03/03/2022

Promesse tenue

 Martine Besset 

 « l’ordre naturel des choses »
 L’œil antique


Tous ceux qui ont des horaires réguliers ont pu faire cette expérience. Autour de dix-huit heures, un soir de la fin du mois de janvier ou du début de février, on sort de son lieu de travail, comme d’habitude, et on s’arrête brusquement sur le seuil de l’immeuble, au moment de mettre un pied sur le trottoir : quelque chose a changé. Pendant une seconde, on se demande quoi. Et aussitôt, on sait : il fait encore jour. Il fait encore jour, et la veille encore, à la même heure, il faisait déjà nuit. La même surprise survient chaque année à la même date, mais elle a chaque fois la saveur de l’inédit. Alors, on reste un moment immobile, le coeur battant, à regarder le ciel, qui garde une trace de la lumière du jour, les piétons, qui n’ont pas l’air de comprendre l’importance de ce qui arrive, on hume l’air, pour tenter d’y déceler un parfum nouveau-né. On a envie d’attraper les passants par l’épaule, de leur montrer le ciel du doigt en riant, de se réjouir avec eux dans de grandes exclamations. On est heureux : on vient en un instant de basculer dans la meilleure partie de l’année, de quitter les ténèbres de l’hiver, on sait qu’on marche vers la lumière, le soleil, la tiédeur. Tout ce à quoi on avait rêvé durant les mois sombres paraît d’un coup à portée de main : les feuilles bruissant dans les arbres, les fleurs émaillant le jardin, les rayons du soleil dans la forêt, les promenades sur les sentiers...On a brusquement envie de plage, de mer...On est émerveillé que le cycle des saisons soit aussi immuable, que le printemps succède à l’hiver sans jamais se tromper. On sent sa poitrine se gonfler, on respire mieux, on se met à marcher d’un pas allègre vers sa maison et les beaux jours.

Ce soir de milieu d’hiver est une réserve de promesses, le moment de l’année où s’ouvrent tous les possibles.

C’est exactement la sensation que Paul avait ressenti à la naissance de son fils. Il était sorti de la maternité, à onze heures du soir au mois de novembre, et, miracle, le printemps était là : une nouvelle vie commençait, pour ce petit être minuscule, pour sa femme  et pour lui, une vie si pleine de promesses qu’il avait envie de crier, la certitude de tant de bonheur à venir, de tant de complicité, d’amour, qu’il en était étourdi et avait envie de remonter à toute allure vers la chambre que partageaient sa femme et son fils (son fils !) pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.

Ce soir, un sale soir où la pluie brouille la vue et ralentit la circulation, Paul est au volant de sa voiture. Le petit être minuscule chausse maintenant du quarante-trois, et le principal du collège où il traîne ses tourments adolescents a appelé Paul dans l’après-midi.

« Je voudrais vous voir, il y a eu un problème avec votre fils, une bagarre...Rassurez-vous, il va bien, mais pouvez-vous passer ?». Il n’a pas voulu en dire plus au téléphone, et Paul n’est pas rassuré du tout. C’est quoi, cette bagarre ? Gaspard n’est pas un violent, loin de là, c’est donc qu’il a été agressé. Ou alors qu’il n’est pas au collège le même garçon calme qu’à la maison, après tout, qu’est-ce qu’on sait de son enfant ? On a à peine le temps de lui apprendre à marcher, de lui nommer les choses, de jouer au lego avec lui, qu’il est déjà en train de s’échapper, de parler de son avenir, d’écouter des musiques qu’on ne connaît pas, de réclamer qu’on le laisse tranquille...Ce soir, Paul se sent dépassé. Toutes ces années, ils se sont efforcés, avec Anne, d’être de bons parents, d’avoir la bonne distance, soucieux de rester protecteurs tout en laissant à leur fils l’indépendance dont il avait besoin. Ca n’a pas été facile tous les jours, mais ils ont fait ce qu’ils ont pu, ce qu’ils croyaient être bien. Et voilà qu’il met le collège à feu et à sang...Où se sont-ils trompés, qu’ont-ils oublié, pour qu’il trahisse ainsi brusquement la confiance qu’ils ont mise en lui? Parce qu’il a forcément fait une connerie, un principal n’appelle pas les parents pour des broutilles...Devra-t-il sévir, punir Gaspard, le détester, même provisoirement, pour l’acte qu’il a commis ? A cette idée, Paul sent une bouffée de colère et d’impuissance l’envahir. Il a sauté dans sa voiture dès qu’il a pu, n’a pas prévenu Anne, elle aura bien le temps de se faire du mauvais sang. Il peste contre la pluie qui ruisselle sur le pare-brise, sur les phares qui l’éblouissent, manque emboutir la voiture qui le précède, s’efforce de se calmer. Une bagarre, bon sang, et si malgré le ton rassurant du principal, son fils était blessé ? Ces grands ados, ils sont comme étrangers à leurs corps et ne maîtrisent pas leur force. Il se rappelle qu’il a failli assommer un camarade, à l’âge de Gaspard, dans un angle du préau, pour une raison qu’il a oubliée et qui l’avait rendu comme fou de rage. Paul sourit à ce souvenir : cela paraît si dérisoire, des années après, mais comment se peut-il que son fils ait déjà l’âge qu’il avait alors, et qui ne lui semble pas si lointain ? Tout ce temps, c’est comme si on le lui avait volé. Demain, Gaspard sera au lycée, puis il fera des études, il quittera la maison. Paul retient à grand peine un petit gémissement de désespoir. Ce que tout cela file vite...

Paul arrive enfin devant le collège, se gare n’importe comment, s’engouffre dans le hall, agité par la fureur, contre Gaspard, contre l’école, contre lui-même,et incapable d’écouter la petite voix qui lui dit de se calmer et de faire profil bas si cela s’avère nécessaire. Il est accueilli dans le bureau directorial, que le principal pâle de colère arpente à grands pas en s’adressant à un Gaspard rougissant, essayant de se faire aussi petit que sa grande carcasse le lui permet. Le sang de Paul ne fait qu’un tour, c’est son fils qui se trouve là, acculé, accusé d’on ne sait quoi. J’arrive, mon Gaspard, j’arrive ! Au moins, il ne semble pas blessé. 

Du débat qui a suivi, Paul n’a pas compris les détails. Mais il a remarqué que son fils s’était défendu poliment mais fermement, et qu’après tout, s’il avait cogné, il avait eu de bonnes raisons de le faire. Il s’en était pris, violemment certes, à un grand costaud qui s’amusait, avec force insultes racistes, à humilier un nouvel arrivant, possédant encore trop peu de français pour comprendre tout ce qu’on lui disait, mais assez d’expérience du malheur pour savoir qu’ici comme ailleurs, il ne serait jamais en paix. Paul soulagé a fait comprendre au principal qu’il regrettait la lèvre fendue du grand costaud, qu’il rappellerait à son fils les règles de la non violence, mais a pensé par devers lui que dans les mêmes circonstances, il aurait agi comme Gaspard : après tout, celui-ci n’avait fait que mettre en pratique les principes humanistes qu’Anne et lui avaient toujours inculqués à leur fils. 

Le père et le fils remontent en voiture, Paul délivré d’un poids, et Gaspard ne sachant trop quelle attitude adopter. Encore sonné par la sanction dont le principal l’a menacé, il se demande ce que pense réellement son père, dont le discours  ne lui a pas paru très clair. Plutôt bon élève, il n’a jamais fait parler de lui, quand sa mère vient voir les professeurs, tout se passe bien, et pour une fois que son père vient lui aussi au collège, il faut que ce soit pour ça... Il a sans doute tapé un peu fort, mais franchement ce grand con le méritait, l’autre ne lui avait rien fait, c’était de la pure méchanceté... Tassé sur le siège passager, il jette des coups d’œil anxieux à sa gauche. Paul regarde la route, droit devant lui. Son cœur a retrouvé un rythme normal, un grand calme a peu à peu remplacé la tension qui l’avait envahi pendant quelques heures. Il sourit, se tourne vers son fils, lui touche l’épaule du poing. « Une lèvre fendue, il s’en remettra, fiston. Et il ne l’a pas volée. Ça le fera peut-être réfléchir avant de se conduire à nouveau comme il l’a fait... » Gaspard, émet un : « ouais, c’est sûr » enroué, sourit à son tour. Ils rentrent à la maison. La pluie a enfin cessé, il y a comme du printemps dans l’air.


3 commentaires:

  1. Cela rappelle la chanson de Brassens " les quatre bacheliers".
    Il y a une erreur de prénom à un moment. Tu dis "à l'âge de Paul" au lieu de dire "à l'âge de Gaspard"...

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  2. Tout est dans le titre. L’histoire de Paul et de Gaspard se passe entre deux promesses. Entendons-nous : il s’agit, non pas d’engagements formels, tels que « Je vous promets d’envoyer le chèque demain » ou « Promets-moi de ne pas aller plus loin que le coin de la rue », mais de signes qui donnent l’espoir, tels que « Tu as eu une réponse ? C’est prometteur » ou « Cette rencontre c’est la promesse de bonnes affaires entre nous ». Pour Paul, les promesses se manifestent par une « sensation » qui éveille l’optimisme dans le corps.

    Paul, en détectant de tels mouvements intimes, prouve que son optimisme ne se fonde pas sur une analyse cérébrale de probabilités, mais sur sa capacité à prévoir le bonheur.

    Les promesses qui ouvrent et closent l’histoire viennent toutes les deux de la Nature. D’abord, à un moment prégnant en plein hiver, elle génère la soudaine perception, non pas du printemps qui est bien loin, mais du mouvement de la Terre qui promet (notez le mot) de ramener « la meilleure partie de l’année ».

    Paul, en détectant ce moment annuel, relie la pulsion à toutes les promesses qui ont accompagné la naissance de son fils Gaspard. Tant de vibrations, même en novembre, loin des pré-tremblements printaniers. C’est comme si l’avenir s’engageait à entourer cet enfant de bonnes choses.

    Le fils grandit, apparemment dans une ambiance positive à la maison, même face aux inévitables bêtises enfantines. Pour Paul, que de sensations ont dû accompagner cette enfance, les promesses se réalisant devant ses yeux de père.

    Brusquement, sans préavis, c’est le drame. Paul est convoqué d’urgence au collège de Gaspard, impliqué dans une bagarre (le ton du Principal a dû lui faire comprendre que Gaspard n’est pas une victime innocente). La politique parentale, selon laquelle Paul et sa femme Anne s’efforçaient d’être des parents protecteurs mais en encourageant Gaspard à gagner progressivement son indépendance, va-t-elle montrer ses déficiences ?

    Mais le pire pour Paul dans la voiture est que l’avenir, vu soudain en raccourci, promet non pas la joie mais une accélération vers la séparation, la fin du bonheur d’avoir son enfant à la maison, l’inévitable distance entre adultes.

    L’entretien à trois avec le Principal est tendu, mais Paul apprend que son fils était intervenu pour protéger un petit garçon victime d’harcèlement raciste, en laissant son adversaire avec une lèvre fendue (collégien chaussant du quarante-trois, Gaspard ne doit pas être un minus). Plutôt que de renier les valeurs progressistes de ses parents, il les a mises en pratique.

    En rentrant chez eux, la tension reste sensible dans la voiture. Pour Gaspard, son père semble garder une distance réprobatrice, et il reste prudemment silencieux. Paul retrouve ses esprits et, c’est surprenant, un grand calme. Il fait la paix avec Gaspard, mais comme entre deux hommes, sans effusion, juste une main sur le bras et un commentaire sur la bagarre. Gaspard répond d’une voix enrouée, avant-signe de sa future voix d’homme. Tous les deux passent à une autre relation, aimante mais non plus fusionnelle. Gaspard a fait un pas vers l’indépendance, Paul l’accepte.

    C’est à ce moment-là que la Nature intervient. La pluie s’arrête. Le printemps n’est pas loin, la réserve de promesses n’est pas vide.

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