10/02/2024

Chère Madame Dumas

Martine Besset



« entre l’enfance et l’adolescence »
 Retenir la mer


« Acacia ! » annonçait-elle en déroulant son écharpe de son cou, « Acompte ! », en retirant son manteau pour le suspendre à la patère. Il n’y avait pas une seconde à perdre. A chaque mot, vingt-cinq filles en blouse de nylon plongeaient sur leur copie et écrivaient à toute allure. Cet exercice, baptisé « dictée de mots », arrivait de façon impromptue dans le déroulement de nos journées, et il me ravissait. La succession des mots, liés par le seul hasard d’une règle de grammaire, faisait de la dictée un poème surréaliste: la rencontre d’un acolyte et d’un acarien sur une copie à grands carreaux...Je ne faisais jamais de faute, et soixante ans après, je peux encore réciter la liste des mots commençant par ac qui ne prennent qu’un seul c... Quel enseignant  peut se vanter d’avoir fait de la dictée un délice, et de nimber l’orthographe de poésie ? Elle, elle y parvenait, et je crois qu’aucune de ses élèves n’a jamais contesté ce pouvoir.

Madame Dumas était notre professeure de français, en troisième, puis durant cette année destinée à préparer les meilleures d’entre nous au concours d’entrée à l’Ecole normale. « Professeure », à l’époque, ne prenait pas de e : à quoi bon, puisque nous vivions  dans un univers scolaire exclusivement féminin. Les élèves étaient toutes des filles, les garçons prudemment parqués dans l’établissement voisin, et les enseignantes toutes des femmes. Madame Dumas portait en réalité un patronyme plus long : nom composé ou particule, nous ne le savions pas exactement, mais pour tout le monde elle était madame Dumas. Je me dis aujourd’hui qu’imposer  à tous une version raccourcie, et fort répandue,  de son véritable nom, était une preuve d’humilité, une façon de ne pas se distinguer, de ne pas avoir l’air d’une « crâneuse », comme nous le disions alors de celles qui affichaient des airs supérieurs.

Nous vivions en ces années-là la fin d’un système scolaire qui nous paraît aujourd’hui profondément injuste, parce que basé sur une évidente discrimination sociale : à la fin de l’école primaire, les bons élèves issus de familles favorisées se dirigeaient vers les lycées (qui commençaient donc en sixième), où ils pouvaient apprendre deux langues vivantes, plus le latin et le grec. Leurs congénères de milieu plus modeste étaient orientés vers les cours complémentaires, ancêtres des collèges à venir, où les choix d’options étaient plus restreints. Quant à ceux qui avaient des bulletins médiocres, ils passaient en deux ans le certificat d’études, avant de devenir apprentis ou de rallier directement le monde du travail.

Notre école Paul-Vaillant-Couturier, dans le centre d’une ville ouvrière de la banlieue rouge, était donc prolongée, pour les plus méritants d’entre nous, par un établissement allant de la sixième à la troisième, et nommé sans aucune imagination « cours complémentaire  Paul Vaillant-Couturier ». Les enseignantes y étaient pour la plupart issues de l’enseignement primaire. Les institutrices de l’école élémentaires disaient « ces dames du cours complémentaire » en désignant leurs anciennes collègues, avec ce rien de jalousie que tempérait l’ironie du propos.  A l’époque, le bac suffisait pour devenir institutrice. Nos professeurs n’avaient pas fréquenté l’université, et étaient obligées d’enseigner deux, voire, trois matières : français et histoire-géographie et dessin, ou mathématiques et physique-chimie...

Nous étions, quand j’y pense, des élèves de rêve : disciplinées, heureuses d’être là, avides d’apprendre. Nos professeurs n’avaient sans doute pas l’agrégation, mais notre confiance en leur savoir était totale. Quand nous nous moquions entre nous de certains de leurs travers, c’était une taquinerie sans méchanceté, pour que s’exprime l’insolence de notre âge : jamais, au grand jamais, nous ne leur aurions manqué de respect. Nos enseignantes, elles, se conduisaient à notre égard avec une fermeté affectueuse ; petites-filles des hussards noirs de la République,  elles avaient une foi absolue dans les vertus émancipatrices du savoir et le rôle d’ascenseur social de l’école. Elles n’avaient nul besoin d’élever la voix ou de se fâcher, et étaient toujours prêtes à donner de leur temps pour aider celles d’entre nous qui rencontraient des difficultés de tous ordres.

Cette année-là, nous avons étudié Britannicus. J’ai toujours dans ma bibliothèque le petit classique Larousse orné de violet, où pâlissent les commentaires que j’avais jugé utile alors d’y inscrire au crayon à papier. Cet après-midi-là, nous en lisions une scène à voix haute, chacun des rôles étant tenu par une élève différente, concentrée sur le texte pour ne surtout pas oublier de lire sa réplique le moment venu. Nous adorions cela. Madame Dumas écoutait attentivement, nous reprenait si le ton n’était pas adapté, expliquait un terme qui nous échappait, questionnait : « Alors, là, mes enfants, pourquoi dit-il cela ? ». Elle nous appelait souvent « mes enfants », et notre adolescence n’était pas assez farouche pour s’en froisser. Nous l’adorions, nous adorions Britannicus, nous adorions le français, nous adorions l’école...Quand la sonnerie annonçant la récréation de l’après-midi a retenti au milieu d’un alexandrin, la protestation fut unanime : « Oh, non, madame, on continue... ». Madame Dumas rappela que nous avions besoin de prendre l’air, de nous dégourdir les jambes. « Mais non, criâmes-nous d’une seule voix, on préfère continuer... » . Ce jour-là, le plaisir de lire Racine sous la houlette de madame Dumas, de dire ces vers qui allaient s’imprimer dans nos mémoires, l’emporta sur celui de la récréation de l’après-midi et des choco-BN qui l’agrémentaient... Je tiens à préciser aux collégiens de 2024 qui par aventure me liraient que je n’invente rien.

Alors que nous étudiions Le grand Meaulnes, je m’interrogeai sur la nature exacte des sentiments que vouait le narrateur à Yvonne de Galais, et m’en ouvris à Madame Dumas. Fine pédagogue, elle me retourna la question : « Et toi, qu’en penses-tu ? » ; moi qui avais jugé ma remarque subtile, je me trouvai alors fort embarrassée. J’ai oublié ma réponse, et la sienne, mais je me rappelle ce moment où elle m’a invitée à penser par moi-même.

Une quinzaine d’entre nous ont passé l’année suivante le concours d’entrée à l’Ecole normale, très sélectif alors. Madame Dumas et ses collègues nous y avaient préparées avec ferveur et confiance, avec la certitude aussi que, grâce à cette formation, nous échapperions au destin de dactylos et ou de vendeuses que le déterminisme social nous réservait. Nous sommes allées, très émues, lui annoncer les résultats : nous étions toutes reçues. « Toutes ? Oh mes enfants... » a commencé Madame Dumas, et sa voix s’est étranglée, nous avons cru qu’elle allait se mettre à pleurer, mais elle a respiré un grand coup, et a continué à murmurer dans un grand sourire : « Oh, mes petites filles... ». Aujourd’hui, c’est moi qui ai la larme à l’œil en écrivant ces mots. 

5 commentaires:

  1. Magnifique ! Émouvant !
    Mais que sont les élèves devenus...

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  2. Magnifique texte qui nous emporte dans une émotion et une découverte d un univers qui aujourd hui paraît si lointain. Merci et Bravo Martine.
    Anne-Françoise Soyer

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  3. Superbe texte. Tu as vraiment profité des cours de Mme Dumas.

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  4. et quel constat !

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  5. Voir la vie en rose ? Gommer les aspects déplaisants de la vie scolaire, et ériger un monument à une enseignante, en oubliant sa capacité à humilier, voire blesser des élèves qui peinaient à suivre et s’ennuyaient ferme ? Serait-ce la vérité oubliée derrière une envie ou un besoin d’idéaliser le passé ?

    Pourtant MB n’a pas l’habitude de fausser la réalité : c’est une observatrice exacte de ce qui l’entoure et de son passé. Elle a réellement eu une professeure de français exigeante mais bienveillante, qui faisait de l’orthographe un exercice revigorant (ah, ces mots en « ac » auxquels les règles de l’orthographe interdisent un second « c » !), qui savait même retourner une question pour faire exprimer à l’élève sa propre pensée sur le sujet. Un modèle pédagogique. Et qu’entoure d’une ombre de mystère quant à son nom de famille : « Dumas », archi-commun, ne serait-il amputé d’une rallonge plus prestigieuse, pour assurer une plus grande égalité dans une école d’un quartier ouvrier ?

    Sa classe aussi a de grandes qualités de sérieux, d’enthousiasme, de respect pour les enseignantes et pour leur savoir, voyant l’éducation comme une porte s’ouvrant sur une vie de travail plus enrichissante, plus épanouissante, et mieux payée.

    Il est inévitable que la réaction à ce portrait soit de partager de l’admiration pour les enseignants d’une époque révolue, et de laisser entendre que la qualité de la classe enseignante s’est détériorée avec le passage du temps : les arrière-petites-filles des hussards de la République seraient moins engagées, plus aptes à débiter un cours qu’elles abandonnent dès le premier coup de sonnette annonçant la récréation.

    Quant aux élèves, elles seraient devenues, à quelques exceptions studieuses près, paresseuses, apathiques, souvent insolentes.

    Les réponses abondent sur la responsabilité pour cette situation, la plupart consistant à l’attribuer aux dérives inévitables d’un système qui « marchait bien ».

    La mort de Robert Badinter, avocat et homme éclairé de gauche, a coïncidé avec la publication de Chère Madame Dumas, provoquant bien des commentaires et articles. La citation suivante vient de Libération, et sa référence à l’aggravation de la criminalité peut s’appliquer à bien d’autres aspects de a vie contemporaine, dont l’éducation, donnée et reçue.

    « Les générations à venir seront confrontées à un problème majeur de criminalité, car one ne peut pas construire une société sur le profit, la consommation, sur la rupture des liens de communauté et de solidarité, sur la rivalité entre les êtres et sur le repliement sur soi-même, et espérer qu’on n’augmentera pas en même temps la criminalité. »

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