14/08/2022

Petit Renne

 Martine Besset


...des mystères, des choses troubles...
  Charlie Pearson


La femme reprenait lentement son souffle. Elle essuya la sueur qui lui inondait le front, avec les longues mèches de cheveux, rêches comme du crin, que le travail avait collées sur ses joues. L’épreuve avait été pénible. Presque aussi longue et difficile qu’une chasse au bison...Elle était restée seule ; le reste du groupe était parti dès le matin, armé de flèches et de piques, le jeune Œil-d’Oiseau ayant raconté qu’il avait aperçu un troupeau de rennes paissant près de la colline la plus éloignée, celle qui recevait le soleil la dernière. Ils l’avaient laissée dans la grotte, couchée sur un amoncellement de peaux, avaient posé près d’elle une de ces lampes qu’ils avaient appris à confectionner de leurs aînés,  une pierre creuse emplie d’huile de renne où une baguette de genévrier servait de mèche. Elle était couchée dans le fond obscur de la caverne, mais en apercevait néanmoins l’ouverture, laissant pénétrer  la lumière d’une belle journée de la saison en cours, celle qui suivait les chaleurs et précédait les grands froids. Un groupe d’enfants, trop jeunes pour participer à la chasse, s’ébattaient bruyamment près de l’entrée.

C’était fini, maintenant. Elle se détendait, allongée sur les peaux souillées. Elle avait senti longtemps l’orage gronder dans son ventre, lui coupant parfois la respiration, puis l’enfant avait glissé d’entre ses cuisses, et elle avait coupé d’un silex bien taillé le cordon qui le rattachait encore à l’intérieur de son corps. Elle l’avait couché près d’elle, puis l’avait examiné : un petit mâle aux poings serrés, la bouche grande ouverte sur un cri. Elle l’avait doucement nettoyé des viscosités qui engluaient son corps vigoureux, avant de le poser sur son ventre vide, où il s’était endormi.

C’était son premier enfant, le premier sans doute d’une série dont la longueur dépendrait de sa force à elle, qui avait déjà connu quinze fois la répétition des quatre saisons, et qui n’en avait sans doute plus autant à vivre...Cette pensée, qu’elle ne faisait qu’approcher, lui fut comme un vertige. Comme si elle se tenait au bord d’un trou sans fond, dont elle ne pourrait jamais évaluer la profondeur. Des idées passaient en éclair dans son esprit, sans qu’elle pût les arrêter, des choses informes évanouies aussitôt que nées.

Alors, posant précautionneusement le petit homme endormi sur une peau épaisse, près de la chaleur de la lampe, elle se leva péniblement, mue par l’étrange besoin d’en dire quelque chose, avec les outils à sa portée. Sur les parois qui l’entouraient, plusieurs membres du groupe avaient tracé des figures : des rennes, des bisons, des chevaux, tous ces animaux qui peuplaient l’extérieur de leur grotte et dont leur vie dépendait. Elle ne s’était jamais essayée à les imiter, trop occupée par la chasse, la cueillette des baies, le feu, la préparation de la nourriture... A ce moment précis, juste après la naissance de son premier petit, dans la solitude de la caverne, elle se sentait poussée par une volonté plus grande qu’elle, qu’elle n’avait encore jamais connue.

Elle trouva les pierres dont elle avait vu les autres se servir, s’accroupit face à un grand morceau de paroi nue et sèche, en apprécia la surface de sa main rugueuse, puis traça un trait, avec un morceau de pierre noire : un beau trait courbe et assuré, qu’elle prolongea le long d’une fissure. C’était facile, finalement...Un sourire découvrit ses longues dents jaunes et un grognement de plaisir lui échappa. Alors elle oublia le temps qu’elle allait y passer, la douleur qui tirait encore le bas de son ventre, et même le petit homme qui dormait à quelques mètres. Sa main traçait des points, des lignes, sans qu’elle eût conscience de la diriger, elle troquait parfois une pierre contre une autre, la noire remplaçant la jaune puis la rouge, au plus près de l’image qu’elle avait en tête, jusqu’à ce qu’apparaisse sur la paroi le dessin d’un renne, presque aussi grand qu’un vrai, avec son œil humide, son pelage couleur d’ambre, et le doux renflement de son ventre. Il lui sembla que le dos de l’animal aurait mérité d’être moins creux, parce qu’une saillie de la roche avait à cet endroit fait dévier légèrement sa main. Elle traça une autre ligne, plus droite, deux doigts au-dessus de la première, puis alla chercher la lampe à huile pour mieux apprécier le résultat de son travail. Comme elle faisait bouger la lumière de haut en bas, l’ombre mouvante de la saillie de roche sur la paroi créait une sorte de mouvement : le renne semblait respirer. Elle ouvrit la bouche de surprise, puis lâcha un nouveau grognement de plaisir. Elle était satisfaite, comme après une chasse réussie, et son cœur se gonfla : que ce renne  les protége, elle et son petit encore si vulnérable, et leur fournisse la viande, la peau et la graisse dont ils avaient besoin ! 

Cet enfant qui venait de sortir d’elle, elle l’appellerait Petit Renne... Comme pour donner plus de poids à sa décision, elle reprit les pierres de couleur, et dessina un petit, tout petit animal aux pieds du premier, un animal en tous points conforme au plus grand, mais qu’une anfractuosité de la roche pouvait cacher à un regard inattentif. Personne ne faisait cela, ils avaient tous avant elle dessiné sur les parois de leur grotte des animaux de grande taille, pour dire la dignité de ces créatures à qui ils devaient tout. Etre la première à oser cela, imaginer la surprise du groupe au retour de la chasse, déclencha un nouveau rire de plaisir. Tout le temps qui lui restait à vivre, elle saurait ainsi qu’elle avait fait ce dessin le jour de la naissance de son premier enfant, et elle pourrait lui montrer à tout moment l’animal à l’origine de son nom. Elle rejoignit Petit Renne et l’accrocha à sa mamelle. 

L’été 2022 n’en finit plus de cuire le paysage. Un flot de visiteurs s’engouffre dans le bâtiment de béton et de verre de Lascaux 4. Parvenus dans la grotte admirablement reconstituée au millimètre près, tous sont muets d’émotion face aux animaux que des mains anonymes ont su rendre si vivants, vingt mille ans auparavant...Une petite fille, émerveillée, tire sa mère par la main, et chuchote : 

- Pourquoi le guide parle toujours des hommes qui ont fait ces dessins, les femmes aussi elles savaient dessiner, non ? 

- Bien sûr, ma chérie...

La fillette montre alors du doigt une petite fissure de la paroi :

- Celui-là, je suis sûre que c’est une femme qui l’a fait...

- Pourquoi ?

- Parce qu’elle a dessiné son bébé, là, regarde...

2 commentaires:

  1. Très joli texte, très délicat et plein de sensibilité. Il nous rappelle, à nous les mâles, que nous ne sommes pas le centre du monde.

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  2. Quand je racontais une histoire à mes enfants à l’heure du coucher, je les voyais tout de suite captivés. Peu importaient le sujet, les personnages. C’était plus qu’une façon distrayante de terminer la journée : cela les fascinait d’entrer dans la vie d’autres qu’eux-mêmes, de vivre leurs aventures.

    Seulement, il ne fallait pas charger l’histoire conte de réflexions philosophiques ni moralisatrices, ni utiliser un langage fleuri ou imagé. A la rigueur, je pouvais infliger à mon petit public des touches personnelles, telle la princesse qui, inévitablement, s’éveillait dans son lit à baldaquin, prenait sa couronne sur la table de chevet, s’habillait et descendait prendre le petit déjeuner que lui préparait la reine. Ils ne l’acceptaient que par indulgence pour cette lubie de leur père-raconteur, et attendaient surtout la suite. Le conte.

    Il s’agissait d’un auditoire enfantin ; mais l’envie persiste chez les grandes personnes, celle d’écouter – ou de lire – une histoire dans laquelle ce qui compte est ce qui se passe. Cet instinct primitif est plus fondamental que l’envie de lire des romans où le style, les images et les tournures recouvrent et approfondissant le simple récit des faits.

    Petit Renne est d’une rigueur exemplaire dans ce sens. L’histoire plonge le lecteur dans la préhistoire sans s’attarder sur le contexte social, paléologique, même économique, sans créer une ambiance en détaillant le lieu, même sans placer la très jeune mère dans un cadre familial.

    Le texte ne donne que les informations nécessaires pour suivre les événements. La jeune femme vient d’accoucher, et seuls quelques détails font comprendre au lecteur que la naissance a lieu dans la période préhistorique : la chevelure de la mère, son jeune âge, sa conscience qu’à quinze ans elle aurait déjà vécu plus que la moitié de sa vie ; aussi le fait qu’elle ait été laissée seule pour accoucher, sans avoir besoin d’aide, ni une présence réconfortante. Les autres sont partis chasser, la grande affaire de ceux qui devaient obtenir de quoi manger chaque jour. L’accouchement, pour épuisant qu’il ait été, n’a été que « presque aussi longue et difficile qu’une chasse au bison… »

    Sans en faire un exposé, Petit Renne fournit l’histoire complète de l’accouchement, de « l’orage qui grondait dans son ventre » à l’examen du petit mâle, poings serrés.

    Ce qui distingue cette naissance est la pulsion qui pousse la nouvelle mère à prendre les pierres qu’utilisent les hommes pour dessiner les rennes dont la communauté dépend, et à faire son propre dessin. Est-elle seule à faire ainsi ? Le lecteur peut penser qu’il s’agit, non pas d’une soudaine envie fortuite, mais d’un soubresaut de l’évolution. Une femme a envie d’ajouter à sa tâche de base de l’époque, la régénération du groupe, un geste artistique, c'est-à-dire superflu en termes pratiques, mais qui constituera un pas vers l’approfondissement des expériences quotidiennes. Il est marqué par la capacité à prendre de la distance, créer un monde imaginé à côté du monde réel.

    A la différence des hommes qui ont dessiné sur les murs de la grotte, cette mère sent le besoin d’ajouter, aux dessins des grands animaux qui sont chassés, le bébé du renne qu’elle vient de dessiner. Le dessin n’est plus un rituel : il apporte une nouvelle conscience, celle du cycle de la vie. L’art prend la relève de la maternité.

    Soudain, un saut déroutant de vingt mille ans. C’est le présent, on parle canicule, les visiteurs remplissent la reproduction de la vraie grotte de Lascaux. Une petite fille, déjà féministe aux côtés de sa mère, observe le bébé renne aux pieds de sa mère et, en y identifiant la main d’une femme, se relie vertigineusement à l’enfant-mère du passé lointain : l’artiste a été accueillie et appréciée par l’observatrice. Petit Renne est né et mort ; l’image qui le représente vit encore.

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