14/08/2022

La peur de ma vie

Denis Mahaffey


"un effet étrange"
Le pouvoir des mots

Reprendre le long chemin vers le royaume absolu des nuits d’un enfant, jusqu’à me remémorer la peur de ma vie. Je devais avoir entre sept et dix ans.

Ça remonte la petite rue droite bordée de platanes qui débouche directement en face de ma maison (comme disent les enfants). Sur un char plat avec quatre épaisses roues de bois, poussé par des acolytes, comme dans les films où des esclaves construisent les Pyramides, la créature difforme est accroupie.

De longs pansements de gaze enveloppent son corps sans bras ni jambes ; la tête, et même son visage, sont cachés par ces bandes. Elles sont ensanglantées. La créature est mutilée, l’a été à la guerre.

Je sais, sans savoir comment je le sais, que cet être monstrueux a incorporé l’identité de mon oncle Norman. Je garde un souvenir de la bienveillance de ce cadet de la fratrie de ma mère, mais je l’ai à peine connu car, quelques années après un accident de moto, il est mort à vingt-quatre ans d’épilepsie, à l'asile.

Le char atteint l’artère, la traverse au pas. Arrivée devant la maison la créature poursuit son chemin, sans le char. Elle commence à gravir le long perron – deux volées de douze marches séparées par un palier. Sans jambes ? Oui, mais elle progresse au ralenti, une masse en mouvement.

Nous attendons en haut du perron, ma mère, mon frère aîné Derek, et moi, dans le petit espace carrelé qui sépare la porte d’entrée ouverte d'une porte intérieure vitrée, qui est fermée.

Comment décrire la peur ? Un rétrécissement intérieur qui comprime les poumons, le cœur, l’estomac, les boyaux. Un vent dans les nerfs. Un hurlement silencieux qui englue l’ouïe. Un abîme qui tire les pieds vers un vide sans fond. La peur dans la tête agresse le corps.

Le monstre avance encore, sans empressement. Il sait qui nous sommes.

L’effroi freinant nos mouvements, nous nous traînons vers le couloir derrière la porte vitrée, et entrons dans le salon à gauche.

Que peut-il nous faire, le monstre ? Nous tuer. Mais nous tuer ne serait que la première étape.

Ma mère réagit, pour sauver ses enfants. Elle se met devant nous, saisit le tisonnier en laiton de la cheminée, s’accroupit à moitié, les genoux écartés, peut-être pour paraître plus conséquente, et brandit son arme en direction du monstre.

Elle ne pourra pas le tuer car, sous ses pansements de gaze tachés de sang, il est déjà mort. Mais elle veut nous pousser, l’un puis l’autre, dans la cheminée en faïence. Nous devrons grimper, elle nous suivra. Nous émergerons en haut dans la lumière salvatrice et partirons avec elle, flottant dans les cieux, vers le Paradis.Nous y arriverons morts. Morts mais sauvés.

Et là, devant la cheminée en faïence, je m’éveille dans mon lit.

Je n’ai pas raconté mon cauchemar, mais c’est à partir de cette nuit-là que j’ai ajouté un supplément au rituel à observer au coucher. Après le Notre Père et une liste dressée par ma mère des membres de la famille pour lesquels je priais Dieu, je prenais un ton plus urgent : « Ne me donne pas de mauvais rêves ». Je répétais la phrase jusqu’à cinquante fois. Elle n’était pas exaucée : mes cauchemars étaient fréquents, mais sans atteindre l’horreur de la créature aux pansements de gaze. Une seule fois j’ai revu son char de l’autre côté de notre rue. J’ai pu m’éveiller aussitôt.

Je n’en ai parlé que longtemps après, pendant une de ces discussions où chacun raconte ses rêves, ou attend impatiemment que les autres finissent de débiter leurs fadaises.

Enfin, ici, je le mets en mots écrits, comme un modeleur qui se décide enfin à transformer de l’argile en sculpture de bronze.

La longue peur a disparu, heureusement. En écrivant, je me pose une question. Si au lieu de fuir j’avais abordé le monstre et arraché les bandelettes autour de sa tête, qu’aurais-je découvert : un visage d’épouvante, ou les traits de mon pauvre jeune oncle, mort parmi les fous ? 


2 commentaires:

  1. Réveiller les cauchemars de l'enfance... Belle ambiance dans ce texte. On s'y croirait... brr... cela fait peur !

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  2. Martine Besset écrit :

    Une créature à peine humaine, sans visage ni membres, enveloppée de bandages sanguinolents, s’avance lentement vers deux enfants sidérés par l’effroi, dans l’intention manifeste de leur faire subir l’inimaginable...Tous les ingrédients d’un épouvantable film d’horreur sont réunis, mais c’est un cauchemar nocturne de l’enfant qu’il fut qu’évoque l’auteur. Un cauchemar qui ne s’est répété qu’une fois, mais qui semble avoir empoisonné pendant longtemps le rituel de son coucher.

    Tout ce qui terrorise un jeune enfant est présent : la difformité, le sang, la blessure, l’absence de visage qui rend impossible d’identifier la créature. Elle est d’ailleurs désignée d’emblée par le pronom « ça », qui renvoie le lecteur au roman terrifiant de Stephen King, et au ça de la psychanalyse, ce réservoir inconscient de pulsions où grouillent les pires désirs, tel que l’a décrit Freud.

    A y regarder de plus près, les choses se compliquent, faisant de ce rêve horrible autre chose que l’expression d’une terreur enfantine.

    On y retrouve une trace de la guerre, qui a livré son lot de blessés et de mutilés, dont le narrateur a peut-être beaucoup entendu parler dans la prime enfance.

    Le monstre est décrit comme ayant « incorporé l’identité de l’oncle Norman ». Ce côté démoniaque est déjà inquiétant en soi, mais peut-être moins que le destin de ce jeune oncle, victime d’un accident de moto puis mort épileptique à l’asile : on peut imaginer qu’en ces temps perturbés et lointains, le jeune Norman ait été moins soigné qu’achevé par la psychiatrie encore balbutiante d’alors. Et que sa triste fin ait fait l’objet de récits familiaux peu conformes à la réalité, ou ait au contraire été scellée par le poids d’un lourd secret.

    Les enfants terrorisés sont protégés par leur mère, prête à frapper la créature avec l’arme dérisoire qu’elle a sous la main, et à couvrir la fuite de ses fils par la cheminée. Voilà une bien belle héroïne à qui ses enfants peuvent accorder toute leur confiance...

    La mort est omniprésente : celle de la créature, qui n’est plus vivante, malgré son inexorable cheminement, et celle des trois protagonistes, qui savent pertinemment ne pas pouvoir y échapper, mais croient encore au salut de leurs âmes, puisque le paradis les attend à la sortie de la cheminée. Un paradis que la quotidienne prière du soir les aura sans doute aidés à gagner...

    Ainsi, le souvenir d’une guerre récente, la toute-puissance de la mère, le jeune oncle entouré de mystère, la religion si prégnante dans une enfance irlandaise du milieu du siècle dernier, sont-ils inextricablement tissés dans le scénario de ce cauchemar. Un bel exemple de condensation, comme disent les psychanalystes...

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