01/10/2021

L'âge qu'on n'a pas

Martine Besset

[Version intégrale du texte publié en sept. 2021, auquel manquait le dernier alinéa.]  


« ...l’impalpable commotion...»
Petite amie d'un soir

J’ai une cinquantaine d’années. Petite ou bonne, la cinquantaine ? Je ne sais plus et peu importe. Je sors de mon lieu de travail, à la fin de l’après-midi, et me dirige à pied vers la gare. Il fait beau, je suis légèrement habillée. La nature m’a épargné culotte de cheval et bourrelets disgracieux, ma démarche est rapide et légère : je fais moins que mon âge, dit-on. Au moins de dos... Deux adolescents me suivent, et se mettent à énoncer des commentaires, pas très fins mais ma foi assez appréciateurs, sur ma silhouette. Presque davantage flattée par ce que j’entends, que gênée par leur grossièreté, je suis envahie malgré moi par un inconfortable sentiment d’imposture. Un des garçons accélère le pas, me dépasse: la surprise transforme en un instant l’apprenti dragueur en petit garçon qu’on va punir... «  Oh, excusez-moi, madame » me dit-il d’un air penaud, avant que lui échappe un candide « mais vous avez quel âge ? ». Je ne réponds pas, m’en sors avec un sourire, et tandis que les deux galopins s’enfuient comme des coupables, je continue mon chemin. Mon malaise a été durable, comme si c’est moi qu’on avait prise en faute.

Quelques  jours après mon soixantième anniversaire, je vais voir une exposition à la Maison européenne de la photo. Le tarif d’entrée propose une réduction pour les « seniors », que dans un premier temps je ne songe pas à demander...Peut-être, là comme ailleurs, le premier pas est-il celui qui compte. Je fais donc ma requête à la caissière, en bafouillant, comme si j’avouais tout bas une maladie honteuse, et en espérant qu’elle va froncer les sourcils, se récrier, et exiger de moi la preuve écrite que je ne cherche pas à tricher...Elle n’en fait rien, et je m’empare en tremblant d’un billet où est imprimé noir sur blanc le signe de ma relégation.

J’ai soixante-dix ans. Je monte dans un wagon bondé du RER B. Je n’ai pas le temps d’attendre le suivant, dans l’espoir qu’il serait moins rempli. De nombreux sièges sont occupés par des hommes, la plupart beaucoup plus jeunes que moi, une mère de famille a même installé chacun de ses trois enfants sur une place assise. Je regarde autour de moi : je suis sans doute la plus âgée des voyageurs contraints à rester debout. Pendant les vingt minutes que dure mon voyage, personne ne me propose de siège, et je n’ose pas en solliciter un. Pendant ces vingt minutes, je brasse des réflexions contradictoires. Façon vieux bougon : n’apprend-on donc plus la politesse aux jeunes, qui restent affalés sur leur siège quand une dame qui pourrait être leur grand-mère est obligée de rester debout ? Version coquette pleine d’illusions : après tout, peut-être ai-je l’air beaucoup plus jeune? Façon lutte des classes : ces jeunes gars, ils sont sans doute épuisés par une hiérarchie impitoyable et une journée de labeur , alors que j’ai passé la mienne à baguenauder dans les expositions parisiennes où ils ne mettront jamais les pieds. Avec mauvaise foi : de toutes façons, si on me propose un siège, je refuse... Je descends de la rame, contrainte à ravaler mes états d’âme et à ignorer superbement tous ces voyageurs pressés qui me bousculent sans vergogne.

J’ai soixante-treize ans. A Ajaccio, au musée des Beaux-Arts, l’employé de la billetterie me tend un billet estampillé « plus de 65 ans » alors que je ne lui ai encore rien demandé...J’en reçois un petit choc, comme s’il avait fait preuve d’une grave impolitesse...et je me précipite dans les toilettes, pour examiner mon image dans le miroir au-dessus du lavabo. Je porte de larges lunettes de soleil,  le masque que la pandémie rend obligatoire, et une longue mèche couvre mon front. Comment une surface de peau découverte aussi réduite a-t-elle pu me trahir ? J’étudie attentivement mon visage, comme si un nouveau signe de mon âge était apparu à mon insu au moment où j’entrais dans le musée, prête à l’effacer promptement, comme on nettoie une tache indiscrète sur sa jupe. Je n’y vois rien. Rien de plus que ce matin, rien de moins que le soir.  Seulement les marques auxquelles je suis si habituée que je ne les vois plus.

Il n’y a, je crois, aucune coquetterie dans ces malaises récurrents. La preuve, je vous annonce mon âge à chaque début de paragraphe... mais c’est avec l’impression de raconter n’importe quoi, ou de parler de quelqu’un qui n’est pas moi. J’éprouve un très fort sentiment d’étrangeté, la sensation d’un raté dans l’écoulement du temps, comme si une brusque inflation m’avait inopinément attribué un chiffre dans lequel je ne me reconnais pas. Je suis aussi ahurie par mon âge que la ménagère allemande qui payait des millions de marks les quelques pommes de terre trouvées sur le marché en 1923...Les nombres paraissent de plus en plus insensés à mesure que le temps accélère sa course. Si je devenais centenaire, c’est ce troisième chiffre ajouté à mon âge, je crois, qui me pousserait dans la tombe, morte de stupéfaction et d’incrédulité...


1 commentaire:

  1. L’âge, et le vieillissement qui le serre de plus en plus près en allant : la narratrice démêle trois brins de l’écheveau dans lequel ils sont pris.

    Il y a l’âge mathématique, implacable décompte d’anniversaires. Chacune des épisodes commence par le préciser : la cinquantaine, « bonne ou petite », la soixantaine toute neuve, soixante-dix ans, soixante-treize ans (un raccourcissement de plus en plus drastique réduit les intervalles).

    Puis il y a l’âge que vous donnent les autres, et les multiples considérations qui les mènent à leur évaluation. Des jeunes à la virilité encore hésitante commentent de façon indécente mais, ma foi, flatteuse, les formes de la femme qu’ils vont doubler (peut-être en hâtant le pas comme des prédateurs), puis la dépassent, perçoivent les signes d’usure de son visage – et se confondent de façon presque attendrissante en politesses. Une caissière de galerie observatrice ou indifférente ne demande pas de preuve avant d’accorder une réduction pour seniors. Les hommes assis dans le RER ne regardent même pas une femme plus âgée, rendue invisible par son dépassement de l’âge de la fécondité. Enfin le récit rattrape l’actualité, un voyage tout récent en Corse au cours duquel l’employé de musée n’attend même pas sa demande, ne la scrute même pas, avant de confirmer qu’il la voit comme une vieille femme.
    Enfin, il y a l’âge tel que le ressent la personne qui vieillit. L’héroïne du récit semble, à priori, concernée surtout par son apparence physique et l’effet sur l’entourage. Cet attachement atteint un paroxysme en Corse lorsqu’elle est identifiée en tant que sénior (séniore ?) avec nonchalance, alors que son visage est presque entièrement caché par des lunettes noires et un masque, et prend refuge dans les toilettes pour s’examiner dans la glace. L’impossibilité de dissimuler la détérioration de l’aspect paraît inéluctable. Alors à quoi bon rester en forme, soigner son physique, si la vieillesse avançante est d’une telle évidence ?

    Mais le dernier paragraphe présente une autre conclusion. C’est le décompte des années, les anniversaires qui plaquent, sur la perception mouvante, tremblante, sautillante, lente ou précipitée de la vie qui la déséquilibrent, et elle admet ne pas s’y reconnaître. Avoir un jour cent ans, c'est-à-dire ajouter un troisième chiffre aux deux qui lui suffisent depuis l’âge de dix ans, loin d’être un titre de gloire, la « pousserait dans la tombe, morte de stupéfaction et d’incrédulité... »

    « Stupéfaction et incrédulité » ? Au moins l’âge ne réussit pas à priver son écriture de sa verve. Elle se lamente, mais avec humour, c’est toute la différence.

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