17/11/2023

Les poupées de La Redoute

 Martine Besset


« Il a choisi ses vêtements pour la journée en les déposant sur son lit »
Vol BA467 Paris Londres

« On joue aux poupées de La Redoute ? ». La proposition, qu’elle vînt de n’importe lequel d’entre nous, rencontrait toujours l’accord enthousiaste des trois autres. J’ai oublié comment l’idée était née, dans quelle tête elle avait germé en premier, comment elle avait fait son chemin : je me souviens seulement que les poupées de La Redoute a été notre jeu favori pendant toutes les années où nous avons eu l’âge de jouer ensemble. Quatre années séparaient l’aînée, moi, du benjamin, le seul garçon de la fratrie : ce jeu passionnant abolissait les différences d’âge et de sexe.

A la fin des années 50, nombre de foyers français recevaient le catalogue de La Redoute. Les magasins de prêt-à-porter made in China n’avaient pas encore colonisé les centres des villes, et la couture maison habillait encore de nombreuses familles. L’entreprise de filature de laine née au milieu du 19ème siècle était devenue la référence préférée d’innombrables femmes, soucieuses d’une mode raisonnable et de prix modérés.

Les premiers catalogues dont je me souviens comportaient encore des modèles entièrement dessinés, dans un strict noir et blanc étrangement rehaussé de sépia. Leurs pages ont ensuite accueilli des photos, en noir et blanc puis en couleurs, de modèles portés par des mannequins, et l’offre s’est diversifiée : linge de maison, objets de décoration, ameublement...Au fil des ans, le catalogue, une simple brochure à l’origine, s’est épaissi, devenant ce pavé de plus de mille pages sur papier glacé que les facteurs devaient glisser dans des centaines de boîtes à lettres. Quand il s’est offert le concours de créateurs, quand les top models les plus médiatisés n’ont pas dédaigné y poser, quand il a cessé de refléter les goûts raisonnables des ménagères de l’ère gaullienne pour affirmer un glamour plus conforme à la mode contemporaine, il y avait belle lurette que nous ne jouions plus aux poupées de La Redoute... J’ai pourtant, dans mon âge adulte, continué à recevoir le catalogue deux fois par an – printemps été, automne hiver, au rythme des collections de la haute couture  – à le feuilleter avec un plaisir régressif, à y faire souvent des commandes. Jusqu’à ce que l’apparition d’Internet et de la vente en ligne le ringardise définitivement...

L’arrivée du catalogue dans la boîte à lettres familiale, créait l’émoi parmi nous, les enfants. Notre hâte de le découvrir était telle que nous pressions notre mère de le consulter au plus vite, afin que nous puissions en prendre possession. Elle avait évidemment d’autres chats à fouetter, et les éventuelles commandes demandaient du temps et de la réflexion, puisque nos parents ne roulaient pas sur l’or : nous devions parfois attendre de longues semaines. Nous trompions notre impatience en tournant les pages interminablement, rêvassant sur chaque modèle, cochant parfois d’un trait de crayon ceux qui nous plaisaient le plus. Il ne s’agissait nullement, pour nous, de céder au désir de posséder les vêtements ou les objets exposés à notre gourmandise. Il s’agissait seulement d’en découper les images, afin de transformer chaque silhouette en un personnage que nous intégrerions dans notre jeu. Quand notre mère nous permettait enfin de dépecer le précieux catalogue, il fallait parfois consentir à des compromis, voire des sacrifices : tel modèle me tenait à cœur, mais ma sœur avait jeté son dévolu sur celui qui occupait le verso de la feuille, il fallait trancher. Je me souviens que nous nous lancions alors dans des négociations interminables et délicieuses, mais toujours aimables malgré l’importance de l’enjeu...

Ensuite, chacun de nous découpait avec le plus grand soin les silhouettes qu’il avait repérées, et se constituait un stock dans lequel il pourrait puiser pour nos jeux futurs. Lesquels consistaient à mettre en scène tous ces personnages dans des situations diverses, et sans doute très banales. A cette époque où la crise du logement sévissait, notre famille vivait dans trois pièces ; nous partagions donc tous les quatre la même chambre, un divan dans chaque coin, entouré sur deux côtés par un cosy où étaient posés quelques babioles, créant une illusion d’intimité. Ces divans devenaient le jour scènes de théâtre, étalages de magasins, ponts de bateaux, tables de banquet... Quand nous jouions aux poupées de La Redoute, ils étaient les maisons dans lesquelles évoluaient nos personnages, qui se rendaient visite, discutaient d’une fenêtre à l’autre, partaient parfois pour de lointains voyages : il suffisait pour cela de les plier en deux pour les asseoir dans le train électrique de notre frère, qui jouait avec nous sans aucune réticence, mais pouvait peut-être à cette occasion revendiquer son identité de garçon en manipulant les commandes.

Ce qui était fascinant dans ce jeu, et le distinguait de celui que nous aurions pu imaginer avec de « vraies » poupées, c’est que nos personnages de papier pouvaient changer de tenue toutes les cinq minutes. Qu’ils changent du même coup de couleur de cheveux ou de coiffure n’avait aucune importance : le réalisme comptait moins que la multiplicité et le chatoiement des apparences.

Je me demande maintenant si ce jeu ne venait pas compenser chez nous un manque que nous n’avons jamais osé formuler : celui du superflu. Nous ne manquions de rien, et je me rends compte aujourd’hui que la gestion du budget familial devait exiger de nos parents de véritables prouesses. Nous avions donc le strict nécessaire, rien de plus. Notre garde-robe était extrêmement limitée, chaque vêtement encore mettable devenu trop petit pour l’un de nous se retrouvant sur le dos de son cadet (étant l’aînée, j’étais mieux lotie que mes sœurs...) ; pour Noël et nos anniversaires, nous recevions exclusivement ce que notre grand-mère nommait des « cadeaux utiles » ; il n’y a jamais eu de poste de télévision dans notre appartement, et nous n’avons jamais eu un centime d’argent de poche.

Le catalogue de La Redoute, regorgeant d’objets et de vêtements, devait nous sembler une sorte de caverne d’Ali Baba, où tout était à portée de main sans rien débourser, et qu’il était possible de piller en toute impunité. Il offrait le vertige de la société de consommation avant même que l’expression fût inventée. Nos poupées de papier nous permettaient de participer symboliquement à un monde où l’on changeait de tenue cinq fois par jour, où l’on portait des robes du soir, où l’on avait le souci d’assortir les canapés aux rideaux. Un monde qui n’était pas le nôtre, qui nous faisait un peu rêver sans que nous le jalousions, un monde auquel nous avions sans doute intériorisé que nous n’avions pas vraiment droit. Mais la magie d’un catalogue, la vie que notre imagination d’enfants insufflait à des poupées de papier, le mettait à notre portée chaque fois que nous le décidions. Nous occupions avec ravissement la scène de ce petit théâtre, sans revendiquer qu’il devînt notre quotidien. Enfants de prolétaires, nous nous grisions le temps d’un jeu des codes de la bourgeoisie. Mais nous ignorions encore tout de la lutte des classes : la révolution attendrait...


4 commentaires:

  1. Quels délices que de se replonger dans notre enfance insouciante attachee aux choses simples de la vie. L'imagination était créatrice de situations diverses source de notre propre construction. Nostalgie, nostalgie, bises, Gérard

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  2. Magnifique texte, plein de tendresse! Merci, Martine. De la part de Sylvie, celle maintenant au Havre en Normandie!

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  3. Denis Mahaffey11/12/23 23:03

    Un catalogue de jouets de novembre de cette année montre l’image d’une belle voiture de sport, à piles et taille enfant ; à côté le texte « Effets sonores et lumineux » et le prix : 149 euros. Comment ne pas y voir un dispositif génial pour éliminer l’imagination d’un enfant, le fermer aux rêveries flottantes, l’ouvrir à la consommation ?

    L’histoire des Poupées de La Redoute a lieu à une époque, et dans un milieu social, ou l’imagination devait combler tous les trous de scénario de leurs jeux.

    Une privation ? Quand les enfants ont recours à des accessoires pour reproduire des situations, adopter des rôles et essayer des comportements, plus ceux-ci sont sommaires, plus l’imagination peut intervenir pour enrichir le jeu et les joueurs.

    Les jeux dans lesquels les quatre enfants de cette famille s’engagent, qu’ils élaborent et approfondissent, en ne dépendant que d’images découpées dans un catalogue de mode, leur permettent d’inventer et explorer et élaborer des histoires et situations dans lesquelles ils font l’apprentissage de la vie des grands.

    En français, le même mot, « jouer », s’applique à la fois aux activités enfantines et au jeu de théâtre. Pour un enfant, jouer est une façon de « répéter » pour se préparer à la vraie vie qui attend au-delà de l’enfance.

    Ces enfants s’engagent dans une foule d’idées, de trouvailles, d’intrigues. Le texte ne détaille pas le contenu de leurs jeux, mais laisse supposer un tourbillon de mouvements, de changements-éclair de costumes et de comportements, de retournements de situation.

    L’atmosphère a dû être jubilatoire. De leur milieu modeste ces enfants vont émerger plus aptes à faire face aux défis qui les attendent.

    L’auteure présente une fratrie qui a tout pour être heureux, et c’est le charme de son texte. Généreux, ou au moins capables de négocier leur générosité quant au choix des personnages à sacrifier car étant au verso d’autres ; respectueux : en utilisant le train électrique de leur petit frère pour transporter tout ce monde de papier, elles lui permettent de « revendique son identité de garçon ».

    Le lecteur peut emporter une seule image qui traduit la simplicité réjouissante de l’activité décrite :que faire pour faire entrer dans un train des personnages en papier, sans articulation ni consistance ? Les plier en deux.

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  4. Denis Mahaffey écrit :
    Un catalogue de jouets de novembre de cette année montre l’image d’une belle voiture de sport, à piles et taille enfant ; à côté le texte « Effets sonores et lumineux » et le prix : 149 euros. Comment ne pas y voir un dispositif génial pour éliminer l’imagination d’un enfant, le fermer aux rêveries flottantes, l’ouvrir à la consommation ?
    L’histoire des Poupées de La Redoute a lieu à une époque, et dans un milieu social, ou l’imagination devait combler tous les trous de scénario de leurs jeux.
    Une privation ? Quand les enfants ont recours à des accessoires pour reproduire des situations, adopter des rôles et essayer des comportements, plus ceux-ci sont sommaires, plus l’imagination peut intervenir pour enrichir le jeu et les joueurs.
    Les jeux dans lesquels les quatre enfants de cette famille s’engagent, qu’ils élaborent et approfondissent, en ne dépendant que d’images découpées dans un catalogue de mode, leur permettent d’inventer et explorer et élaborer des histoires et situations dans lesquelles ils font l’apprentissage de la vie des grands.
    En français, le même mot, « jouer », s’applique à la fois aux activités enfantines et au jeu de théâtre. Pour un enfant, jouer est une façon de « répéter » pour se préparer à la vraie vie qui attend au-delà de l’enfance.
    Ces enfants s’engagent dans une foule d’idées, de trouvailles, d’intrigues. Le texte ne détaille pas le contenu de leurs jeux, mais laisse supposer un tourbillon de mouvements, de changements-éclair de costumes et de comportements, de retournements de situation. L’atmosphère a dû être jubilatoire. De leur milieu modeste ces enfants vont émerger plus aptes à faire face aux défis qui les attendent.
    L’auteure présente une fratrie qui a tout pour être heureux, et c’est le charme de son texte. Généreux, ou au moins capables de négocier leur générosité quant au choix des personnages à sacrifier car étant au verso d’autres ; respectueux : en utilisant le train électrique de leur petit frère pour transporter tout ce monde de papier, elles lui permettent de « revendique son identité de garçon ».
    Le lecteur peut emporter une seule image qui traduit la simplicité réjouissante de l’activité décrite :que faire pour faire entrer dans un train des personnages en papier, sans articulation ni consistance ? Les plier en deux.

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