30/03/2023

Les dessous de Tante Denise

Martine Besset


« Tu es gentil »
Le porte-bagages


Jeanne était assise face à sa tante, chacune à un bout de la table qui occupait la plus grande partie de la pièce. La tante Denise était de cette génération qui recevait dans la salle à manger: ni canapé, ni table basse, on s'asseyait à table à l'heure de l'apéritif, on s’en écartait un instant après le café, en repoussant sa chaise le temps que la maîtresse de maison emporte la vaisselle sale à la cuisine, et on s'en rapprochait à nouveau pour poursuivre la conversation, jusqu'au moment du départ. L’appartement n’avait pas changé, aussi loin que remontaient les souvenirs de Jeanne : elle avait toujours connu les livres dans la bibliothèque vitrée, la marine encadrée au-dessus du radiateur, le buffet Henri II qui semblait démesuré dans la pièce exiguë. Le décor avait été planté une fois pour toutes, immuable, non faute d'argent, mais plutôt par un manque pathologique de fantaisie, d'imagination, et parce que se séparer d'un objet, s’en procurer un nouveau, aurait entraîné d'insurmontables problèmes de logistique : mieux valait ne pas affronter de pareils soucis, la vie était déjà bien assez compliquée... 

Jeanne aimait beaucoup sa tante. Denise était certes extrêmement agaçante, se noyait dans un verre d'eau, manquait souvent de l'humour qui lui aurait rendu la vie moins pénible : cela avait au moins l’avantage d’émailler de fous rires complices les conversations entre Jeanne et son frère. Denise était la sœur cadette de leur mère. Les deux femmes avaient été très proches, et Denise était devenue depuis la mort de sa sœur une figure maternelle, dont sans doute Jeanne avait besoin. Elle allait donc visiter sa tante aussi souvent qu’elle le pouvait, tentant de manifester son affection tout en dissimulant son agacement : exactement la façon dont elle se comportait déjà avec sa mère... 

Chacune devant sa tasse de café   de la chirloute, aurait dit la mère de Jeanne qui avait comme Denise des ascendants ch’ti, mais aimait le bon café, alors que Denise, qui de toutes façons ne dormirait pas, évitait les excitants à partir de onze heures du matin —  elles bavardaient à propos de tout et de rien, la tante avec cette sorte de fébrilité des personnes habituées à vivre seules, que la présence d’un interlocuteur précipite dans de longs récits, agrémentés d’un luxe de détails, comme si le plaisir de raconter se doublait de la peur d’oublier quelque chose d’essentiel. Soudain Denise laissa échapper une sorte de petit cri, se leva en s’exclamant qu’elle avait failli oublier, et se dirigea vers sa chambre...Jeanne la regarda : sa tante avait vieilli, elle ne se déplaçait plus avec cette légèreté qui l’avait longtemps fait paraître plus jeune que son âge, son pas avait ralenti, ses gestes semblaient moins sûrs. Le cœur de Jeanne se serra : Denise était désormais la seule survivante de la génération qui l’avait précédée. Un jour, ce dernier rempart contre la mort s’effondrerait à son tour... 

Denise revint avec un paquet emballé dans du plastique. Elle expliqua à sa nièce qu’elle avait commandé aux Trois suisses deux soutiens-gorge d’un modèle dont elle avait l’habitude, mais qui cette fois, bizarrement, ne lui convenaient pas. Elle se souvenait qu’elles avaient toutes les deux les mêmes mensurations, elle allait donc les lui donner, ce serait plus simple que toutes les formalités à accomplir pour renvoyer le colis. Denise était toute contente de son idée, et déballait le paquet comme un représentant de commerce vantant sa marchandise. Jeanne, elle, était consternée : sur la table s’étalaient deux objets blancs et tristes, de la lingerie de vieille dame ayant depuis longtemps renoncé à plaire: des soutiens-gorge fait pour soutenir, non pour séduire...

Elle eut malgré elle un ricanement de mépris, dont elle se reprocherait longtemps la stupidité. Elle avait toujours aimé les dessous raffinés, la soie et la dentelle, et depuis quelque temps, redevenue amoureuse et aimée, elle en achetait plus que de raison. Elle n’avait pas l’intention de parler de cette rencontre à sa tante, mais ces soutifs de bonne sœur, non, impossible...Elle les repoussa : « Mais non, tata Denise, je ne les mettrais pas... ». Denise insista : « c’est ta taille, ils sont très bien, ça me rend service de ne pas les renvoyer... ». Jeanne se braqua : « Mais, tata Denise, je porte des choses plus...moins...plus sexy... ». Le mot lui échappa, qu’elle regretta aussitôt. Il renvoyait Denise dans les cordes, une femme usée, périmée, évincée définitivement du marché de la séduction. Jeanne se vit un instant dans les yeux de sa tante : une femme encore jeune, vaniteuse du désir qu’elle inspirait, face à une septuagénaire à jamais disqualifiée. 

« Qu’est-ce que je vais en faire, alors ? », murmura Denise, en rangeant les deux soutiens-gorge dans leur enveloppe de plastique. Ses épaules s’étaient affaissées, son menton tremblait un peu. Jeanne haussa les épaules, se leva, débarrassa la table des deux tasses vides et les emporta à la cuisine.  « Veux-tu qu’on aille faire un tour ? », proposa-t-elle.

La journée se déroula sans autre incident, elles bavardèrent en se promenant dans les allées du parc, Denise semblait avoir retrouvé son calme, elles passèrent un bon moment. Jeanne quitta sa tante en fin d’après-midi, et elles s’embrassèrent affectueusement.

 C’est plus tard dans la soirée que cette histoire de soutiens-gorge lui revint en mémoire, et qu’elle fut envahie par un désagréable sentiment de faute. Elle revit le menton tremblant de sa tante, et, la connaissant, imagina que celle-ci allait se faire une montagne de l’affaire : remplir le formulaire de réexpédition, emballer le colis, aller à la poste pour l’envoyer...Pourquoi n’avait-elle pas accepté le cadeau, aussi dérisoire et inutile fût-il ? Elle n’aurait eu qu’à fourrer le paquet dans un tiroir ou le donner à Emmaüs, sa tante aurait été contente, et on n’en aurait plus parlé. Pourquoi lui avoir compliqué la vie, et —  elle espérait se tromper — l’avoir peut-être blessée ?

Elle aurait pu, mais elle n’a pas fait : combien de ces petits méfaits se sont-ils accumulés dans notre relation à nos parents ? Et quand ils ne sont plus là, ces souvenirs continuent à nous poursuivre, indélogeables comme une épine enfoncée trop profondément dans la chair. Nous sommes rongés par la culpabilité de ne pas les avoir aimés comme il aurait fallu. Notre jeunesse, notre vanité ou notre ignorance ont perpétré des crimes minuscules, maintenant à jamais irréparables.

2 commentaires:

  1. Une famille est un assemblage inexplicable de ses membres, que le lien du sang (le terme lui-même fait rentrer l’irrationnel dans le tableau) rassemble dans un réseau de relations, intensifié ou détendu par la proximité ou la distance. L’affection avoisine le ressentiment, l’acceptation l’énervement, l’amour la haine. L’indifférence est rare. Etre de la même famille donne des droits forts mais flous.

    L’échange entre la nièce Jeanne et sa Tante Denise illustre un facteur aggravant dans les complications : la différence intergénérationnelle. Un groupe d’amis, de connaissances, appartient habituellement à la même génération, sont au courant des mêmes tendances et comportements.

    En revanche, la différence d’âge peut créer une tendresse de chaque côté de cette différence, les plus âgés témoins encourageants des difficultés des jeunes, ceux-ci touchés par la vulnérabilité des aînés.

    Pour Jeanne, sa tante peut à la fois montrer « un manque pathologique de fantaisie, d'imagination », mener une vie étriquée, par exemple en recevant ses invités seulement autour d’une table, sans fauteuils pour la conversation d’après-collation, en servant du mauvaise café – la raison n’étant pas précisée, soit de la parcimonie, soit une envie d’économiser ses sous, soit une incapacité à apprécier la qualité d’un bon café. Jeanne précise que sa tante « évitait les excitants à partir de onze heures du matin », en se permettant sans doute d’avancer l’heure de l’abstinence : l’exagération suit facilement l’agacement.

    Pour résumer, « Denise était certes extrêmement agaçante, se noyait dans un verre d'eau, manquait souvent de l'humour qui lui aurait rendu la vie moins pénible. »

    Et pourtant elle est une « figure maternelle », remplaçante dans ce rôle de la mère décédée de Jeanne – qui s’affole même à l’idée de perdre son dernier soutien maternant.
    L’incident des soutiens-gorges aiguise cette difficulté relationnelle, entre une femme encore « sexy » et une vieille femme qui a dû renoncer à la séduction. L’agacement frise la cruauté.

    Et la cruauté est suivie d’une culpabilité, une culpabilité familiale. La génération montante peut-elle éviter de dévaloriser ses aïeux ? Est-ce une étape nécessaire dans la déclaration d’indépendance : abattre les vieux en prenant leur place, puis passer la maturité à le regretter ?

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