17/04/2022

Les paniers à salade

 Martine Besset

« une vitrine où s’empilaient des objets hétéroclites... »
La lettre


Récemment, je racontais à un adolescent une anecdote dans laquelle un transistor, celui  que je m’étais fièrement offert avec mon premier salaire de monitrice de colonie de vacances, tenait la  vedette. Le gamin m’écoutait en fronçant les sourcils : l’historiette étant trop mince pour susciter ce qui semblait une profonde réflexion, je l’interrogeai. En fait, il n’avait rien compris à mon récit, n’ayant pas la moindre idée de ce que pouvait être un transistor...

J’étais stupéfaite, amusée et en même temps un peu triste. Deux générations nous séparaient, ce qui est largement suffisant pour qu’un objet tombe en désuétude. Je revois pourtant comme si je l’avais encore sous les yeux celui dont je lui parlais : en plastique rouge et blanc, il était suffisamment gros pour qu’on le remarque et qu’on me l’envie, mais parfaitement maniable, comme l’exigeait sa vocation. Il avait enchanté mes seize ans. L’apparition de cet objet sur le marché avait fait souffler un vent de liberté sur notre génération, condamnée jusque là à écouter en famille le poste de radio en bois verni trônant sur un meuble du séjour. Il fallait donc se soumettre au programme choisi par les parents. La famille Duraton s’invitait pendant le dîner. On écoutait, sans enthousiasme les informations déclamées par la voix solennelle d’un speaker. Et puis le transistor est apparu, qu’on pouvait emporter partout, pour écouter, en solo dans sa chambre ou dehors avec les copains, uniquement ce qu’on aimait, c’est-à-dire la musique qui faisait hurler nos parents...

Ce cher compagnon de ma jeunesse avait donc été emporté, non par l’obsolescence programmée, mais par la vitesse exponentielle du progrès technologique : un objet plus perfectionné en remplace un autre, dont on oublie aussitôt l’usage, dont on ne comprend même plus quel besoin il venait combler. Ce qui m’attristait le plus n’était pas que mon vieux transistor fît désormais figure de pièce de musée, mais qu’on ait pu oublier jusqu’au mot qui le désignait...Les Egyptiens de l’Antiquité pensaient qu’une personne mourait deux fois : la première, quand l’âme quittait son corps, la seconde la dernière fois qu’un vivant prononçait son nom...Mon transistor était donc bel et bien mort, il reposait au cimetière des objets oubliés, en compagnie des ciseaux à moucher les chandelles, des autobus à plate-forme, de l’imparfait du subjonctif, et d’un nombre incalculable d’ustensiles de cuisine qui figurent désormais dans les écomusées.

A l’époque de mes seize ans, tout en écoutant de la musique sur son transistor, on pouvait par exemple utiliser un panier à salade. Je n’évoque pas là la fourgonnette de la maréchaussée, dans laquelle on nous enfournait sans ménagement à l’issue des manifestations étudiantes (les lecteurs de plus de cinquante ans me comprendront). C’était un banal véhicule noir et blanc (un véhicule pie, donc, je le précise pour les jeunes gens au lexique lacunaire) qui devait son nom à son ancêtre hippomobile, dont les parois grillagées  permettaient aux passants d’apercevoir les occupants. Le panier à salade qui avait sa place dans toutes les cuisines était, lui, une sorte de panier, donc, fait d’un treillis métallique plus ou moins rigide, nanti de deux anses qui permettaient de le saisir et de le refermer pour éviter que les feuilles de romaine ou de scarole s’en échappassent. A cette époque, en effet, lorsqu’on avait épluché et lavé sa salade, il n’y avait pas d’autre solution pour l’essorer... que de la secouer.

On fourrait donc les feuilles trempées dans le panier, on en saisissait les anses, et on se précipitait vers un endroit propice : selon son niveau de vie et son type d’habitat, une fenêtre, le balcon, la cour, le jardin, ou même le trottoir. Une fois sur place, on secouait vigoureusement l’objet, en arrosant copieusement les alentours. Souvent, les enfants étaient chargés de l’opération, et contrairement aux autres tâches ménagères qu’on prétendait leur confier, n’y rechignaient pas : ils y voyaient un moyen de se dépenser un peu avant le dîner, et la perspective de pouvoir mouiller impunément le trottoir ou même, ô joie, un passant imprudent, les enchantaient. L’énergie qu’ils y mettaient faisait donc plaisir à voir. Les hommes, quand par exception ils se retrouvaient sans trop l’avoir voulu le panier à la main, y voyaient bien sûr un prétexte à expliquer l’efficacité comparée de deux techniques : le balancement du panier de gauche à droite, avec une torsion marquée du  poignet pour amorcer chaque trajet, ou le moulinet intégral, le panier décrivant une série de cercles mettant en œuvre la totalité de l’avant-bras. Les femmes, dans leurs cuisines, s’en fichaient, elles voulaient seulement que la salade soit à peu près sèche pour le dîner, sans qu’aucune feuille ne soit perdue.

Il arrivait que des voisins secouent leur salade au même moment. On se saluait alors d’une fenêtre à l’autre, on devisait de balcon à balcon. On vérifiait la fermeture du panier, on s’assurait de ne pas se gêner l’un l’autre, on balançait son bras de concert, on plaisantait si quelques gouttes d’eau s’égaraient. Si par mégarde un passant était éclaboussé, il menaçait le coupable du doigt en riant, et ne se précipitait pas sur son téléphone pour ameuter les réseaux sociaux, lesquels se limitaient à l’époque au cercle des commères du quartier. L’opération terminée, on continuait la conversation, son panier au bras. Dans les petits villages, c’était sur le seuil de sa porte qu’on asséchait sa laitue, cela permettait d’observer le troupeau qui rentrait à la ferme, de gronder un gamin qui bousculait un pot de géraniums, et de deviser longuement avec son voisin du temps qu’il ferait le lendemain. S’il pleuvait, on se lançait malgré tout dans l’opération, supputant que la force du poignet serait supérieure à celle de l’averse, et qu’on sortirait vainqueur de ce combat contre les éléments...

De nos jours, les cuisines sont équipées d’essoreuses à salade, au mécanisme fragile, qu’un design sophistiqué et des couleurs éclatantes tentent de faire oublier. Plus efficaces, et exigeant moins d’efforts que les paniers d’antan, elles témoignent surtout, à leur modeste place, d’un radical changement d’époque. On essore maintenant sa salade en trente secondes, à côté de l’évier, sans presque y penser, tout seul dans sa cuisine, sans regarder dehors. Presque furtivement, en somme, sans plaisir particulier. Un geste technique simple et rapide a remplacé ce petit moment de convivialité, où l’on prenait le temps de parler à son voisin, de regarder la rue,  d’observer le ciel. L’essoreuse est au panier à salade, ce que la visioconférence est à une réunion entre copains dans l’arrière-salle d’un café d’habitués : il y manque du goût, des odeurs, des mots, des images...La vie, quoi !


1 commentaire:

  1. Ah ! les anciens lavoirs. Les femmes du village en cercle (ou rectangle), à genoux, les bras plongés dans la mousse, réunies par le rituel de la lessive, échangeant les dernières nouvelles, s’informant et commentant. Une preuve de solidarité villageoise, de sociabilité communautaire. Alors qu’à présent chaque ménagère ou ménager se penche seul(e) sur son lave-linge blanc, choisit le programme, pousse un bouton et se rassoit, seul(e), existentiellement seul(e).

    Voilà le contraste, volontairement schématisé, que tirent des nostalgiques aigris qui veulent, non pas fixer un changement de société, avec ses avantages et ses désavantages, mais donner une image idéalisée pour mieux cracher sur l’individualisme du présent.

    En évoquant son transistor, et les autres disparus des temps modernes (comme l’imparfait du subjonctif, cet élément de langage qui permettait à ses utilisateurs de marquer une phrase comme un accord mineur marque une progression musicale majeure, et de joindre l’élégance au légèrement comique), l’auteure a un autre propos. Elle parle du désarroi légèrement mélancolique devant le temps qui, en passant, emporte insidieusement le connu et insère l’inconnu, parfois l’héritier de l’ancien, mais transformé par le progrès, comme le lave-linge remplace le lavoir, comme la toupie plastique dans la cuisine remplace les moulinets que faisaient les bras devant la maison, par la fenêtre, dans la cour.

    En énumérant les gestes de ceux qui essoraient leur laitue, et les contacts momentanés qu’ils facilitaient, l’auteure écrit une sorte d’élégie chorale au sujet du passé, qui n’est pas à regretter mais à rappeler avec tendresse et humour.

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