17/11/2023

Retenir la mer

 Denis Mahaffey


 « J’ai eu le sentiment de (...) laisser derrière moi une époque de ma vie »
La dame pipi des îles Borromée


Sur la plage à peine pentue la marée descendante avait laissé des flaques d’eau, piégées derrière des rochers et de gros cailloux ensablés, et qui s’affairaient à rejoindre la mer par une toile de filets.

Pourquoi j’étais avec ma mère sur une plage vide, une après-midi grise, en semaine, hors saison ? La mémoire a oublié. Je devais être entre l’enfance et l’adolescence, chacune bousculant l’autre. Une envie impérieuse de voir la mer, une déprime passagère (les miennes étaient et restent passagères), une récompense due, le plaisir d’une sortie mère-fils, autre chose ? Nous étions arrivés au bord de la mer par le train et après quelques heures nous rentrerions.

La plage n’était pas totalement vide. Une autre femme était assise sur le sable, avec une jeune fille en maillot de bain auprès d’elle.

Une surprise : nous les connaissions. C’était la femme et la fille d’un des deux pharmaciens de notre quartier. Son épouse y travaillait et ma mère était cliente. La fille était élève dans mon lycée, et je passais devant leur maison sur le chemin de l’école. Elle s’appelait Elizabeth ; je la connaissais de vue mais, ayant un an de moins, elle était dans une classe inférieure, une barrière scolaire qui nous interdisait de nous adresser la parole, c’était comme ça.

Ma mère a rejoint l’autre femme, et elles ont bavardé jusqu’à notre départ, comme c’est l’habitude dans notre pays notoirement sociable.

Elizabeth s’occupait à tracer des lettres dans le sable avec son doigt, ou regardait planer, plonger, s’envoler et atterrir les mouettes.

J’ai mis mon maillot en m’efforçant de dévoiler le minimum de peau nue. J’ai marché, sous le premier enchantement d’être au bord de la mer. En passant sur un ruisselet d’eau j’ai interrompu son cours avec mon gros orteil. L’eau, affolée, est partie s’étaler sur le sable humide, qui l’a absorbée.

Il fallait être sérieux. Au lieu de gratter au hasard, je me suis agenouillé et j’ai fait avec un doigt un passage qui permettrait à l’eau de revenir dans son lit et de repartir vers la mer.

Changeant d’avis, j’ai ramassé une poignée de sable et l’ai plaquée en plein sur le petit canal. Avant que l’eau ne se fasse un chemin autour de cet obstacle, j’ai ajouté une autre poignée de chaque côté de la première. C’était le début d’un barrage.

J’ai vu Elizabeth, debout à côté de moi. Elle regardait mon travail. « Vas-y » j’ai dit, « apporte du sable. »

Sans autre échange, nous faisions les travaux d’endiguement ensemble, creusant furieusement, ajoutant du sable pour rehausser le mur de retenue, tapotant pour l’arrondir et le consolider.

Un étang a commencé à se former. Nous avons élargi notre champ d’opérations pour récupérer d’autres filets d’eau, faisant au plus vite un passage qui les dirigerait vers la retenue. Quand elle a commencé à déborder, nous nous sommes dépêchés de rehausser le pourtour. Pour approfondir l’étang, nous en avons sorti des poignées de sable dégoulinant qui servaient de lissant pour le mur d’enceinte.

De plus en plus engagés, nous sommes partis, chacun de son côté, chercher d’autres sources d’eau à détourner. Elizabeth a-t-elle partagé l’ambition que je commençais à avoir : relier tous les minuscules cours d’eau jusqu’à rivaliser avec la mer derrière notre dos ? Ou suivait-elle simplement mon exemple, contente de trouver un compagnon de jeu, de surcroît un garçon plus âgé, par là plus prestigieux et autoritaire ?

Nous creusions, et cherchions aussi à agrandir l’échelle de notre intervention. Si l’image avait été à la portée de notre imagination, nous nous serions vus ouvriers manuels penchés sur nos pelles, et en même temps ingénieurs hydrologues, casque de sécurité sur la tête, rouleau de plans sous le bras, surveillant l’avancement d’un vaste projet. Nos ambitions n’avaient plus de limites.

Notre énergie débordante a pourtant été atteinte par une accalmie indéfinissable, comme une brise froide sur la peau. Quelque chose avait changé derrière notre dos. Une hésitation dans l’inspiration et l’expiration de la mer. Une suspension d’activité, un silence. Une stase. La naissance d’un changement.

La marée avait atteint son point le plus bas, et marquait un arrêt avant de tourner, se reprendre, dans un mouvement vaste mais encore imperceptible.

Nous faisions face à la mer et, plus qu’aperçu, avons senti un autre élan dans les minuscules vaguelettes. Très loin, un film réfléchissant tremblait sur le sable, en attente d’une lente repossession du sable nervuré.

J’ai été galvanisé, et Elizabeth m’a suivi. Nos cordons de sable ont changé de fonction : au lieu de retenir l’eau derrière un barrage, ils allaient être des remparts à défendre.

J’ai fait une brèche dans le mur de sable, pour vider l’eau emprisonnée et créer l'espace à protéger. Elizabeth a regardé, me cédant le droit d’être si radical, et se ralliant immédiatement à l’éternelle ambition d’enfants sur une plage : empêcher la marée montante de vaincre nos défenses, y survivre, déclarer enfin victoire.

Nous avons renforcé les murs en y incorporant des cailloux arrondis, et en les rehaussant le plus possible.

La plage étant presque plate, l’eau est arrivée à bonne allure, le courant faussement faible, puis les petites vagues, gagnant en force, ont léché nos murs. Nous avons bataillé pour les renforcer, les réparer contre les incursions.

Notre enthousiasme à la tâche s’est petit à petit mêlé à l’hilarité, cris et rires ensemble. Une panique assumée. Malgré nos efforts pour parer aux vagues de plus en plus vigoureuses, nous avons vu arriver la première d’une nouvelle génération. Elle a balayé les remparts et est entrée dans notre espace vital, avec des gargouillis que nous pouvions imaginer triomphants.

Il n’est resté que la trace de notre muraille, balisée par les cailloux survivants, protubérances dans le sable.

Voilà. Comme les enfants depuis que les défis de jeu existent, nous avons accepté notre défaite et tourné le dos aux ruines de nos espoirs.

Il était temps de repartir. Elizabeth et sa mère ? La mémoire défaillit encore. Il n’y aurait eu qu’un vague signe de la main ; elle et moi ne nous sommes plus jamais plus abordés, n’avons pas échangé ne serait-ce qu'un regard en passant.

Dans le train, j’ai pensé un moment donner à ma mère la place à la fenêtre, et m'asseoir à ses côtés sur le long banc de velours. Mais j’y ai renoncé : j’avais envie de regarder le paysage, et me sentir en sécurité, entouré de la fenêtre, du dossier du siège et du corps de ma mère.




3 commentaires:

  1. Christine Ferro20/11/23 07:36

    Merci pour cette ballade au bord de la mer avec mon père ma mère......

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  2. Bonjour Denis,
    Très beau texte plein de petits détails qui illustrent le moment présent de l'histoire et qui nous replongent dans la nostalgie de notre enfance si douce!
    Gérard

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  3. Martine Besset11/12/23 23:06

    « Ne pleure pas, ce n’est qu’un jeu ! » : souvent les adultes s’adressent ainsi, mi-agacés mi-attendris, aux enfants interrompus malgré eux dans leurs jeux ou mauvais perdants...Et pourtant, quoi de plus sérieux que les jeux enfantins ? Ce texte, en quelques paragraphes, dit l’essentiel de ce qui s’y joue : la complexité des relations sociales, la capacité à s’engager corps et âme dans l’action, l’abolition de la frontière entre le réel et l’imaginaire.

    Arrivés sur la plage chacun avec sa mère, les deux enfants jouent d’abord seuls. Les deux adultes, qui se connaissent un peu, s’empressent de se rejoindre et bavarderont ensemble tout l’après-midi. S’ils avaient été beaucoup plus jeunes, les deux enfants auraient agi de même, sans doute encouragés par leurs mères. Mais ils sont à l’âge où l’enfance est bousculée par l’adolescence qui s’annonce, sans s’installer encore. Un âge difficile pour aborder autrui...Alors chacun reste dans son coin, plein d’a priori sur l’autre : la fille doit regarder le garçon en coin, et penser que malgré son année de plus, il se livre à des jeux de bébé ; le garçon qu’elle n’est qu’une fille, donc nulle aux activités de plein air...En même temps, chacun espère secrètement que l’autre fera le premier pas pour le rejoindre...

    C’est la fille qui le fait, ce premier pas, et le garçon se pose d’emblée en donneur d’ordres. Pas de préliminaires, de convenances, de saluts, de présentations : la coopération commence au moment où chacun accepte l’autre comme partenaire. Le sérieux de l’entreprise exige d’ailleurs de ne pas perdre de temps : le garçon qui a commencé seul son barrage parle de son « travail » et non d’un jeu gratuit et futile. L’activité des deux jeunes est à la mesure de l’enjeu ; sans se concerter, ils se sont mis d’accord sur ce qu’ils doivent faire, et s’y emploient de toute leur énergie. Ils ont oublié ce qui les entoure ; seule compte la tâche à accomplir.

    Le moment magique où le mouvement de la mer s’inverse vient marquer une courte pause, mais est vite inclus dans la réalité de leur jeu. Il va s’agir maintenant de lutter contre la montée de l’eau : nul doute que les deux enfants croient cela possible, et conçoivent des stratégies pour y réussir. Mais quand la mer, bien sûr, est la plus forte, ils l’acceptent avec des cris d’effroi feint et de joie.

    Le jeu enfantin est une sorte de petit théâtre où tout est possible, où une autre réalité se substitue à celle du quotidien, dans lequel on entre, d’où l’on sort, sans autre formalité que son désir. C’est aussi une activité où est mobilisée une capacité à s’engager corps et âme dans ce que l’on fait, à coïncider parfaitement avec soi-même, qui se perd un peu, parfois, dans l’âge adulte.

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