03/03/2022

La lettre

 Denis Mahaffey




« la véritable histoire… »
La vraie vie de Marinette


J’ai quitté Londres tôt le matin, sous un ciel gris comme une couverture jetée sur la ville, en route pour la Manche où j’embarquerais avec ma voiture pour Calais. Comme d’habitude, le siège arrière était encombré de produits que je ne trouvais pas à Paris, pour adoucir ce qui avait encore un air d’exil, en attendant de m’y sentir chez moi.

Sur la rue principale de tel ancien centre-ville avalé par les banlieues interminables, j’ai vu une enseigne de brocanteur. J’ai garé la voiture. Une vitrine où s’empilaient des objets hétéroclites. Bon : un brocanteur, non pas un antiquaire ; je suis entré.

A l’intérieur, un entassement d’objets banals ou encombrants, d’autres plus intéressants mais que je soupçonnais d’être trop chers pour un achat impulsif.

J’ai ramassé sur une étagère un bout de verre de 10 sur 5 centimètres, sur lequel je pouvais tout juste distinguer le visage d’un homme, vu de profil. L’image était foncée, sombre, émaillée d’éclats blancs là où l’émulsion photographique s’était détachée. C’était un homme vêtu de noir.

J’ai demandé le prix au jeune brocanteur (plus jeune que l’homme de la photo). Il l’a regardée, a dit « Sixpence. » Sixpence ? C'est-à-dire quelques centimes, et de franc. « Je la prends. »

Il est parti chercher la monnaie. Il a fouillé dans la caisse, est revenu. « Je n’ai pas de monnaie. Prenez-la. C’est la première vente de la journée. Ca m’apportera de la chance. »

Nous sommes partis, l’homme sur verre et moi. Depuis cet achat qui n’en était pas un, il m’accompagne, fragile mais tenace. Nous avons pris la bonne habitude de vivre  ensemble, en France.

Comme une ombre, il était là mais dans un ailleurs que je n’ai pas cherché à atteindre. Posé sur un meuble ou la cheminée – oublié longtemps dans un tiroir – il gardait le silence, ne tentait pas à attirer l’attention.

Récemment, le voyant enfermé dans un petit cadre de plastique blanc indigne de son statut, l’idée m’est venue de lui inventer l'histoire qu’il n’avait pas eue, en faire un personnage. Ou lui assigner un rôle dans une histoire vraie qui me préoccupait déjà, et dont j'ai eu connaissance par ma belle-famille. Il serait le maraîcher qui, au 19e siècle, avait introduit la culture des roses à Lottum aux Pays-Bas. Il avait ainsi transformé le destin de ce village, situé dans la province orientale du Limbourg, excentrée par rapport aux provinces maritimes et centrales, vivant petitement du produit d’exploitations agricoles familiales. La nouvelle activité a fait de Lottum « le village des roses ».

Ou laisser partir l’imagination, sans autre appui que ce visage indistinct, ce corps avalé par le noir. Je lui accorderais un passé, un présent, un avenir.
J’ai sorti la plaque de verre, je l’ai regardée, puis regardée de plus près, plus longuement. J’ai découvert que ce jeune homme ne m’attendait pas pour être doté d’une histoire. Ce n’est pas un portrait, comme je le pensais. C’est une mise en scène.

Un jeune homme barbu et dont le front commence à se dégarnir, vêtu d’un veston noir dont le haut col laisse voir le bord étroit d’une chemise blanche. Son coude gauche s’appuie sur un support, et sa tête repose légèrement sur les doigts arrondis de la main. Il regarde vers sa gauche, dans le vide, au loin. Devant lui, une feuille dépliée, comme si elle sortait d’une enveloppe, et qu’il pourrait tenir dans la main droite – tout est trop noir, la plaque trop abîmée, pour voir.

Qu’a-t-il lu dans lettre qui le laisse si pensif, ou blessé, ou attristé, ou soulagé ?

Tant d’ouvertures vers des récits, et cependant l’homme sur verre est circonscrit, car il se met déjà en scène. Ecrire son histoire ne serait qu’adopter ou contrer ce que la photographie suggère.

Il ne suffira pas de lui imaginer un contexte : il faudra faire un pas en arrière, un grand pas. Un pas déstabilisant qui fera perdre pied à l’écriture. Me trouver nu et tremblant.

Si je faisais des recoupements, fouillais de vieux almanachs, reconstituais mon itinéraire pour retrouver la boutique de brocante londonienne ? Et si, en m’informant dans le quartier, j’apprenais que ce commerce non seulement n’existait plus, mais n’avait jamais existé ?

Encore un pas en arrière. Si, par miracle, je repassais dans la rue d’ancien centre-ville et – quelle surprise ! – voilà la brocante ? J’entre, le brocanteur me salue. J’explique ma quête. « C’aurait été mon père, donc » dit-il. Il s’en va chercher une photo dans l’arrière-boutique. Il me la montre. Et si, en regardant l’image, je voyais que l’homme, en chemise bleue avec une cravate jaune, avait les traits de celui de la photo sur verre ? Sans barbe, ce n’était plus la mode et ne l’était pas encore redevenu.

Encore un pas en arrière. Il faut plus de distance pour trouver la vérité, non pas la vérité de l’invention, mais celle de l’écrit.

Si je ressortais la plaque de son cadre pour la photographier ? Je la mets devant une lampe. Au lieu d’éclairer l’image, le contre-jour lui vole tout, ne laissant qu’un rectangle noir. Je la tiens au dessus de la lampe, à 45°. Le visage émerge de l’alternance intime d’opaque et de transparent, comme si l’homme était sous l’eau, une eau claire et calme.

Je prends le mobile dans l’autre main, ouvre la caméra avec le pouce, cadre la plaque. Je vais toucher le bouton blanc.

L’écran de l’appareil reflète un second visage. Les traits se confondent. Après nous être tenu compagnie depuis le matin de Londres sous sa couverture grise, nous nous rejoignons. C’est ça.


1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    Un objet acheté un jour lointain, sur le coup d’on ne sait quel désir, et dont on se rappelle d’où il vient à cause des circonstances inhabituelles de son acquisition : un retour au pays d’adoption, la gratuité de la transaction, la phrase cordiale du brocanteur...Des dizaines d’années après, il est toujours là, et cette longue cohabitation en a fait un compagnon de vie, dont le narrateur parle comme d’une personne habitant sa maison.

    Et voilà qu’un beau jour, ce même narrateur se met à le regarder autrement : non plus comme un objet, remarquable par son aspect esthétique, son utilité, ou même sa seule ancienneté dans les lieux, mais pour ce qu’il est, une image. La peinture sur verre, malmenée par le temps, d’un jeune homme accoudé pensivement à une table devant une feuille de papier, une lettre sans doute... Il lui vient brusquement l’envie de connaître l’histoire de ce personnage.

    Comment s’y prendre ? Une première piste est de le faire entrer, sans lui demander son avis, dans une histoire qui s’est déroulée sans lui, à la même époque mais dans un autre lieu. Il en deviendrait ainsi un des protagonistes, quittant son petit tableau de verre pour s’incarner dans un épisode de l’histoire hollandaise du commerce des fleurs.

    A moins que l’enquête, méticuleuse, soit une piste plus fructueuse. Revenir là où l’objet a été acquis, interroger les témoins, s’il en existe encore, recouper les indices, consulter des documents d’époque, questionner...au risque qu’aucune trace n’ait été conservée.

    Reste l’imagination. A partir de ce que contemple le narrateur, le petit tableau que lui propose la plaque de verre abîmée, écrire l’histoire de ce jeune homme qu’une lettre laisse pensif, ou abattu, et laisser les mots, les phrases, raconter la suite, ou même ce qui est arrivé avant, que le tableau ne montre pas, mais qui a beaucoup plus de chances de s’approcher de la vérité que les tentatives précédentes.

    Car la vérité, ce n’est pas la réalité. Celle-ci coïncide avec les faits, les lieux, les moments, les actes, les paroles et les sentiments des uns et des autres. Elle ne fait pas forcément une histoire, dont seule l’écriture peut rendre compte tout en la transformant. Devant son petit tableau, le narrateur essaie l’enquête policière, l’histoire romancée, la pure imagination : autant de catégories de la fiction littéraire, somme toute. Et quand il tente, sans trop savoir pourquoi, de photographier son tableau, c’est son propre visage, par le jeu des reflets, qui se superpose à celui du jeune homme à la lettre. Cette mise en abyme est une jolie façon de dire qu’en écrivant, on parle aussi de soi.

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