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Martine Besset
" J’ai simulé un calme bienveillant ..."
Abraham : une histoire d’épouvante
Je revois la scène, digne d’un album pour enfants. Elle pourrait faire penser à une colonie de vacances, mais cela se passe dans la salle de bains d’un appartement exigu de la banlieue parisienne. C’est une époque où nous sommes encore très jeunes, puisque notre mère supervise la toilette collective de sa progéniture : dans notre famille, tout se fait sous le regard de tout le monde. C’est un moment gai : quatre enfants, qu’un an sépare les uns des autres, en culottes et maillots de corps blancs, se savonnant dans la bonne humeur. Notre mère nous raconte alors un événement d’avant notre naissance, un récit qu’elle nous a fait plusieurs fois au cours de notre enfance, mais que j’associe dans mon souvenir à ce débarbouillage du soir, dans la salle de bains que notre père n’avait pas encore repeinte en mauve.
Peut-être est-ce la première fois qu’elle nous fait ce récit. Peut-être répond-elle à une question de l’un d’entre nous. Elle raconte, et nous écoutons, peu à peu immobiles et muets dans une odeur de savon et de peau mouillée. Elle raconte la surprise que notre père lui a faite, un soir de Noël, à une époque qui, à l’échelle de nos courtes existences, nous paraît hors du temps puisqu’elle se situe avant nous. Elle raconte que mon père et elle étaient alors fiancés. Elle était institutrice à Paris, et lui agriculteur dans la Drôme : autant dire que les occasions de se rencontrer n’étaient pas si nombreuses, d’autant que ma grand-mère devait veiller sévèrement sur la vertu de sa fille, pourtant déjà trentenaire (ça, c’est moi qui l’ajoute aujourd’hui...). Ils s’écrivaient, et j’ai découvert plus tard leurs lettres, cachées dans un tiroir de leur chambre. Ma mère habitait alors, avec sa mère et sa sœur cadette, un appartement proche du bois de Vincennes, que nous connaissions bien puisque ces dernières y vivaient toujours dans notre petite enfance. Ce soir-là, le 24 décembre, elles s’apprêtent à passer la soirée sans débordements festifs particuliers : ce n’était pas, j’en prends à témoin mes sœurs et frère, le genre de la maison. Il semble qu’un petit extra soit tout de même prévu: une tisane avec une tranche de cake ? une partie de dames ? Notre mère a vaguement l’impression que sa propre mère regarde fréquemment sa montre, et voilà que sa sœur, qui se couche d’habitude avec les poules et qu’un réveillon ne saurait faire déroger à cette saine habitude, propose de prolonger la soirée, il est encore bien tôt pour aller au lit, je vais refaire un peu de tilleul...On se demande un peu quelle mouche la pique, mais après tout, pourquoi pas ? Quelque chose d’inhabituel flotte dans l’air, et quand la sonnette retentit, mon Dieu, qui cela peut-il être à une heure pareille, notre tante sursaute, notre grand-mère lâche un oh offusqué et notre mère s’affole. N’ouvrons pas, on ne sait pas qui c’est, c’est peut-être dangereux...Notre tante se dirige pourtant vers la porte d’entrée, les yeux épouvantés des deux autres femmes lui vrillant le dos. Sûrement, alors, elle retient un rire. Notre mère la voit entrebâiller prudemment la porte, puis l’ouvrir complètement sur la silhouette de notre futur père, débarqué de la gare de Lyon pour faire une surprise à sa fiancée.
Riants de bonheur, nous écoutons, ravis, le gant de toilette en suspens. Le récit de notre mère nous a transportés dans le temps le plus inimaginable qui soit, celui où nos parents n’étaient pas encore nos parents. Un temps où ils étaient jeunes comme sur les photos en noir et blanc aux bords dentelés, dans les albums que nous feuilletons parfois. Un temps où notre grand-mère, que nous savons peu encline à la légèreté, se faisait complice bienveillante d’une attendrissante mystification...
Cette histoire nous enchantait tant que nous la réclamions de temps en temps : raconte-nous quand papa est venu le soir de Noël sans te le dire...Notre mère avait alors une expression étrange : ses yeux brillaient, un sourire se dessinait sur son visage, mais une moue l’arrêtait en route, le plaisir de l’évocation cédant peut-être sous l’effet de la réalité du présent. Mais elle racontait encore une fois. Nous raffolions de ce récit qui levait un tout petit coin du voile sur ces secrets que veulent connaître tous les enfants : comment leurs parents se sont-ils rencontrés ? Étaient-ils vraiment amoureux (même si le mot les fait glousser) ? Sont-ils, eux, les enfants de l’amour, ou ceux du hasard ?
Notre père était taiseux et autoritaire, assez sourcilleux sur les questions de morale : une rigide éducation protestante suivie d’une dévotion sans faille au parti communiste produit rarement de joyeux lurons... Mal à l’aise dans cette famille de femmes qui l’avait accepté du bout des lèvres, et lui faisait souvent sentir son manque de culture, il supportait sans mot dire les vexations infligées par sa belle-mère. Notre mère avait sacrifié sa vie professionnelle pour réduire son existence à celle d’une mère (comblée) et d’une épouse (insatisfaite), et vouait à ses enfants, à sa mère et à ses sœurs un amour qui ne laissait que peu de place à son mari. Ils ont vécu ainsi, tant bien que mal, jusqu’à ce que le dernier de nous quatre venant d’obtenir son bac, notre père estimât son devoir accompli et prît la poudre d’escampette.
Nous ignorions bien sûr la suite de l’histoire quand nous écoutions notre mère dans la salle de bains. Nous l’avons peu à peu devinée, sentie, supputée, constatée, vécue, mais seulement plus tard, à mesure que la lucidité remplaçait l’innocence.
Aujourd’hui, l’histoire racontée par ma mère a cessé de m’émerveiller, mais elle continue de m’attendrir. J’ai toujours pensé que mon père avait aimé ma mère, beaucoup plus qu’elle-même l’avait aimé. Et ce récit le confirme. J’imagine ma mère ne songeant pas une minute à quitter sa famille pour aller passer Noël avec son futur mari, alors que bénéficiant des congés des enseignants, elle en aurait eu le loisir. Et à des centaines de kilomètres d’elle, l’idée de faire le voyage, de lui faire une belle surprise, germant dans la tête de mon père, s’y installant, ne la quittant plus. Il lui fallut alors sans doute se lancer dans un long travail de préparation. D’abord, tâter le terrain du côté des ses futures belle-mère et belle-sœur, ce qui dut donner lieu à l’échange de plusieurs lettres, personne n’avait le téléphone chez soi, il fallait un premier courrier, attendre la réponse, plusieurs autres ensuite pour mettre au point les détails de l’aventure. J’imagine mon père écrivant de sa belle écriture penchée, assis sur le coin de la table à tout faire de la pièce du bas dans la petite maison drômoise, se réjouissant de la bonne surprise qu’il préparait. Dire ensuite, le cœur un peu serré, à sa mère qui vivait avec lui, qu’il ne passerait pas Noël avec elle. Puis prendre le car pour aller jusqu’à la gare de Valence se renseigner sur les horaires de train et réserver son billet, estimer qu’il pouvait se permettre cette dépense, avec l’argent mis de côté. Se convaincre qu’au milieu de l’hiver, il pouvait bien laisser ses arbres fruitiers quelques jours, et ses chèvres aux soins de sa mère...Et puis, j’imagine, le moment venu, son impatience et sa joie, dans le train qui le menait vers elle, elle qui ne l’attendait pas...
Nos parents étaient avares des récits des débuts de leur relation et de leur vie commune. Celui-là était donc un des rares indices dont nous disposions pour les imaginer. J’ai connu plus tard mes parents frustrés, déçus, de plus en plus désunis ; cette histoire me raconte qu’ils ont pourtant vécu des moments de joie, d’espoir, qu’ils ont connu le désir d’être ensemble, de se surprendre, de se séduire. La petite fille en maillot de corps qui se débarbouillait au milieu de ses frère et soeurs l’entendait sans le comprendre, et y a sans doute puisé un peu de sa confiance dans la vie. La femme que je suis devenue s’en réjouit. C’était peut-être un des plus beaux souvenirs de ma mère ; c’est resté mon plus beau conte de Noël.