20/06/2022

Charlie Pearson

 Denis Mahaffey


Les Egyptiens de l’Antiquité pensaient qu’une personne mourait deux fois : la première, quand l’âme quittait son corps, la seconde, la dernière fois qu’un vivant prononçait son nom...
Les paniers à salade


J’habitais une des grandes voies qui montaient fièrement du creux du centre-ville mais déclaraient forfait devant les pentes raides des hauteurs. Charlie Pearson habitait de l’autre côté de la rue, presque en face. Nous fréquentions le même établissement scolaire voisin, mais il avait un ou deux ans de plus que moi, une barrière qui faisait qu’il ne me reconnaissait pas personnellement.

En dehors des salles de classe, les élèves du lycée formaient une masse assez anonyme. Il était mal vu de sortir du lot, d’avoir une réputation – seuls les sportifs jouissaient d’un prestige que ne partageaient pas ceux qui brillaient seulement en classe. Une mauvaise réputation passait aussi, celle des quelques harceleurs, ou mal embouchés, ou fumeurs.

Charlie Pearson faisait exception à cette règle car, sans être ni sportif ni mauvais garçon, il avait une réputation, à l’école comme dans la rue, qu’il paraissait porter avec indifférence.

Il avait même un surnom révélateur. En parlant de lui, on disait « Charlie la Chochotte »(*).

Il était efféminé. Nous ne connaissions pas ce mot : ce que nous voyions c’était que Charlie, au corps solide de garçon, n’en disposait pas comme son statut de mâle lui en donnait le droit. Cela se voyait dans sa démarche soigneusement gracieuse, son port de tête altier, ses gestes délicats. Il tenait les bras près du torse, ses pieds ne s’écartaient guère d’une ligne droite. Il gardait les sourcils légèrement levés, comme pour mieux toiser un monde qui manquerait de tenue. Il ne regardait pas ceux qu’il croisait, peut-être pour éviter d’être interpellé. Il était toujours seul.

D’autres garçons couraient, galopaient, sautaient, se bousculaient, s’agitaient ; ils s’avachissaient ; ils parlaient haut, riaient aux éclats, ou hurlaient ; même les réservés avançaient comme si tout l’espace autour leur appartenait.

Charlie ne prenait que l’espace qu’occupait son corps. Seulement, sa dégaine maniérée générait un champ d’attraction, visible dans les regards qui le suivaient ou qu’échangeaient leurs auteurs. Ils souriaient, mais en pinçant les lèvres, comme pour nier qu’ils étaient concernés.

Que pensaient les filles ? Je n’ai jamais entendu un mot de leur part à son égard. L’anomalie les concernait certainement moins que les garçons, tenaillés par leurs anxiétés masculines.

Est-ce que sa façon de vivre lui a attiré des ennuis, valu des agressions ? Je ne sais pas : ressortir Charlie du passé révèle la minceur de mes observations. Apparemment il suffisait à ses critiques de le tenir à distance, le charger de leur mépris. La société locale, prise dans ses violences existentielles, n’avait pas besoin de lui comme souffre-douleur, seulement comme objet de dérision.

Ecrire est souvent un moyen de faire des découvertes, par l’exigence de clarté que cela impose. En examinant de près Charlie Pearson, et le contexte de la vie de chaque côté de la grande voie bloquée par les collines, je n’ai découvert que des incertitudes, des mystères, des choses troubles. Ce que j’ai tiré de la non-relation entre lui et moi est, je l’ai appris en écrivant, à moitié observé, à moitié fantasmé.

Que racontait-on de Charlie ? Un garçon m’a confié un jour, comme s’il pointait un dysfonctionnement de la Nature : « Charlie Pearson fait de la broderie ». En écrivant ces mots je me pose une question. Qui l’a appris – ou inventé – et par quelle agence l’information – ou la rumeur – a-t-elle été disséminée ?

Si je le croisais aujourd’hui, je l’aborderais, lui dirais « Charlie, je me permets de te parler. » Je voudrais m’entretenir avec lui de la voie que chacun de nous a prise dans la vie. Nous nous dirions comment, sur cette voie, nous avons fait face aux pentes raides qui nous attendaient.

(*) En anglais il était « Sissy ». Son nom de famille a été changé.


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