30/03/2023

La collation en bord de mer

 Denis Mahaffey


« Le récit de notre mère nous a transportés dans le temps le plus inimaginable qui soit,
 celui où nos parents n’étaient pas encore nos parents. 
»
Un conte de Noël

Parties en excursion d’après-midi au bord de la mer, jamais loin en Irlande, trois jeunes filles, dont l’une est ma mère, se trouvent dans un café. C’est le début d’une histoire qu’elle nous a racontée plusieurs fois, à moi et mon frère aîné.

Dans ma tête d’enfant, la vie sur Terre avait commencé à ma naissance, ou alors quand je m’étais rendu compte que je vivais ; avant, c’était la Préhistoire avec un grand « P », si grand que son ombre obscurcissait tout ce qui l’entourait.

L’enfance et la jeunesse des parents étaient irrémédiablement distantes, dans un passé sans réalité. Comment existaient-ils avant de devenir parents, c'est-à-dire les vraies personnes qui s’occupaient de nous ? Ce qu’ils rapportaient d’avant avait un air de récit, d’histoire non pas inventée mais pas réelle non plus.

Mon père était plutôt taciturne à la maison, réservant sa sociabilité pour ses amis, ou pour les occasions où les quatre familles, la sienne et celles de ses trois frères cadets, plus les cousins et petits-cousins, se rassemblaient.

Ma mère, aînée d’une famille de six, trois filles, trois garçons, était, elle, bavarde, au point de lier bien facilement la conversation avec la personne à côté d’elle dans les transports publics, et d’avoir de longues séances d’échange avec les voisins de chaque côté de notre maison, au dessus de la clôture d’un côté, d’une haie de troènes de l’autre. Que pouvaient-elles trouver encore à se dire, nous demandions-nous ? Nous n’avions pas compris que les mises à jour se régénèrent continuellement pour les bavards.

Quand nous étions seuls tous les trois, elle aimait raconter les histoires de son enfance et de sa jeunesse, souvenirs brefs, décousus, réitérés. Chaque fois que nous nous promenions vers les quartiers extérieurs qui gagnaient déjà les collines entourant sa ville, elle répétait la même chose : « Quand j’étais jeune fille, ici c’étaient des champs partout. » La répétition nous faisait rire.

Elle parlait de la période trouble de la partition de l’île d’Irlande. « Quand je me rendais au travail, nous devions nous allonger sur le plancher du tramway, car on était entre la Falls » - artère catholique - « et la Shankill » - protestant - « et ça tirait des deux côtés. »

Elle parlait d’un passé qu’elle ne regrettait pas, dont elle ne tirait ni vanité ni leçon pour nous ses enfants ; mais elle nous apprenait ainsi la notion du « temps avant » sans laquelle l’histoire de la Terre n’est qu’un pesant catalogue.

Elle avait ses histoires. Nous en avons créé des nouvelles autour des aventures saisonnières habituelles, devenues celles de mon frère et moi, puis disparues avec notre génération. En automne nous sortions dans la campagne toute proche pour cueillir des mûres sauvages, dans des pots en verre avec une poignée en ficelle. Surtout, nous en gobions en chemin, car à la maison elles n’avaient plus le même goût, n’étaient plus sauvages. Au printemps, nous allions chercher des jacinthes des bois. « Ne prenez pas les racines, sinon elles ne repoussent pas. » Mais nous ne résistions pas au plaisir de tirer, doucement mais fermement, et faire sortir la longue tige blanche cachée dans le bulbe. Tant pis pour un avenir moins fleuri. Nous en rapportions chacun une brassée, couchée sur l’avant-bras comme craintive de ce que nous allions leur faire, mais qui se ragaillardissaient dans l’eau des vases.

Parfois elle riait en racontant. « Mabel » - sa sœur – « et moi nous avons été invitées à un pique-nique. La mode était aux chapeaux de paille blancs cette année-là. N’en ayant pas, nous avons traité ceux que nous avions avec du blanchisseur pour chaussures de tennis. Dans l’après-midi nous avons tous joué au cricket, et chaque fois que Mabel donnait un coup de batte je voyais sa tête entourée d’un nuage blanc. »

Enfin, le tableau de ma mère dans le café de bord de mer avec ses amies. Elles commandent du thé, des tartines, du beurre, de la confiture. Quand il faut régler les consommations, elles trouvent la note excessive. Elles paient. « Mais avant de quitter le café nous avons ramassé la confiture avec une cuiller à thé et le sucre avec un doigt mouillé ; nous avons ramassé les miettes sur les assiettes du porte-gâteaux ; nous avons avalé le lait dans la petite cruche et léché le reste de beurre sur un couteau – qui n’était pas bon mais… »

J’avais toujours aimé cette revanche contre un abus, aurais voulu pouvoir m’y joindre, racler la confiture sur mon index.

Mais un jour, devenu adolescent moi-même, j’ai eu une furieuse et soudaine envie : si seulement j’avais pu intervenir, en remettant le prix de la collation dans leur porte-monnaie et en commandant une glace pour chacune.

Aussitôt, l’impossibilité de faire cela m’a donné, et laissé, un sentiment de culpabilité. Je n’allais jamais, jamais pouvoir voyager dans le temps et réparer l’injustice, défendre ma mère et ses amies, que je voyais traitées en jeunes femmes alors qu’elles étaient encore de jeunes filles jouant les grandes.

Cela a été le premier signe d’un long basculement : d’enfant ne s’occupant que de mes propres intérêts, je commençais à inverser les rôles, faisant de ma mère l’enfant vulnérable, moi l’adulte attendri.

1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    Quand leurs parents leur parlent du temps où ils n’étaient pas nés, tous les enfants du monde ouvrent grands leurs yeux et leurs oreilles. C’est si difficile à imaginer, une époque où ils n’existaient pas !...Au moins autant que le temps où ils n’existeront plus, mais cela, c’est beaucoup plus tard qu’ils y réfléchiront. Imaginer ses parents jeunes et insouciants, à mille lieues de penser à leurs futurs rejetons, ne connaissant même pas encore celui ou celle sans qui ces derniers n’auraient jamais vu le jour, est un exercice mental quasi impossible pour de jeunes cervelles. Autant se représenter la quatrième dimension...C’est pour cela que ce texte me fait penser au film Retour vers le futur : devenu adolescent, le garçon rêve de se retrouver dans le passé, de s’y transformer en chevalier prêt à rendre justice à sa mère et ses amies.
    Réactivation du complexe d’Œdipe au moment de la puberté ou croyance en un monde idéal où l’on servirait des collations bon marché aux jeunes filles en goguette ? Les élans de l’adolescence obéissent à des raisons mystérieuses...

    L’auteur, lui, écrit bien longtemps après ces années de jeunesse, et sait ce que l’adolescent qu’il fut ignorait encore: qu’il commençait le chemin où les trajectoires s’inversent, que plus tard, bien plus tard, il serait réellement le protecteur de sa mère. Et que celle-ci serait peut-être en proie à des difficultés bien plus graves qu’un goûter trop cher payé...

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