01/06/2023

Vol BA467 Paris-Londres

Denis Mahaffey


« Ces souvenirs continuent à nous poursuivre. »
Les dessous de tante Denise


Passée la porte nous nous engageons, moi et mon fils aîné, qui a dix ans, dans le couloir de l’avion. C’est la bousculade polie mais déterminée de passagers encombrés de bagages cherchant leurs places, puis occupés à ouvrir les coffres au dessus des sièges pour y enfoncer leurs affaires, bloquant le passage. Mais l’énervement est évité : presque tous sont au commencement d’un voyage et de bonne humeur.

Nous atteignons notre rang. Nos places sont à droite. Des trois sièges, celui à côté du hublot est occupé par un homme qui nous regarde en train de nous installer. Je vais m’asseoir du côté couloir, le fils sera au milieu. L’autre passager dit, en anglais et avec un accent anglais, « Si le petit garçon veut s’asseoir à ma place, il verra mieux dehors. » J’accepte son offre : « C’est très aimable. »

Nous changeons tous les trois de place, l’enfant côté hublot, moi au milieu, l’homme côté couloir.

Il a une quarantaine d’années, la voix douce, le regard alerte. Il est habillé avec soin, et je peux m’imaginer qu’il a choisi ses vêtements pour la journée en les déposant sur son lit pour vérifier l’harmonie des formes et couleurs. Il porte un foulard au cou, impeccablement noué sous son col de chemise.

Il engage la conversation comme un Américain, tout de suite, sans les petites manœuvres préliminaires habituelles en Angleterre, tels les gestes pour gagner le temps de juger l’ambiance : s’installer, ranger ses affaires, ajuster sa ceinture.

Nous parlons des raisons du voyage. La sienne est plutôt insolite : employé de la ligne à Londres, il rentre de Paris où il est allé deux heures avant chercher un document pour un ami. Moi je fais ma visite bimestrielle à ma mère dans une maison de retraite à Belfast en Irlande, souvent accompagné d’un ou de deux enfants.

Nous enchaînons sur d’autres voyages, et je lui dis que j’étais allé deux fois en Inde. « Pourquoi ? » me demande-t-il. « Oh, disons, pour me trouver, comme on dit. »

Il y a comme un basculement, d’échanges anodins en discours de conviction. Il me confie qu’il s’est récemment « converti », selon le terme utilisé dans les milieux évangéliques. Pour cet homme il s’est agi d’une constatation éblouissante, un coup de foudre : sa vie jusqu’à là avait été insatisfaisante, vaine, abjecte, une trahison de sa nature profonde, un affront à la morale. Grâce à la rencontre de gens de foi, il s’en était aperçu, et sa vie avait changé.

« Je vivais dans le pêché, mes comportements étaient condamnables, j’étais débauché, je faisais de la peine à Dieu. Grâce à ces gens j’ai pu reconnaître en Jésus Christ mon rédempteur personnel, j’ai ouvert mon cœur pour qu’il y entre. »

Ayant grandi dans un milieu protestant, je reconnais la démarche évangéliste, un témoignage qui insiste sur une histoire personnelle, un changement individuel, une décision prise entre la personne et Dieu, sans l’intervention d’une hiérarchie comme dans l’église catholique. Le changement est profond et abrupt, un renoncement à ce qui rendait la vie d’avant si tentante, si engageante.

Je l’écoute avec intérêt, conscient de sa grande bienveillance à mon égard, son désir de me sauver des attirances quotidiennes délétères. La question de la sexualité n’est pas explicitée, mais elle nage sous la surface.  

Je lui confie enfin qu’en Inde j’ai eu un gourou, dont la présence, plus que l’action, a fait éclater mes frontières étroites, mes habitudes étriquées.

« Quel est son nom ? » Il sort un livre  de sa serviette, Les faux prophètes, qu’il commence à feuilleter. Chaque fois une photo en face d’un texte. Voilà mon gourou, l’air bizarre aux cheveux longs, au crâne dégarni. Il est dénoncé comme malfaisant, suppôt de Satan. Nous nous regardons, décidons de ne pas aller plus loin. Une envie traîtresse de rire me prend à la gorge.  

Nous continuons. Il parle doucement, j’écoute aussi doucement.

L’atterrissage est annoncé. La température et le temps extérieurs sont précisés. L’avion se pose, roule, s’arrête. C’est à nouveau la bousculade, mais figée, tout le monde debout, reprenant les bagages dans les coffres ou attendant de le faire. Avec l'ouverture des portes, la queue se met en mouvement. 

L’homme me dit « J’espère que vous trouverez Dieu, que Jésus vous sauvera. » Son altruisme est évident, même si je pense aussi que son insistance reflète une emphase intérieure : il a rejeté sa vie d’avant, en regrette-t-il les jouissances ?

Nous nous quittons, presque avec désinvolture, dans le tunnel qui s’étend de l’aéronef à la salle d’arrivée, chacun reprenant son quant à soi.

Son effort pour sauver mon âme éternelle est devenu un incident à raconter ; mais c’est la bonté de son geste en donnant sa place à côté du hublot à mon fils aîné qui est restée vive et qui a fondé une réflexion sur l’aptitude des êtres humains à dépasser leur nature, à entrer dans la transcendance. La bonté est un choix, non pas un instinct, un comportement, non pas une humeur. C’est même ce qui fait que l’être humain puisse concevoir Dieu, croire en Lui, qu’Il existe ou non.

                              

2 commentaires:

  1. le hasard des rencontres : une richesse! comme ce texte. merci

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  2. Martine Besset écrit :

    Une conversation, aimable, s’engage entre deux voisins de sièges dans un avion. La nationalité américaine de l’un, réputée le rendre plus familier que son voisin britannique, fait
    glisser l’échange vers des sujets relativement intimes. Nous avons tous connu de ces moments imprévus où, par la grâce d’un lieu anonyme et d’une sympathie soudaine, nous nous
    surprenons à raconter notre vie à un parfait étranger, que nous sommes sûrs de ne jamais revoir...

    Mais un grain de sable vient enrayer le parfait déroulement et l’agrément de la conversation, quand le voyageur américain met sous le nez du narrateur le nom et la photo du gourou indien auquel celui-ci doit tant, dûment dénoncé par les évangélistes comme un « faux prophète »...Survient alors ce moment de bascule, où le sympathique interlocuteur d’il y a une minute, à qui l’on était venait de confier ce que l’on ne dit pas à tout le monde, parce qu’on le pensait exactement sur la même longueur d’onde que soi, se révèle n’être pas celui que l’on croyait. Mais presque un ennemi...Comme un militant des droits de l’homme découvrant brusquement que son si aimable interlocuteur n’est qu’un affreux facho...Comment se
    comporter dans ce cas-là, pas si rare au demeurant ?

    Le disciple du gourou choisit d’en rire intérieurement, et les deux voisins décident sans le dire de continuer leur conversation, chacun parlant et écoutant l’autre « doucement ». De quoi ont-ils parlé alors ? L’évangéliste a-t-il continué à essayer de convaincre le narrateur, ou ont-ils
    choisi prudemment le terrain neutre et sans danger des lieux communs ? Le narrateur ne le dit pas. L’échange restera urbain et bienveillant jusqu’à la séparation.

    L’Américain, assis près du hublot, avait proposé spontanément sa place au petit garçon du
    narrateur avant le décollage. Est- ce cette généreuse proposition qui a permis au narrateur, en
    situation de dette, de rester parfaitement aimable même quand il aurait pu se sentir blessé ? Ou le brusque changement de statut de son interlocuteur lui a-t-il fait prendre conscience qu’un illuminé doublé d’un dénonciateur pouvait aussi être un homme généreux ?

    L’impossibilité de ranger trop vite les êtres dans des cases, la complexité des psychismes humains, la coexistence chez un même individu du pire et du meilleur parfois, devraient
    pouvoir mettre de l’huile dans les rouages des relations sociales...Choisir de ne retenir de son interlocuteur américain que sa seule bonté, a permis à celui-ci de faire doucement son œuvre d’évangélisation, à un petit garçon de regarder le ciel, et à son père de méditer sur la si bizarre nature humaine...

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