20/06/2022

Le pouvoir des mots

Martine Besset


« Nous voilà ! On y est ! »
La gifle


La scène commence sur le parking d’une concession automobile de marque étrangère et cossue, et réunit trois personnages : un couple bon chic bon genre, que nous nommerons Monsieur et Madame, et un jeune vendeur, gel dans les cheveux, costume près du corps et fausse Rolex au poignet, qui pourrait se prénommer Kevin ou Jordan, que nous appellerons le vendeur.

Monsieur et Madame, enfin surtout Monsieur, sont venus essayer un modèle qui fait rêver Monsieur, et dont il rebat depuis quelques semaines les oreilles de Madame, qui s’en moque un peu, parce que pour elle une voiture sert surtout à se déplacer, et qu’elle n’est pas sûre de voir ce qui distingue  les modèles, au point d’à peine reconnaître sa propre auto sur les parkings trop peuplés. Monsieur s’assoit au volant, ravi mais un peu stressé, Madame s’enfonce à côté de lui dans une odeur de cuir neuf, et le vendeur s’installe à l’arrière, un sourire dégoulinant d’amabilité mercantile sur le visage. Monsieur démarre dans un silence religieux, et voilà notre trio dans la circulation urbaine, puis sur les routes de campagne. Monsieur, d’abord un peu nerveux, se détend peu à peu ; la voiture, sujette à quelques soubresauts dans les premiers kilomètres, a vite adopté une allure régulière. Le dialogue peut commencer entre les deux hommes :

-  Le vendeur : vous aviez déjà conduit une boîte automatique ?

-  Monsieur : oui, mais il y a longtemps…

-  Le vendeur : vous avez la possibilité de rester en mode urbain, mais vous avez aussi le mode sportif ; déplacez la tirette, là, sur votre  gauche…

-  Monsieur : celle-ci ? Ah, en effet…on sent la différence…question de couple, non ?

-  Le vendeur : oui, là c’est plus serré, forcément…et comme vous avez un ESP avec ASR…

-  Monsieur : avec le moteur TSI ?

-  Le vendeur : le TSI et le TDI !

-  Monsieur : oui, mais si le couple est élevé, la consommation aussi, je suppose ; là, à cette allure, je suis à combien ?

-  Le vendeur : là, vous êtes à un petit 12 litres…

Madame jette un regard affolé à Monsieur, qui lui est aux anges, arborant le sourire béat qu’il a dû avoir à huit ans devant le train électrique de ses rêves.

-  Le vendeur : et vous avez de toute façon le BAS…

-  Monsieur : avec fonction hold ?

-  Le vendeur : bien sûr, vous devez le sentir, la réponse de la route est plus rapide et plus précise…

Madame, qui avait cru jusqu’alors, sans doute naïvement,  que c’était le conducteur qui répondait à la route et pas l’inverse, serre les fesses sur son siège tout cuir chauffant. Le sabir incompréhensible utilisé par ses deux compagnons a sur elle un effet étrange, elle a un peu l’impression de jouer dans un film dont le dialoguiste est payé au rabais.

-  Le vendeur : d’ailleurs, vous avez le différentiel EDS, et la technologie FSI…

-  Monsieur : ah oui, qui a remporté plusieurs victoires au Mans…

-  Le vendeur : exactement, et le système d’amortissement piloté DCC est sur le modèle de série...

-  Monsieur : les feux sont à LED ?

-  Le vendeur : à LED et multidirectionnels…

-  Monsieur : et les jantes ? 18 pouces ?

-  Le vendeur : non, 17…

-  Monsieur : ah bon, comme sur la mienne, alors !

-  Le vendeur : ah, vos avez du 17 ? Des pneus 255 alors ?

-  Monsieur : eh oui…on le sent passer quand on les remplace !

Le vendeur émet un petit gloussement complice, et se penchant vers Madame, qui se sent gagnée par le fou rire, lui murmure, l’index levé: « le ciel de pavillon existe aussi en gris… ».

Le ciel de pavillon ! Madame n’a pas la moindre idée de ce que cela peut être, mais ce ciel de pavillon l’enchante, qui fait brusquement entrer un peu de poésie dans ce dialogue entre monomaniaques. Un ciel de pavillon ! Ces quelques mots, elle ne sait pourquoi, lui font venir en tête une scène japonisante, des cerisiers en fleurs, des écharpes de brume sur des étangs, des sommets enneigés émergeant de nuages teintés par le couchant, des silhouettes féminines ceinturées de soie...Un parfum suave s’échappe d’une théière fumante, sur une table basse, dans le silence d’une pièce presque nue aux parois mobiles. Un ciel de pavillon gris ? Pourquoi pas rose, comme les fleurs si délicates ornant sa tasse de porcelaine translucide? Ou un subtil camaïeu de verts ? C’est si joli, ces couleurs d’aquarelle, qui teintent d’un rien les nuages cachant la montagne, suggèrent d’un trait de pinceau une barque glissant à la surface de l’eau...L’arrêt de la voiture revenue sur le parking de la concession ne la tire qu’à moitié de sa rêverie extrême orientale. Le vendeur lui ouvre la portière, impatient de recueillir le témoignage de son enthousiasme. Madame regrette qu’il ne soit pas capable de lui réciter des haïkus. La voiture ? Mon Dieu, oui, la voiture...Elle l’avait oubliée, elle ne voit pas du tout ce qu’elle pourrait en dire...Alors, pour être aimable, et parce qu’elle aimerait tant rester encore un peu sous les cerisiers en fleurs, elle sourit : « j’ai beaucoup aimé ce petit voyage...Ce doit être si beau, le Japon... »

Le vendeur interloqué  considère une seconde le logo prouvant que  la berline a été fabriquée outre-Rhin, émet à tout hasard un petit rire poli et commercial, pense par devers lui que les femmes ne comprennent décidément rien aux bagnoles, et que de surcroît celle-ci doit être un peu cinglée...Il se tourne vers Monsieur : avec lui, au moins, les mots ont un sens.


2 commentaires:

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  2. La théorie des genres, qui provoque à présent tant de bruit et de fureur, ne peut guère être éludée dans une lecture critique d’un document présentant avec ironie les stéréotypes sexuels, le jeune Vendeur vénal prêt à tout pour vendre une voiture, Monsieur le client prêt à tout pour faire croire qu’il est un érudit des moteurs à combustion, Madame son épouse prête à tout pour échapper à leurs échanges en fantasmant sur le Japon.

    Deux hommes qui s’affrontent, même en étant d’accord sur tout : chacun abonde dans le sens de l’autre, mais avec une motivation bien différente : le vendeur doit prouver (à ses supérieurs) son agressivité commerciale, reflétée dans les chiffres de ventes ; Monsieur doit tenir tête en réagissant aux informations techniques en connaisseur ; Madame qui – avec un soupir ? – laisse ces deux garçons s’impressionner (espèrent-ils) et se laisse rêver de paysages exotiques, déclenché par la remarque du Vendeur pensant que seul le décor intérieur pourrait intéresser Madame.

    ……

    Après ces deux paragraphes, pourtant, ce critique se rend compte du manque de pertinence entre la situation présentée et ses propres références aux théories des genres. L’intention de scruter les comportements souvent identifiés comme « typiquement mascul-/fémin-ins », et de visualiser d’autres comportements pour ce trio qui s’identifie, deux comme hommes, l’autre comme femme, n’apporte que peu d’éclaircissement à un écrit qui entend surtout relever l’absurdité des échanges entre le Vendeur et Monsieur, et le bon sens de Madame qui les laisse parler et se refugie dans son imagination.

    D’où est venue l’idée d’examiner le comportement des protagonistes sous cet angle ? Et là, ce critique doit admettre combien il est lui-même prisonnier des préjugés paresseux concernant l’identification sexuelle.

    Sachant que l’auteure est une femme, il s’était demandé « Comment a-t-elle réussi à maîtriser le vocabulaire technique utilisé entre le Vendeur et Monsieur ? » Plusieurs suppositions, dont aucun ne l’honore : elle aurait bûché longuement sur les subtilités techniques des autos modernes ; elle aurait simplement – comment l’écrire sans être gêné de trahir la vraisemblance ? – demandé à son époux de la renseigner, ou même de s’occuper de ce dialogue.

    Il y a une autre possibilité : les échanges entre les deux hommes n’auraient aucun fondement dans les réalités technologiques automobiles. Simplement, le critique, qui s’identifie comme homme, présente quelques lacunes par rapport au vocabulaire spécialisé qu’un « homme » est censé imbiber avec le lait maternel.
    Voilà, à la fin de cette lecture critique, les guillemets qui touchent enfin à la notion des genres.

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