17/04/2022

La gifle

 

« après tout, qu’est-ce qu’on sait de son enfant ? »
Promesse tenue


 

Mon père m’a giflé. A cause de mon frère.

Petit port de pêche et station balnéaire, Portrush – Port Rois en gaélique, qui signifie « port du promontoire » - occupe une pointe étroite longue d’un kilomètre sur la côte nord de l’Irlande, comme un index indiquant la route à prendre pour aller au Pôle Nord. Trois rues parallèles traversent la ville, entre la gare et le cap rocheux de Ramore. Cette avancée surplombe une rangée de maisons, mitoyennes mais chacune différente, avec vue, non pas sur la haute mer, mais obliquement le long de la côte ; anciennement élégantes, elles sont devenues pensions de famille et petits hôtels pour les touristes qui assaillent Portrush en été et le laissent à ses habitants, c'est-à-dire quasiment vide, en hiver.

Enfant, j’y allais en famille, toujours en août. Ces vacances annuelles ont laissé un album de souvenirs forts, mais dans le désordre : les étés s’y mêlent, se confondent jusqu’à se contredire. Quand mon frère aîné fréquentait les filles de Portrush, était-ce avant de chercher avec moi les petits crabes fragiles piégés par la marée dans des creux de rochers, ou après ?

Cette aventure d’été avait une préface quelques semaines avant chaque départ, quand ma mère m’amenait en reconnaissance. Nous prenions le train dans la grande ville et, arrivés à Portrush, allions à pied choisir l’une ou l’autre des pensions, selon les disponibilités et l’aspect des chambres. Il nous en fallait une grande avec deux lits doubles.

Avec mon père, les déplacements étaient différents, en deuxième et non pas troisième classe dans le train, puis par taxi hélé à la gare pour nous transporter avec nos bagages jusqu’à la pension élue. Nous nous y installerions pour quinze jours. Je ne vous dis pas le bonheur qui me brûlait à chaque fois (mon frère, déjà presque adolescent, se devait d’être indifférent : quand je lui ai dit en aparté dans l’escalier « Nous voilà ! on y est ! » il a répondu dédaigneusement « Tu crois m’apprendre quelque chose ? »).

Nous dormirions tous les quatre dans la chambre, les parents dans un lit, nous dans l’autre. Moi contre le mur comme une épouse, lui à l’extérieur comme l’homme de la maison. Etre l’aîné apportait des charges, mais aussi des privilèges.

Ce que je préférais, en m’éveillant le matin, c’était rester au lit et regarder mon père se raser, avec une cruche d’eau chaude apportée par une femme de chambre. J’étais toujours intrigué : il se badigeonnait le bas du visage avec de la mousse puis l’enlevait avec un rasoir, comme s’il tondait le gazon. Bande par bande, son visage réapparaissait. Il rinçait souvent le rasoir.

Le soir, quand ils nous avaient couchés, nos parents allaient parfois faire une petite balade, montant toujours en haut du Cap Ramore pour un dernier regard sur les rochers en bas battus par les vagues, et vers les vastitudes de l’Atlantique du Nord.

Ces soirs-là, celle des femmes de chambre qui était de service devait venir vérifier que nous allions bien, nous border s’il le fallait. J’observais leurs passages et me rendais compte que, tous les trois jours, c’était Lily qui venait nous voir. Elle était si belle à mes yeux, si gentille, que c’était le coup de foudre, je l’aimais. J’ai fait un dessin avec des carrés de différentes couleurs, les plus soutenues et lumineuses de ma boîte de crayons. Quand Lily était attendue, j’écartais la possibilité de la rater en accrochant mon papier, le « Réveil-Lily », au-dessus du lit. Ses couleurs éblouissantes m’empêcheraient de dormir. C’était la théorie ; dans la pratique, le Réveil-Lily pouvait briller de tous ses feux, c’était en vain : mes yeux étaient le plus souvent déjà fermés.

Un matin je me suis réveillé à moitié écrasé par le corps de mon frère encore endormi. Je l’ai poussé énergiquement, et il… est tombé du lit.

Sa chute a éveillé les parents. Mon père s’est levé, a pris mon frère dans ses bras et l’a déposé dans leur lit. Puis il est revenu et m’a giflé – seule ma tête était accessible au-dessus des couvertures. La gifle m’a fait mal ; elle m’a surtout choqué, désorienté, elle m’a paralysé, comme si ma tête était plongée et tenue dans de l’eau glaciale.

Une gifle s’attaque à la partie la plus publique du corps, mais qui reflète aussi les aspects intimes de la personne.  Un coup de poing est une agression violente et même dangereuse ; une gifle est un geste humiliant, et qui viole l’intégrité personnelle.

Je n’ai pas pleuré. Je suis resté seul dans le lit, face à la douceur et la chaleur qui entouraient mon frère – déjà mi-endormi entre ses parents (qui étaient les miens aussi, mais qui ne voulaient pas de moi). Je n’avais pas de défense à offrir.

Dans la journée nous nous sommes promenés le long de la plage occidentale, une des deux qui encadrent d’or le promontoire de Portrush, comme si la gifle n’avait pas eu lieu. Je l’avais oubliée aussi, n’en tenais pas rigueur à mon frère ; n’étions-nous pas compagnons de jeu, adversaires, rivaux, complices, joints dans la relation fraternelle si fondamentale qu’elle s’accommode de tous les écarts, peut s’aigrir, peut se casser, sans altérer le partage des mêmes origines ?

En rentrant le long de la plage vers Portrush, mon frère et moi courions et sautillions et nous éclaboussions exprès dans les vaguelettes qui s’éteignaient sur le sable. L’ambiance familiale était restaurée.

Je n’en pas gardé de rancune non plus envers mon père. Mais la gifle qu’il m’a mise s’est nichée comme un coucou dans ma mémoire, sa soudaineté figée. Elle m’a appris une fois pour toutes la sensation, que peut avoir un enfant esseulé, que Dieu a détourné sa face de lui.

[Derek Mahaffey, juin 1934 – févr. 2022]

1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    « Mon père m’a giflé. A cause de mon frère » : les deux courtes premières phrases du texte, redoublant le titre, sont écrites au passé composé, temps exprimant l’accompli, mais sans précision sur le moment de l’action, et de son éloignement dans le temps. Le lecteur peut penser que la gifle est récente, que le narrateur en est encore tout retourné, sa joue encore brûlante.

    Or la gifle en question remonte à l’enfance...Cet incipit dit la cruauté de la marque qu’elle a laissée dans la mémoire.

    Cruelle, cette gifle l’est doublement. D’abord, elle est injuste, puisque le narrateur n’est pas coupable, ou si peu, de la chute de son frère hors du lit, et qu’elle a été administrée sans aucune explication préalable. Ensuite, elle vient brutalement rompre le rythme harmonieux de vacances tant attendues, et vécues jusque là avec bonheur.

    De la part du père, elle a peut-être été un simple geste d’agacement, face à une grasse matinée bruyamment interrompue ; ou un réflexe de peur rétrospective suscitée par le bruit de la chute du corps du frère sur le sol. Mais pour l’enfant qu’était alors le narrateur, un abîme s’est ouvert : le voilà brusquement exclu de l’amour de ses parents, comme l’oisillon en devenir que le coucou a jeté hors du nid pour s’y installer.

    Pourtant, quelques heures après, la vie a repris, les habitudes estivales de la famille se sont répétées comme si rien n’avait eu lieu. Entre les deux frères, la gifle est déjà devenue un événement parmi tous ceux qui ont tissé leur relation, faite depuis l’origine d’ambivalence, rien n’a rien changé fondamentalement.

    Rien, vraiment ? Quelque chose d’inouï, pourtant, est advenu : cette gifle a été pour le narrateur sa première expérience de la solitude. Une solitude absolue, hors du regard parental et de celui de Dieu. Une exclusion loin du monde qu’il avait connu jusque là, et par lequel il se sentait protégé. Un abandon sans remède...Et dont les autres protagonistes de l’histoire n’ont jamais eu la plus petite idée...Cette gifle est à ce titre une expérience fondatrice.
    Une autre petite musique se joue également, en sourdine...Comment et pourquoi le frère aîné s’est-il retrouvé jeté du lit ? Dans son sommeil, il avait pris toute la place, le narrateur se retrouvant « à moitié écrasé » par ce corps encombrant. Ce narrateur a décrit auparavant les places respectivement occupées dans le lit double : « moi contre le mur comme une épouse, lui à l’extérieur comme l’homme de la maison ». La peur obscure, informulée, d’un inconnu sexuel irreprésentable, a peut-être été à l’origine du geste de rejet de ce corps trop proche du sien...La réaction du jeune garçon a été alors de revendiquer sa part de l’espace commun, de marquer son territoire, de se conduire lui aussi en homme.

    Ce petit garçon, terrassé par un sommeil enfantin alors même qu’il aurait tant voulu garder les yeux ouverts sur le visage de la jolie Lily, a peut-être, lors de cet été à Portrush, fait pour la première fois un pas hors de l’enfance.

    RépondreSupprimer