quittait son corps, la seconde la dernière fois qu’un vivant prononçait son nom...Mon transistor était donc bel et bien mort, il reposait au cimetière des objets oubliés, en compagnie des ciseaux à moucher les chandelles, des autobus à plate-forme, de l’imparfait du subjonctif, et d’un nombre incalculable d’ustensiles de cuisine qui figurent désormais dans les écomusées.

A l’époque de mes seize ans, tout en écoutant de la musique sur son transistor, on pouvait par exemple utiliser un panier à salade. Je n’évoque pas là la fourgonnette de la maréchaussée, dans laquelle on nous enfournait sans ménagement à l’issue des manifestations étudiantes (les lecteurs de plus de cinquante ans me comprendront). C’était un banal véhicule noir et blanc (un véhicule pie, donc, je le précise pour les jeunes gens au lexique lacunaire) qui devait son nom à son ancêtre hippomobile, dont les parois grillagées  permettaient aux passants d’apercevoir les occupants. Le panier à salade qui avait sa place dans toutes les cuisines était, lui, une sorte de panier, donc, fait d’un treillis métallique plus ou moins rigide, nanti de deux anses qui permettaient de le saisir et de le refermer pour éviter que les feuilles de romaine ou de scarole s’en échappassent. A cette époque, en effet, lorsqu’on avait épluché et lavé sa salade, il n’y avait pas d’autre solution pour l’essorer... que de la secouer.

On fourrait donc les feuilles trempées dans le panier, on en saisissait les anses, et on se précipitait vers un endroit propice : selon son niveau de vie et son type d’habitat, une fenêtre, le balcon, la cour, le jardin, ou même le trottoir. Une fois sur place, on secouait vigoureusement l’objet, en arrosant copieusement les alentours. Souvent, les enfants étaient chargés de l’opération, et contrairement aux autres tâches ménagères qu’on prétendait leur confier, n’y rechignaient pas : ils y voyaient un moyen de se dépenser un peu avant le dîner, et la perspective de pouvoir mouiller impunément le trottoir ou même, ô joie, un passant imprudent, les enchantaient. L’énergie qu’ils y mettaient faisait donc plaisir à voir. Les hommes, quand par exception ils se retrouvaient sans trop l’avoir voulu le panier à la main, y voyaient bien sûr un prétexte à expliquer l’efficacité comparée de deux techniques : le balancement du panier de gauche à droite, avec une torsion marquée du  poignet pour amorcer chaque trajet, ou le moulinet intégral, le panier décrivant une série de cercles mettant en œuvre la totalité de l’avant-bras. Les femmes, dans leurs cuisines, s’en fichaient, elles voulaient seulement que la salade soit à peu près sèche pour le dîner, sans qu’aucune feuille ne soit perdue.

Il arrivait que des voisins secouent leur salade au même moment. On se saluait alors d’une fenêtre à l’autre, on devisait de balcon à balcon. On vérifiait la fermeture du panier, on s’assurait de ne pas se gêner l’un l’autre, on balançait son bras de concert, on plaisantait si quelques gouttes d’eau s’égaraient. Si par mégarde un passant était éclaboussé, il menaçait le coupable du doigt en riant, et ne se précipitait pas sur son téléphone pour ameuter les réseaux sociaux, lesquels se limitaient à l’époque au cercle des commères du quartier. L’opération terminée, on continuait la conversation, son panier au bras. Dans les petits villages, c’était sur le seuil de sa porte qu’on asséchait sa laitue, cela permettait d’observer le troupeau qui rentrait à la ferme, de gronder un gamin qui bousculait un pot de géraniums, et de deviser longuement avec son voisin du temps qu’il ferait le lendemain. S’il pleuvait, on se lançait malgré tout dans l’opération, supputant que la force du poignet serait supérieure à celle de l’averse, et qu’on sortirait vainqueur de ce combat contre les éléments...

De nos jours, les cuisines sont équipées d’essoreuses à salade, au mécanisme fragile, qu’un design sophistiqué et des couleurs éclatantes tentent de faire oublier. Plus efficaces, et exigeant moins d’efforts que les paniers d’antan, elles témoignent surtout, à leur modeste place, d’un radical changement d’époque. On essore maintenant sa salade en trente secondes, à côté de l’évier, sans presque y penser, tout seul dans sa cuisine, sans regarder dehors. Presque furtivement, en somme, sans plaisir particulier. Un geste technique simple et rapide a remplacé ce petit moment de convivialité, où l’on prenait le temps de parler à son voisin, de regarder la rue,  d’observer le ciel. L’essoreuse est au panier à salade, ce que la visioconférence est à une réunion entre copains dans l’arrière-salle d’un café d’habitués : il y manque du goût, des odeurs, des mots, des images...La vie, quoi !


03/03/2022

Promesse tenue

 Martine Besset 

 « l’ordre naturel des choses »
 L’œil antique


Tous ceux qui ont des horaires réguliers ont pu faire cette expérience. Autour de dix-huit heures, un soir de la fin du mois de janvier ou du début de février, on sort de son lieu de travail, comme d’habitude, et on s’arrête brusquement sur le seuil de l’immeuble, au moment de mettre un pied sur le trottoir : quelque chose a changé. Pendant une seconde, on se demande quoi. Et aussitôt, on sait : il fait encore jour. Il fait encore jour, et la veille encore, à la même heure, il faisait déjà nuit. La même surprise survient chaque année à la même date, mais elle a chaque fois la saveur de l’inédit. Alors, on reste un moment immobile, le coeur battant, à regarder le ciel, qui garde une trace de la lumière du jour, les piétons, qui n’ont pas l’air de comprendre l’importance de ce qui arrive, on hume l’air, pour tenter d’y déceler un parfum nouveau-né. On a envie d’attraper les passants par l’épaule, de leur montrer le ciel du doigt en riant, de se réjouir avec eux dans de grandes exclamations. On est heureux : on vient en un instant de basculer dans la meilleure partie de l’année, de quitter les ténèbres de l’hiver, on sait qu’on marche vers la lumière, le soleil, la tiédeur. Tout ce à quoi on avait rêvé durant les mois sombres paraît d’un coup à portée de main : les feuilles bruissant dans les arbres, les fleurs émaillant le jardin, les rayons du soleil dans la forêt, les promenades sur les sentiers...On a brusquement envie de plage, de mer...On est émerveillé que le cycle des saisons soit aussi immuable, que le printemps succède à l’hiver sans jamais se tromper. On sent sa poitrine se gonfler, on respire mieux, on se met à marcher d’un pas allègre vers sa maison et les beaux jours.

Ce soir de milieu d’hiver est une réserve de promesses, le moment de l’année où s’ouvrent tous les possibles.

C’est exactement la sensation que Paul avait ressenti à la naissance de son fils. Il était sorti de la maternité, à onze heures du soir au mois de novembre, et, miracle, le printemps était là : une nouvelle vie commençait, pour ce petit être minuscule, pour sa femme  et pour lui, une vie si pleine de promesses qu’il avait envie de crier, la certitude de tant de bonheur à venir, de tant de complicité, d’amour, qu’il en était étourdi et avait envie de remonter à toute allure vers la chambre que partageaient sa femme et son fils (son fils !) pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.

Ce soir, un sale soir où la pluie brouille la vue et ralentit la circulation, Paul est au volant de sa voiture. Le petit être minuscule chausse maintenant du quarante-trois, et le principal du collège où il traîne ses tourments adolescents a appelé Paul dans l’après-midi.

« Je voudrais vous voir, il y a eu un problème avec votre fils, une bagarre...Rassurez-vous, il va bien, mais pouvez-vous passer ?». Il n’a pas voulu en dire plus au téléphone, et Paul n’est pas rassuré du tout. C’est quoi, cette bagarre ? Gaspard n’est pas un violent, loin de là, c’est donc qu’il a été agressé. Ou alors qu’il n’est pas au collège le même garçon calme qu’à la maison, après tout, qu’est-ce qu’on sait de son enfant ? On a à peine le temps de lui apprendre à marcher, de lui nommer les choses, de jouer au lego avec lui, qu’il est déjà en train de s’échapper, de parler de son avenir, d’écouter des musiques qu’on ne connaît pas, de réclamer qu’on le laisse tranquille...Ce soir, Paul se sent dépassé. Toutes ces années, ils se sont efforcés, avec Anne, d’être de bons parents, d’avoir la bonne distance, soucieux de rester protecteurs tout en laissant à leur fils l’indépendance dont il avait besoin. Ca n’a pas été facile tous les jours, mais ils ont fait ce qu’ils ont pu, ce qu’ils croyaient être bien. Et voilà qu’il met le collège à feu et à sang...Où se sont-ils trompés, qu’ont-ils oublié, pour qu’il trahisse ainsi brusquement la confiance qu’ils ont mise en lui? Parce qu’il a forcément fait une connerie, un principal n’appelle pas les parents pour des broutilles...Devra-t-il sévir, punir Gaspard, le détester, même provisoirement, pour l’acte qu’il a commis ? A cette idée, Paul sent une bouffée de colère et d’impuissance l’envahir. Il a sauté dans sa voiture dès qu’il a pu, n’a pas prévenu Anne, elle aura bien le temps de se faire du mauvais sang. Il peste contre la pluie qui ruisselle sur le pare-brise, sur les phares qui l’éblouissent, manque emboutir la voiture qui le précède, s’efforce de se calmer. Une bagarre, bon sang, et si malgré le ton rassurant du principal, son fils était blessé ? Ces grands ados, ils sont comme étrangers à leurs corps et ne maîtrisent pas leur force. Il se rappelle qu’il a failli assommer un camarade, à l’âge de Gaspard, dans un angle du préau, pour une raison qu’il a oubliée et qui l’avait rendu comme fou de rage. Paul sourit à ce souvenir : cela paraît si dérisoire, des années après, mais comment se peut-il que son fils ait déjà l’âge qu’il avait alors, et qui ne lui semble pas si lointain ? Tout ce temps, c’est comme si on le lui avait volé. Demain, Gaspard sera au lycée, puis il fera des études, il quittera la maison. Paul retient à grand peine un petit gémissement de désespoir. Ce que tout cela file vite...

Paul arrive enfin devant le collège, se gare n’importe comment, s’engouffre dans le hall, agité par la fureur, contre Gaspard, contre l’école, contre lui-même,et incapable d’écouter la petite voix qui lui dit de se calmer et de faire profil bas si cela s’avère nécessaire. Il est accueilli dans le bureau directorial, que le principal pâle de colère arpente à grands pas en s’adressant à un Gaspard rougissant, essayant de se faire aussi petit que sa grande carcasse le lui permet. Le sang de Paul ne fait qu’un tour, c’est son fils qui se trouve là, acculé, accusé d’on ne sait quoi. J’arrive, mon Gaspard, j’arrive ! Au moins, il ne semble pas blessé. 

Du débat qui a suivi, Paul n’a pas compris les détails. Mais il a remarqué que son fils s’était défendu poliment mais fermement, et qu’après tout, s’il avait cogné, il avait eu de bonnes raisons de le faire. Il s’en était pris, violemment certes, à un grand costaud qui s’amusait, avec force insultes racistes, à humilier un nouvel arrivant, possédant encore trop peu de français pour comprendre tout ce qu’on lui disait, mais assez d’expérience du malheur pour savoir qu’ici comme ailleurs, il ne serait jamais en paix. Paul soulagé a fait comprendre au principal qu’il regrettait la lèvre fendue du grand costaud, qu’il rappellerait à son fils les règles de la non violence, mais a pensé par devers lui que dans les mêmes circonstances, il aurait agi comme Gaspard : après tout, celui-ci n’avait fait que mettre en pratique les principes humanistes qu’Anne et lui avaient toujours inculqués à leur fils. 

Le père et le fils remontent en voiture, Paul délivré d’un poids, et Gaspard ne sachant trop quelle attitude adopter. Encore sonné par la sanction dont le principal l’a menacé, il se demande ce que pense réellement son père, dont le discours  ne lui a pas paru très clair. Plutôt bon élève, il n’a jamais fait parler de lui, quand sa mère vient voir les professeurs, tout se passe bien, et pour une fois que son père vient lui aussi au collège, il faut que ce soit pour ça... Il a sans doute tapé un peu fort, mais franchement ce grand con le méritait, l’autre ne lui avait rien fait, c’était de la pure méchanceté... Tassé sur le siège passager, il jette des coups d’œil anxieux à sa gauche. Paul regarde la route, droit devant lui. Son cœur a retrouvé un rythme normal, un grand calme a peu à peu remplacé la tension qui l’avait envahi pendant quelques heures. Il sourit, se tourne vers son fils, lui touche l’épaule du poing. « Une lèvre fendue, il s’en remettra, fiston. Et il ne l’a pas volée. Ça le fera peut-être réfléchir avant de se conduire à nouveau comme il l’a fait... » Gaspard, émet un : « ouais, c’est sûr » enroué, sourit à son tour. Ils rentrent à la maison. La pluie a enfin cessé, il y a comme du printemps dans l’air.


La lettre

 Denis Mahaffey




« la véritable histoire… »
La vraie vie de Marinette


J’ai quitté Londres tôt le matin, sous un ciel gris comme une couverture jetée sur la ville, en route pour la Manche où j’embarquerais avec ma voiture pour Calais. Comme d’habitude, le siège arrière était encombré de produits que je ne trouvais pas à Paris, pour adoucir ce qui avait encore un air d’exil, en attendant de m’y sentir chez moi.

Sur la rue principale de tel ancien centre-ville avalé par les banlieues interminables, j’ai vu une enseigne de brocanteur. J’ai garé la voiture. Une vitrine où s’empilaient des objets hétéroclites. Bon : un brocanteur, non pas un antiquaire ; je suis entré.

A l’intérieur, un entassement d’objets banals ou encombrants, d’autres plus intéressants mais que je soupçonnais d’être trop chers pour un achat impulsif.

J’ai ramassé sur une étagère un bout de verre de 10 sur 5 centimètres, sur lequel je pouvais tout juste distinguer le visage d’un homme, vu de profil. L’image était foncée, sombre, émaillée d’éclats blancs là où l’émulsion photographique s’était détachée. C’était un homme vêtu de noir.

J’ai demandé le prix au jeune brocanteur (plus jeune que l’homme de la photo). Il l’a regardée, a dit « Sixpence. » Sixpence ? C'est-à-dire quelques centimes, et de franc. « Je la prends. »

Il est parti chercher la monnaie. Il a fouillé dans la caisse, est revenu. « Je n’ai pas de monnaie. Prenez-la. C’est la première vente de la journée. Ca m’apportera de la chance. »

Nous sommes partis, l’homme sur verre et moi. Depuis cet achat qui n’en était pas un, il m’accompagne, fragile mais tenace. Nous avons pris la bonne habitude de vivre  ensemble, en France.

Comme une ombre, il était là mais dans un ailleurs que je n’ai pas cherché à atteindre. Posé sur un meuble ou la cheminée – oublié longtemps dans un tiroir – il gardait le silence, ne tentait pas à attirer l’attention.

Récemment, le voyant enfermé dans un petit cadre de plastique blanc indigne de son statut, l’idée m’est venue de lui inventer l'histoire qu’il n’avait pas eue, en faire un personnage. Ou lui assigner un rôle dans une histoire vraie qui me préoccupait déjà, et dont j'ai eu connaissance par ma belle-famille. Il serait le maraîcher qui, au 19e siècle, avait introduit la culture des roses à Lottum aux Pays-Bas. Il avait ainsi transformé le destin de ce village, situé dans la province orientale du Limbourg, excentrée par rapport aux provinces maritimes et centrales, vivant petitement du produit d’exploitations agricoles familiales. La nouvelle activité a fait de Lottum « le village des roses ».

Ou laisser partir l’imagination, sans autre appui que ce visage indistinct, ce corps avalé par le noir. Je lui accorderais un passé, un présent, un avenir.
J’ai sorti la plaque de verre, je l’ai regardée, puis regardée de plus près, plus longuement. J’ai découvert que ce jeune homme ne m’attendait pas pour être doté d’une histoire. Ce n’est pas un portrait, comme je le pensais. C’est une mise en scène.

Un jeune homme barbu et dont le front commence à se dégarnir, vêtu d’un veston noir dont le haut col laisse voir le bord étroit d’une chemise blanche. Son coude gauche s’appuie sur un support, et sa tête repose légèrement sur les doigts arrondis de la main. Il regarde vers sa gauche, dans le vide, au loin. Devant lui, une feuille dépliée, comme si elle sortait d’une enveloppe, et qu’il pourrait tenir dans la main droite – tout est trop noir, la plaque trop abîmée, pour voir.

Qu’a-t-il lu dans lettre qui le laisse si pensif, ou blessé, ou attristé, ou soulagé ?

Tant d’ouvertures vers des récits, et cependant l’homme sur verre est circonscrit, car il se met déjà en scène. Ecrire son histoire ne serait qu’adopter ou contrer ce que la photographie suggère.

Il ne suffira pas de lui imaginer un contexte : il faudra faire un pas en arrière, un grand pas. Un pas déstabilisant qui fera perdre pied à l’écriture. Me trouver nu et tremblant.

Si je faisais des recoupements, fouillais de vieux almanachs, reconstituais mon itinéraire pour retrouver la boutique de brocante londonienne ? Et si, en m’informant dans le quartier, j’apprenais que ce commerce non seulement n’existait plus, mais n’avait jamais existé ?

Encore un pas en arrière. Si, par miracle, je repassais dans la rue d’ancien centre-ville et – quelle surprise ! – voilà la brocante ? J’entre, le brocanteur me salue. J’explique ma quête. « C’aurait été mon père, donc » dit-il. Il s’en va chercher une photo dans l’arrière-boutique. Il me la montre. Et si, en regardant l’image, je voyais que l’homme, en chemise bleue avec une cravate jaune, avait les traits de celui de la photo sur verre ? Sans barbe, ce n’était plus la mode et ne l’était pas encore redevenu.

Encore un pas en arrière. Il faut plus de distance pour trouver la vérité, non pas la vérité de l’invention, mais celle de l’écrit.

Si je ressortais la plaque de son cadre pour la photographier ? Je la mets devant une lampe. Au lieu d’éclairer l’image, le contre-jour lui vole tout, ne laissant qu’un rectangle noir. Je la tiens au dessus de la lampe, à 45°. Le visage émerge de l’alternance intime d’opaque et de transparent, comme si l’homme était sous l’eau, une eau claire et calme.

Je prends le mobile dans l’autre main, ouvre la caméra avec le pouce, cadre la plaque. Je vais toucher le bouton blanc.

L’écran de l’appareil reflète un second visage. Les traits se confondent. Après nous être tenu compagnie depuis le matin de Londres sous sa couverture grise, nous nous rejoignons. C’est ça.


29/11/2021

L'oeil antique

Denis Mahaffey

« parler de quelqu’un qui n’est pas moi »
L’âge qu’on n’a pas


[To hap (angl. archaïque) : Couvrir, emmailloter, border]

« Nous ne lui donnons plus de traitements, elle reçoit seulement les soins généraux pour les mourants. » La tournure a la formalité d’un manuel pour infirmières, mais le ton est attentif, sympathique.

Nous sommes dans une « institution charitable » du 18e à Belfast en Irlande, spacieuse, tranquille, près du centre-ville, avec des lilas blancs dans le jardin. L’administration m’a préparé un lit de camp dans un local d’archivage. Je passe la dernière nuit de sa vie avec la mourante, dans l’aile réservée aux résidents malades ou grabataires de la maison de retraite. Elle ressemble à une ancienne salle d’hôpital, les lits alignés de chaque côté. Chacun peut être isolé des autres par des rideaux mais ils ne sont tirés qu’autour de celui où je veille, accomplissant ce devoir ancien des vivants envers les mourants. Je regarde son visage, son corps sous la couverture, ses mains sur le drap, une alliance au doigt. Ses yeux sont fermés depuis quelques jours. « Est-ce qu’elle entend ce que je dis ? » j’avais demandé au médecin. « Elle vous entend peut-être, mais elle ne peut pas traiter les informations. »

Pendant la nuit les autres occupantes dorment ou veillent ou s’interpellent. « Maman ! Maman ! » crie l’une. « Ah veux-tu t’arrêter, Lizzie, ta Maman elle est au cimetière depuis une éternité ! »

Je sors dans les couloirs, rencontre une aide-soignante de nuit. Elle me propose une tasse de thé. Nous nous asseyons dans une petite pièce avec une plaque chauffante et un évier. « Je vous fais un peu de toast ? »

Nous nous mettons à parler, avec une aisance qui, plus que le caractère, reflète la personnalité du pays, mais qui vient aussi de la nuit, une trêve entre les journées batailleuses.

Elle me parle de sa fille, jeune adulte handicapée mentale. « Mais il n’y pas de problème : elle serait là, elle vous parlerait comme si elle vous connaissait. »

Notre conversation dépasse l’échange de propos, nous mène aux essentiels.

Elle le dit presque avec bonheur : « Tout ce que je souhaite c’est de pouvoir lui couvrir la tête avant la mienne. »

Couvrir la tête ? Elle a utilisé un terme vieillot mais usuel dans sa langue, qui l’attache au langage des vieux rites, des usages dont le sens a disparu, ne laissant que les mots. Elle veut inverser l’ordre naturel des choses, et mourir après son enfant, lui traduire le monde, la traduire pour le monde jusqu'à la mort. Accompagner sa fin, puis accomplir les gestes convenus : dévêtir le corps, le laver, le sécher, l’habiller. Un autre élément de la toilette mortuaire a disparu, ne laissant que les mots : entourer la tête d’une bande de tissu, sur le crâne et sous le menton, pour qu’en attente de la rigidité cadavérique la bouche reste fermée. Ainsi, la border. Hap her.

Le lendemain à midi, dans la salle commune de la maison, je parle avec un visiteur venu de loin. J’explique la situation, lorsqu’une infirmière s’approche, me conseille de remonter instamment. J’entre dans le rectangle derrière les rideaux.

Depuis deux jours son corps inspire avec un bruit de ressac sur une plage caillouteuse, expire avec soulagement.

Cette lutte pour la survie marque enfin une pause, le temps qu’elle lève la tête, ouvre les yeux. Un des globes oculaires a dévié dans l'orbite, ne laissant qu’un mince croissant de pupille. L’autre oeil cherche le monde qu'elle quitte. Voit-elle quelque chose par ce dernier regard ?

Ou c’est un œil antique. Si la mort, aveugle, ne pouvait voir le monde des vivants qu’au moment du trépas, à travers le regard du mourant ? Si, curieuse, elle espionnait ceux pour qui elle n’est qu’une préoccupation occasionnelle, ou une peur qui chatouille ou consterne, non pas une inévitabilité ?

La tête retombe sur l’oreiller, les yeux restés ouverts. Quelque chose coule du coin de sa bouche. La respiration se calme, s’affaiblit, mais persiste. « Ca va, ça va » je murmure, pour moi autant qu’à son intention. Le souffle s’apaise, s’arrête.

La femme est ma mère.

Dans le jardin je regarde les lilas blancs, dont je me souviendrai, comme des mots de l’aide-soignante, comme de l’œil que j’imaginais véhiculer un regard qui ne lui appartenait pas.


La vraie vie de Marinette

 Martine Besset

« ...l’esprit taquin et féroce »
Pearl

A Argenteuil, tout le monde connaissait Marinette. Journaliste dans l’une des deux publications départementales, elle sillonnait la ville sur une bicyclette hors d’âge, pour rendre compte des petits et grands événements locaux, et était particulièrement friande de faits divers. C’était une femme sans âge, petite et maigrichonne, fagotée comme l’as de pique, été comme hiver en pantalon, encore peu banal dans la garde-robe féminine, mais combien pratique pour enfourcher un vélo. Elle se faufilait partout, et parvenait à s’immiscer dans les manifestations où elle n’était pas invitée grâce à un culot rare, assorti sans doute d’une vraie conscience professionnelle. Elle n’avait pas la tâche facile, le journal pour lequel elle se démenait avec tant d’énergie étant réputé, à juste titre, de droite... 

Or, dans les années soixante, la ville était une sorte de parangon de la banlieue rouge. La mairie y était communiste depuis la Libération, les rues portaient les noms de Lénine et Karl Marx, le centre culturel celui d’Aragon, une politique sociale menée tambour battant rasait les îlots urbains insalubres, construisait des barres d’immeubles en veux-tu en voilà, et expédiait au grand air de la mer et de la montagne les enfants dépérissant dans les logements trop petits. Les noms de Gabriel Péri, Danielle Casanova, brandis comme des emblèmes, attestaient du passé glorieux de la commune, annonçant des lendemains qui ne manqueraient pas de chanter.

Ce refrain était entonné à l’envi par des militants purs et durs, dont la foi inébranlable forçait l’admiration, prêts à en découdre avec tous ceux qui ne pensaient pas comme eux. Ils collaient nuitamment des affiches pour l’indépendance de l’Algérie, vendaient L’humanité dimanche au milieu du marché animant chaque semaine les bords de la Seine, et trouvaient mille occasions, de Fête de l’Huma en réunions de cellules, de projections-débats de films soviétiques en cérémonies de reprises des cartes, pour se retrouver, se tenir chaud, et croire ensemble à un avenir meilleur. Plus tard, ils feraient le guet dans les locaux du P.C. menacés par l’O.A.S., participeraient à la manifestation de Charonne...Parmi eux, il y avait mon père.

Marinette était, à l’échelle locale, leur bête noire. Ils l’appelaient la Marinette. Cet article  accolé à son nom signifiait-il qu’elle était la seule, personnifiant tout ce qu’ils haïssaient ? Ou était-ce un signe de mépris abyssal, celui qu’on éprouve pour une espèce inférieure, le « la » qui accompagne le nom donné à une vache du troupeau, ou à la prostituée que tout le monde connaît mais que bien sûr personne n’a jamais fréquentée ? Comme on dit « la Noiraude », « la grande Lulu », ils disaient « la Marinette »

Son grand tort, bien sûr, était d’écrire dans le journal de droite, alors qu’ils étaient de fidèles et captifs lecteurs de La Renaissance, organe local du P.C.F. Par-dessus le marché, Marinette portait le nom de Révillon. Sans avoir fait le moindre début de vérification, et sans s’arrêter à la mise plutôt miteuse de leur ennemie jurée, les vaillants militants en avaient déduit qu’elle appartenait à la richissime famille des célèbres fourreurs, dont les vitrines rutilaient rue du Faubourg Saint-Honoré. Etiquetée derechef héritière et suppôt du grand capital, elle était devenue l’ennemie rêvée...Entre les deux journaux, c’était la guerre ; et davantage la guerre des boutons que la guerre de tranchées, tant l’attitude des protagonistes se révéla puérile.

Ces hommes de conviction, toujours prêts à vous expliquer la vie, dont les bibliothèques ployaient sous le poids du Capital et les œuvres des intellectuels du parti, redevenaient à l’occasion des galopins jouant au chat et à la souris. S’ils apercevaient le vélo de Marinette, ils se rameutaient les uns les autres pour inventer une niche. Ils tentaient de la surprendre à sa sortie d’un immeuble, s’amusaient à lui faire peur, la poursuivaient dans les rues mal éclairées du centre ville. Ils répandaient sur elle des calomnies pour le moins infondées, puisque aucun d’entre eux ne prenait la peine de lire ses articles...Le récit de leurs exploits, sans doute en partie imaginaires, faisait la joie des tablées familiales. Malgré leur méfiance viscérale vis-à-vis de tout ce qui venait d’Amérique, nos pères jouaient aux cow-boys, et nous nous réjouissions avec eux des épisodes drolatiques de cette guéguerre dont ils assuraient sortir toujours avec les honneurs.

Un soir, ils agirent un peu plus bêtement que d’habitude. Ayant découvert la bicyclette de Marinette appuyée contre un mur, l’un d’eux émit la brillante idée d’en compisser les sacoches, deux grandes sacoches de toile cirée dans lesquelles Marinette empilait journaux et carnets. Les camarades approuvèrent avec enthousiasme. Sitôt dit, sitôt fait. Chacun se débraguetta à son tour, et pissa sa haine et son mépris au nom de la lutte des classes et du prolétariat triomphant. Je les imagine, hilares, se rajustant ensuite et prenant leurs jambes à leur cou, abandonnant après leur exploit l’antique vélo dégouttant sur le trottoir. Le récit qu’en fit mon père le lendemain autour de la table est resté un haut fait de la saga familiale. C’était bon de rire tous ensemble, alors j’ai ri, pour faire comme les autres. 

J’ai quitté un jour Argenteuil, ma vie s’est construite ailleurs, et j’ai oublié Marinette. Des décennies plus tard, une émission attrapée au hasard sur France Culture, une nuit d’insomnie, évoquait un fait divers survenu en banlieue parisienne. J’écoutais distraitement. Lorsque le nom de Marinette a été prononcé, je n’ai pas vu venir le coup, qui m’a laissée incrédule. Voilà que se promenait sur les ondes de la radio publique un personnage que je croyais appartenir seulement à la mémoire familiale ! J’ai alors entendu, stupéfaite, la véritable histoire de Marinette. Elle était née juste avant la première guerre mondiale, en Russie, et avait fui avec sa famille ce pays qui avait tant fait rêver les militants communistes d’Argenteuil. Malgré des études d’infirmière, elle avait très tôt exprimé une passion pour les faits divers, et avait commencé une carrière de journaliste, d’abord dans la presse communiste, puis dans les journaux locaux successifs d’Argenteuil où elle s’était installée après la seconde guerre ; elle était même devenue correspondante du Figaro. L’émission soulignait sa passion pour l’écriture journalistique, et rappelait ses démêlés homériques avec la gauche locale...À soixante-quinze ans passés, elle travaillait toujours, et avait sa chaise au commissariat d’Argenteuil où elle venait glaner des informations pour ses articles. Elle avait réussi à se faire élire au conseil municipal, dans l’opposition bien sûr...En 1996, elle avait été assassinée, chez elle, dans sa maison où elle recueillait les chats du quartier, par un voyou qui en voulait à son poste de télévision. 

En entendant ce récit, j’ai souhaité très fort que mon père n’ait eu qu’un rôle passif dans l’épisode des sacoches de vélo. Qu’il n’ait fait que regarder ses copains, qu’il ait été un peu gêné même, qu’il leur ait dit : « allez, les gars, on s’en va... ». Qu’il n’ait pas fait tout ce dont il s’était vanté à la table du dîner, qu’il n’ait pas été, surtout, celui qui eut l’idée le premier de ce viol symbolique, commis par des vieux chenapans se prenant pour l’avant-garde du prolétariat. Je ne le saurai jamais. 

Une rue d’Argenteuil, la ville de mon enfance, porte désormais le nom de Marinette Révillon.