29/11/2021

La vraie vie de Marinette

 Martine Besset

« ...l’esprit taquin et féroce »
Pearl

A Argenteuil, tout le monde connaissait Marinette. Journaliste dans l’une des deux publications départementales, elle sillonnait la ville sur une bicyclette hors d’âge, pour rendre compte des petits et grands événements locaux, et était particulièrement friande de faits divers. C’était une femme sans âge, petite et maigrichonne, fagotée comme l’as de pique, été comme hiver en pantalon, encore peu banal dans la garde-robe féminine, mais combien pratique pour enfourcher un vélo. Elle se faufilait partout, et parvenait à s’immiscer dans les manifestations où elle n’était pas invitée grâce à un culot rare, assorti sans doute d’une vraie conscience professionnelle. Elle n’avait pas la tâche facile, le journal pour lequel elle se démenait avec tant d’énergie étant réputé, à juste titre, de droite... 

Or, dans les années soixante, la ville était une sorte de parangon de la banlieue rouge. La mairie y était communiste depuis la Libération, les rues portaient les noms de Lénine et Karl Marx, le centre culturel celui d’Aragon, une politique sociale menée tambour battant rasait les îlots urbains insalubres, construisait des barres d’immeubles en veux-tu en voilà, et expédiait au grand air de la mer et de la montagne les enfants dépérissant dans les logements trop petits. Les noms de Gabriel Péri, Danielle Casanova, brandis comme des emblèmes, attestaient du passé glorieux de la commune, annonçant des lendemains qui ne manqueraient pas de chanter.

Ce refrain était entonné à l’envi par des militants purs et durs, dont la foi inébranlable forçait l’admiration, prêts à en découdre avec tous ceux qui ne pensaient pas comme eux. Ils collaient nuitamment des affiches pour l’indépendance de l’Algérie, vendaient L’humanité dimanche au milieu du marché animant chaque semaine les bords de la Seine, et trouvaient mille occasions, de Fête de l’Huma en réunions de cellules, de projections-débats de films soviétiques en cérémonies de reprises des cartes, pour se retrouver, se tenir chaud, et croire ensemble à un avenir meilleur. Plus tard, ils feraient le guet dans les locaux du P.C. menacés par l’O.A.S., participeraient à la manifestation de Charonne...Parmi eux, il y avait mon père.

Marinette était, à l’échelle locale, leur bête noire. Ils l’appelaient la Marinette. Cet article  accolé à son nom signifiait-il qu’elle était la seule, personnifiant tout ce qu’ils haïssaient ? Ou était-ce un signe de mépris abyssal, celui qu’on éprouve pour une espèce inférieure, le « la » qui accompagne le nom donné à une vache du troupeau, ou à la prostituée que tout le monde connaît mais que bien sûr personne n’a jamais fréquentée ? Comme on dit « la Noiraude », « la grande Lulu », ils disaient « la Marinette »

Son grand tort, bien sûr, était d’écrire dans le journal de droite, alors qu’ils étaient de fidèles et captifs lecteurs de La Renaissance, organe local du P.C.F. Par-dessus le marché, Marinette portait le nom de Révillon. Sans avoir fait le moindre début de vérification, et sans s’arrêter à la mise plutôt miteuse de leur ennemie jurée, les vaillants militants en avaient déduit qu’elle appartenait à la richissime famille des célèbres fourreurs, dont les vitrines rutilaient rue du Faubourg Saint-Honoré. Etiquetée derechef héritière et suppôt du grand capital, elle était devenue l’ennemie rêvée...Entre les deux journaux, c’était la guerre ; et davantage la guerre des boutons que la guerre de tranchées, tant l’attitude des protagonistes se révéla puérile.

Ces hommes de conviction, toujours prêts à vous expliquer la vie, dont les bibliothèques ployaient sous le poids du Capital et les œuvres des intellectuels du parti, redevenaient à l’occasion des galopins jouant au chat et à la souris. S’ils apercevaient le vélo de Marinette, ils se rameutaient les uns les autres pour inventer une niche. Ils tentaient de la surprendre à sa sortie d’un immeuble, s’amusaient à lui faire peur, la poursuivaient dans les rues mal éclairées du centre ville. Ils répandaient sur elle des calomnies pour le moins infondées, puisque aucun d’entre eux ne prenait la peine de lire ses articles...Le récit de leurs exploits, sans doute en partie imaginaires, faisait la joie des tablées familiales. Malgré leur méfiance viscérale vis-à-vis de tout ce qui venait d’Amérique, nos pères jouaient aux cow-boys, et nous nous réjouissions avec eux des épisodes drolatiques de cette guéguerre dont ils assuraient sortir toujours avec les honneurs.

Un soir, ils agirent un peu plus bêtement que d’habitude. Ayant découvert la bicyclette de Marinette appuyée contre un mur, l’un d’eux émit la brillante idée d’en compisser les sacoches, deux grandes sacoches de toile cirée dans lesquelles Marinette empilait journaux et carnets. Les camarades approuvèrent avec enthousiasme. Sitôt dit, sitôt fait. Chacun se débraguetta à son tour, et pissa sa haine et son mépris au nom de la lutte des classes et du prolétariat triomphant. Je les imagine, hilares, se rajustant ensuite et prenant leurs jambes à leur cou, abandonnant après leur exploit l’antique vélo dégouttant sur le trottoir. Le récit qu’en fit mon père le lendemain autour de la table est resté un haut fait de la saga familiale. C’était bon de rire tous ensemble, alors j’ai ri, pour faire comme les autres. 

J’ai quitté un jour Argenteuil, ma vie s’est construite ailleurs, et j’ai oublié Marinette. Des décennies plus tard, une émission attrapée au hasard sur France Culture, une nuit d’insomnie, évoquait un fait divers survenu en banlieue parisienne. J’écoutais distraitement. Lorsque le nom de Marinette a été prononcé, je n’ai pas vu venir le coup, qui m’a laissée incrédule. Voilà que se promenait sur les ondes de la radio publique un personnage que je croyais appartenir seulement à la mémoire familiale ! J’ai alors entendu, stupéfaite, la véritable histoire de Marinette. Elle était née juste avant la première guerre mondiale, en Russie, et avait fui avec sa famille ce pays qui avait tant fait rêver les militants communistes d’Argenteuil. Malgré des études d’infirmière, elle avait très tôt exprimé une passion pour les faits divers, et avait commencé une carrière de journaliste, d’abord dans la presse communiste, puis dans les journaux locaux successifs d’Argenteuil où elle s’était installée après la seconde guerre ; elle était même devenue correspondante du Figaro. L’émission soulignait sa passion pour l’écriture journalistique, et rappelait ses démêlés homériques avec la gauche locale...À soixante-quinze ans passés, elle travaillait toujours, et avait sa chaise au commissariat d’Argenteuil où elle venait glaner des informations pour ses articles. Elle avait réussi à se faire élire au conseil municipal, dans l’opposition bien sûr...En 1996, elle avait été assassinée, chez elle, dans sa maison où elle recueillait les chats du quartier, par un voyou qui en voulait à son poste de télévision. 

En entendant ce récit, j’ai souhaité très fort que mon père n’ait eu qu’un rôle passif dans l’épisode des sacoches de vélo. Qu’il n’ait fait que regarder ses copains, qu’il ait été un peu gêné même, qu’il leur ait dit : « allez, les gars, on s’en va... ». Qu’il n’ait pas fait tout ce dont il s’était vanté à la table du dîner, qu’il n’ait pas été, surtout, celui qui eut l’idée le premier de ce viol symbolique, commis par des vieux chenapans se prenant pour l’avant-garde du prolétariat. Je ne le saurai jamais. 

Une rue d’Argenteuil, la ville de mon enfance, porte désormais le nom de Marinette Révillon.


3 commentaires:

  1. J'ai bien aimé le récit alerte de la vie de Marinette et de ses "ennemis".Par curiosité,j'ai voulu vérifier si c'était un personnage fictif:mais non,son assassin a été condamné à 30 ans de prison !

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  2. Comment lire le titre sans entendre un écho ? Elise, ou la vraie vie, le film de Michel Drach (d’après le roman de Claire Etcherelli), innovait en abordant à la fois la vie quotidienne ouvrière et le racisme né de la guerre d’Algérie. Et Marinette mène sa « vraie vie » pendant la guerre d’Algérie, à Argenteuil, « parangon de la Gauche ».

    Le récit de l’engagement de la population, des formes que prend sa lutte politique, contient plus de lyrisme que d’ironie. Ils étaient absurdes, semble dire l’auteur, mais il y aurait des absurdités plus condamnables. Elle ne renie pas les valeurs dans lesquelles elle a été élevée.

    Pour la grande majorité de la population d’Argenteuil, Marinette est l’adversaire désigné. Le problème dans une communauté à ce point solidaire est l’absence relative d’opposition. Alors quand un opposant est identifiable et visible, qui se priverait d’agir contre lui ?

    Ils voient en elle une ennemie de classe. Elle est journaliste pour une publication de Droite. C’est une « localière » occupée à relever des faits divers, non pas une éditorialiste distante dans une salle de rédaction commentant les agissements de la Gauche. Mais Marinette porte la responsabilité de la ligne de son journal (qui n’est pas nommé, alors que l’organe communiste l’est : serait-ce une trace chez la narratrice des loyautés de l’époque ?). Elle est d’autant plus visible qu’elle n’est pas belle, s’habille sans grâce, se déplace sur un vélo hors d’âge – et qu’on la croise partout à cause de sa diligence.

    Elle n’est pas un objet de désir, ce qui la prive d’une dernière défense contre les hommes qui l’harcèlent. Ils lui vouent une hostilité de basse intensité (pas de violences physiques), restant au niveau d’une persécution douce : lui faire peur la nuit, bloquer son chemin, répandre des vilénies sur elle sans fondement. Cette intruse viendrait, dit-on, du somptueux monde du commerce de la fourrure. Tellement sûrs – ou si peu sûrs – d’eux-mêmes et des valeurs politiques qui les inspirent, ils s’amusent – ou se rassurent – en poursuivant Marinette, jouant à lui faire peur, l’incommodant dans son travail.

    Les hommes d’Argenteuil sont quand même assez abjects un jour pour souiller sa monture, saccager ses papiers, ruiner ses écritures. Y a-t-il un désir d’humiliation sexuelle en urinant collectivement sur son vieux vélo ? Y’a-t-il même un soupçon d’acte homoérotique: qui allait pisser le plus puissamment, le plus haut, le plus loin ? N’importe quelle femelle suffit a déclencher cela.

    Quand, longtemps après, la narratrice entend l’histoire de Marinette Révillon à la radio, ses origines et sa fin atroce, sa réaction devient personnelle, familiale. Avait-elle gloussé, jeune fille, en entendant l’histoire du vélo souillé ? Elle a envie d’innocenter son père, qui y avait participé, en imaginant qu’il n’aurait pas été au premier rang, aurait même tenté de dissuader ses copains. Elle met dans sa bouche les mots qui l’aurait innocenté sans mettre ses camarades en colère : « Allez, les gars, on s’en va. »

    Il reste l’ironie du titre du texte à considérer. Car le lecteur n’apprend rien de la « vraie vie » de Marinette Révillon. Imaginons donc : avec ses parents elle a fui la Russie de la Révolution. Arrivés à Paris, au pays des libertés individuelles, ils découvrent que le rêve d’un petit appartement aux Champs-Elysées ou sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré, ou même plus modestement sur l’île Saint-Louis, des endroits dont ils ont entendu parler, est au-delà de leurs moyens. Ils se retrouvent en banlieue nord, où le régime dont ils se sont exilés représente l’idéal de la population. Ont-ils dû prendre un logement rue Lénine ?

    En grandissant, exilé dans un milieu hostile, Marinette n’a pas fui plus loin ; elle y est restée, a couvert les faits divers comme n’importe quel correspondant local, mais pour un journal d’opposition. Elle a tourné le dos à La Renaissance.

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  3. Besset Georges8/1/22 12:05

    Une fois de plus la plongée dans une époque qui, qu'on le veuille ou non, nous a marqué à vie .
    Je ne savais pas - en supposant que c'est vrai - que Marinette avait quitté la jeune Russie soviétique. Cela change la donne et le regard que je peux avoir sur ces événements.
    Et je constate que, comme moi, tu as tendance à arrondir les angles . Bénéfices de l'âge ? Nous trouvons des circonstances atténuantes à nos ennemis d'hier, et émettons des doutes sur la probité de nos amis....

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