29/11/2021

L'oeil antique

Denis Mahaffey

« parler de quelqu’un qui n’est pas moi »
L’âge qu’on n’a pas


[To hap (angl. archaïque) : Couvrir, emmailloter, border]

« Nous ne lui donnons plus de traitements, elle reçoit seulement les soins généraux pour les mourants. » La tournure a la formalité d’un manuel pour infirmières, mais le ton est attentif, sympathique.

Nous sommes dans une « institution charitable » du 18e à Belfast en Irlande, spacieuse, tranquille, près du centre-ville, avec des lilas blancs dans le jardin. L’administration m’a préparé un lit de camp dans un local d’archivage. Je passe la dernière nuit de sa vie avec la mourante, dans l’aile réservée aux résidents malades ou grabataires de la maison de retraite. Elle ressemble à une ancienne salle d’hôpital, les lits alignés de chaque côté. Chacun peut être isolé des autres par des rideaux mais ils ne sont tirés qu’autour de celui où je veille, accomplissant ce devoir ancien des vivants envers les mourants. Je regarde son visage, son corps sous la couverture, ses mains sur le drap, une alliance au doigt. Ses yeux sont fermés depuis quelques jours. « Est-ce qu’elle entend ce que je dis ? » j’avais demandé au médecin. « Elle vous entend peut-être, mais elle ne peut pas traiter les informations. »

Pendant la nuit les autres occupantes dorment ou veillent ou s’interpellent. « Maman ! Maman ! » crie l’une. « Ah veux-tu t’arrêter, Lizzie, ta Maman elle est au cimetière depuis une éternité ! »

Je sors dans les couloirs, rencontre une aide-soignante de nuit. Elle me propose une tasse de thé. Nous nous asseyons dans une petite pièce avec une plaque chauffante et un évier. « Je vous fais un peu de toast ? »

Nous nous mettons à parler, avec une aisance qui, plus que le caractère, reflète la personnalité du pays, mais qui vient aussi de la nuit, une trêve entre les journées batailleuses.

Elle me parle de sa fille, jeune adulte handicapée mentale. « Mais il n’y pas de problème : elle serait là, elle vous parlerait comme si elle vous connaissait. »

Notre conversation dépasse l’échange de propos, nous mène aux essentiels.

Elle le dit presque avec bonheur : « Tout ce que je souhaite c’est de pouvoir lui couvrir la tête avant la mienne. »

Couvrir la tête ? Elle a utilisé un terme vieillot mais usuel dans sa langue, qui l’attache au langage des vieux rites, des usages dont le sens a disparu, ne laissant que les mots. Elle veut inverser l’ordre naturel des choses, et mourir après son enfant, lui traduire le monde, la traduire pour le monde jusqu'à la mort. Accompagner sa fin, puis accomplir les gestes convenus : dévêtir le corps, le laver, le sécher, l’habiller. Un autre élément de la toilette mortuaire a disparu, ne laissant que les mots : entourer la tête d’une bande de tissu, sur le crâne et sous le menton, pour qu’en attente de la rigidité cadavérique la bouche reste fermée. Ainsi, la border. Hap her.

Le lendemain à midi, dans la salle commune de la maison, je parle avec un visiteur venu de loin. J’explique la situation, lorsqu’une infirmière s’approche, me conseille de remonter instamment. J’entre dans le rectangle derrière les rideaux.

Depuis deux jours son corps inspire avec un bruit de ressac sur une plage caillouteuse, expire avec soulagement.

Cette lutte pour la survie marque enfin une pause, le temps qu’elle lève la tête, ouvre les yeux. Un des globes oculaires a dévié dans l'orbite, ne laissant qu’un mince croissant de pupille. L’autre oeil cherche le monde qu'elle quitte. Voit-elle quelque chose par ce dernier regard ?

Ou c’est un œil antique. Si la mort, aveugle, ne pouvait voir le monde des vivants qu’au moment du trépas, à travers le regard du mourant ? Si, curieuse, elle espionnait ceux pour qui elle n’est qu’une préoccupation occasionnelle, ou une peur qui chatouille ou consterne, non pas une inévitabilité ?

La tête retombe sur l’oreiller, les yeux restés ouverts. Quelque chose coule du coin de sa bouche. La respiration se calme, s’affaiblit, mais persiste. « Ca va, ça va » je murmure, pour moi autant qu’à son intention. Le souffle s’apaise, s’arrête.

La femme est ma mère.

Dans le jardin je regarde les lilas blancs, dont je me souviendrai, comme des mots de l’aide-soignante, comme de l’œil que j’imaginais véhiculer un regard qui ne lui appartenait pas.


1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    D’emblée, le texte annonce la couleur : il va être question d’une fin de vie. Pourtant, l’impression dramatique est adoucie dès le deuxième paragraphe par la description des lieux et des personnes qui les habitent : malgré la vétusté des locaux, la lumière et le calme semblent dominer, ainsi que la disponibilité bienveillante du personnel qui travaille dans cette antichambre de la mort.

    Le narrateur est là pour veiller une femme qui n’a plus que peu de temps à vivre, et dont on s’est efforcé d’apaiser les derniers jours.

    Autour d’elle, dont on a préservé l’intimité par des rideaux blancs autour de son lit, la vie continue. Des résidentes rêvent parfois tout haut la nuit, et leurs compagnes de dortoir protestent en plaisantant, car elles se connaissent bien. La garde de nuit propose du thé, un toast, au narrateur ; ils bavardent. Pourtant, dans leurs propos, la mort n’est jamais loin, celle de la femme que le narrateur est venue veiller, celle plus lointaine, de la fille handicapée de l’infirmière, qui souhaite de tout son cœur la voir partir avant elle. La vie et la mort cohabitent, dans les lieux comme dans les mots.

    Puis, brusquement, la mort prend le dessus : on appelle le narrateur, il semble que la fin de la femme veillée soit proche. Il est près d’elle pour ses derniers instants, son dernier souffle, ce qu’il imagine être peut-être son dernier regard.

    Alors il révèle qui était cette femme : sa mère. Le lecteur ressent à ce moment le besoin de retourner au début du texte, pour le relire en possession de ce nouveau savoir. Pour lui, l’atmosphère a changé : la lumière, la gentillesse de l’infirmière, sont différentes, ainsi que le goût du thé et la consistance du temps qui passe. Chaque lecteur projette dans le récit les sensations qu’il garde des instants passés près de sa propre mère mourante, de la qualité des sentiments qui les reliaient, du souvenir qu’il a des derniers moments passés avec elle. De l’idée qu’il se faisait de la mort, aussi, qui peut-être a vacillé ce jour-là...Le narrateur devient son frère de souffrance : ils ont partagé une expérience unique, à la fois universelle et singulière.

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