29/09/2021

Pearl

 Denis Mahaffey


"...il manque toujours un petit quelque chose"
La cocotte en fonte

Elle avait pris le nom de Pearl, comme une perle. Elle dansait, vêtue d’un ensemble soyeux gris-perle, une robe qui lui collait au corps puis s’évasait jusqu’à mi-mollet ; et un gilet flottant du même tissu. Aux pieds, des escarpins à petits talons (elle était grande). Ses cheveux blond cendré étaient juste assez longs pour être retenus sur la nuque par un ruban noir en nœud papillon.

Pearl dansait. Nous étions une trentaine dans un appartement au dernier étage d’un immeuble à l’angle de la place et du quai Saint-Michel. Les hautes fenêtres mansardées avaient vue sur la place, ou sur la Seine et Notre Dame.

Una, qui nous recevait, était Irlandaise, mariée à un fonctionnaire international, et elle aimait tenir salon, sous forme de soirée dansante, et buvante, et surtout parlante. « Ma mère me disait que les invités devaient trouver chez moi pas seulement les gens qu’ils aimaient y trouver, mais aussi ceux qu’ils auraient aimé mais ne s’attendaient pas à voir. » J’y ai rencontré la romancière anglaise Olivia Manning et le romancier irlando-canadien Brian Moore, avec qui je partageais la même ville natale. Elle lui a dit « Chaque fois que je dois commencer un livre je me sens revenue à l’adolescence. Pas vous ? »

Pearl dansait. Una la regardait. Pearl dansait bien. Ou, pas « bien », mais plutôt comme si… Comme si, au lieu de choisir ses mouvements, ou réagir aux autres danseurs, elle était mue par un vent qui soufflait en elle. Parfois une brise qui la laissait presque immobile, les doigts tremblant comme des feuilles ; parfois un bon vent qui la portait impérieusement à travers la piste de danse ; parfois une bourrasque l’électrisait, secouant sa tête, son torse, ses bras.

Pearl était australienne. C’est David, arrivé d’Australie à Paris, où il est resté quelques années avant de repartir aux Etats Unis, qui l’avait amenée à la soirée. Il était grand et large, par le corps et par la personnalité, avec des cheveux trop absolument blonds pour être vrais. Il donnait des cours d’anglais ; il venait aussi de camper, dans une production de Tannhäuser à l’Opéra, une Vénus extravagante, couverte de diamants et de fourrures et avec une perruque de cinquante centimètres de haut sur la tête, comme un amoncellement de choux à la crème. C’était un fêtard, capable de lancer une beuverie le dimanche après-midi qui durerait jusqu’à… pas d’heure.

Il avait l’esprit taquin et féroce. Derrière mon dos (mais devant d’autres qui se sont dépêchés de me l’apprendre) il m’appelait « Brenda », surnom irlandais attribué par des anti-royalistes à la Reine d’Angleterre. Nous n’étions, c’est vrai, pas tellement amis : il devait me trouver fade, lui qui était excessif en tout. Avec des amis à Londres il avait monté un spectacle pour lequel ils étaient habillés en religieuses. Ils avaient quitté une répétition en gardant les bures et cornettes, pour se rendre dans un café de la King’s Road. Même dans cette rue d’un dévergondé chic ils avaient choqué, assis les jambes écartées à une terrasse, buvant leurs demis, fumant et s’esclaffant.

Et dans l’appartement d’Una, sous les toits du Quartier Latin, Pearl dansait, transie, les yeux fermés, attentive au vent qui l’accompagnait.

David m’avait détaillé le parcours poignant, difficile, périlleux de Pearl, ses passé et présent chirurgicaux et médicamenteux.  Il était devenu presque sérieux, sa verve amortie par le drame qu’il racontait.

Et Pearl dansait comme si aucun souci ne pouvait l’atteindre.

J’avais échangé quelques remarques avec elle, des banalités sur Paris et les Parisiens. Elle semblait se tenir à distance de ce qui se passait autour d’’elle, parlant avec une voix douce et basse, un sourire affable toujours sur les lèvres. Elle savait que je connaissais son histoire, mais nous ne l’avions pas abordée. Elle était raffinée, j’étais courtois.

J’étais assis avec Una, qui regardait Pearl, ses mouvements lisses et souples, son corps, ses vêtements à la fois moulants et flottants. Sans la quitter des yeux, Una s’est penchée vers moi. « Regarde Pearl. Il est si rare de nos jours, n’est-ce pas, de voir une femme si réellement féminine. »

J’ai souri ; j’ai peut-être fait un signe d’assentiment avec la tête. Je n’ai rien dit. Je savais sur quel chemin intimidant mais assurément exaltant Pearl s’était engagée ; celui qui fait que, progressivement, étape par étape, chacune une épreuve, chacune un exploit, un homme devienne une femme.

Me précisant le cap atteint par Pearl sur ce voyage, David avait levé le petit doigt, crochu comme s’il tenait une tasse de thé en porcelaine de Limoges : « Elle a encore une bite, mais comme ça ».

Seule, sans tenir compte des autres invités, mue par le vent qui lui conférait sa grâce, Pearl dansait, et Una regardait.

1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit...

    Le décor est planté, vite et bien : il y a quelques décennies, un appartement parisien, dans un quartier alors voué à la bohême et à la vie littéraire, où s’entassent pour la soirée, devisant et buvant, une trentaine d’intellectuels apprentis ou confirmés, en majorité des exilés anglophones, quelques-uns passablement excentriques...Un décor familier parce que chaque lecteur, même s’il ne l’a pas fréquenté, l’a vu dans un film ou un roman.

    Un personnage, pourtant, intrigue dans ce décor bien connu. C’est une femme, et la première phrase qui la met en scène la fait paraître un peu décalée : « elle avait pris le nom de Pearl ». Ce nom, qui donne par ailleurs son titre au texte, n’est donc pas le sien : pour quelle raison est-on un jour amené à abandonner son prénom pour un autre ? Le lecteur, d’emblée, sent que cette question sera au cœur du récit.

    Il y a autour de Pearl une aura d’imprécision, elle est là sans être là, elle danse sans s’occuper des autres, elle porte des vêtements « à la fois moulants et flottants ». Elle habite une sorte d’entre deux, où elle fait « comme si ». Les gens qui se comportent en public comme ‘ils étaient seuls au monde (je ne parle pas là des grossiers personnages qui occupent toute la place, sourds et aveugles à leur entourage, mais de ceux qui ont la faculté rare d’être eux-mêmes en société, sans aucun compromis, et avec la plus grande courtoisie) ont souvent le don de fasciner les autres. Ceux-là les regardent, sans pouvoir s’en détacher, et ils se sentent brusquement un peu banals, un peu lourdauds...

    Trois spectateurs n’ont d’yeux que pour Pearl : le narrateur, un certain David, personnage haut en couleurs, qui a amené Pearl à la soirée, et Una, leur hôtesse. Le lecteur comprend à la fin du texte, mais l’idée lui en est venue bien avant, que Pearl est une transsexuelle. David le sait, et l’a appris au narrateur, ce soir-là, ou un autre soir. Una le sait-elle ? Rien ne permet de l’affirmer. Pour le lecteur, l’image de Pearl dansant devient moins floue, moins dérangeante : ce savoir-là lui rend sa netteté.

    Ces trois spectateurs sont fascinés par la danse de Pearl, mais chacun à sa façon. Una, qu’elle sache ou non quelque chose du parcours de Pearl, admire chez elle une féminité devenue rare...On sait que les transsexuelles (et aussi les travestis, dans un autre registre) mettent l’accent sur les attributs féminins, cheveux, seins, vêtements, au risque de les exagérer : mieux vaut l’hyperbole que le risque de ne pas coïncider parfaitement avec le stéréotype. Mais suffit-il à Una d’être une femme pour savoir ce que c’est qu’être une femme ?

    David, lui, est capable de raconter avec une émotion sans doute sincère le parcours douloureux de Pearl. Cela ne l’empêche pas d’être obsédé par l’organe mâle dont Pearl garde un vestige, qu’il évoque avec une grossièreté d’homme un peu aviné...ou d’homme tout court ? Il semble qu’à la compassion de David, se mêle l’effroi de la castration, une impossibilité à s’imaginer privé de cet emblème qui le définit...même quand il est habillé en nonne !

    Le narrateur, lui, ne dit rien et regarde. Il regarde Pearl parce qu’elle est belle et gracieuse. Et le lecteur fait comme lui...

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