02/05/2021

Petite amie d'un soir

 Denis Mahaffey



« Même sans connaître la gestalt théorie ou les études sur la perception, vous avez constaté
 que les éléments qui forment le tout n’ont de sens que les uns par rapport aux autres. »
Mode d’emploi


Un ami peintre américain, installé en Colombie mais à Paris pour six mois, était attendu à Bruxelles pour préparer une exposition de ses tableaux dans une galerie privée. Il m’a proposé de le rejoindre pour le vernissage. J’ai pris le train : trois heures de flânerie ferroviaire entre le pétillant un peu bilieux de Paris et la vivacité ouatée de Bruxelles.

J’y ai pris le tramway, suivi les consignes du peintre pour trouver la galerie. Il y avait du monde, des hommes et des femmes qui portaient le même parfum capiteux de la réussite sociale, version belge.

Le peintre était entouré, émergeant de la foule par sa grande taille mais aussi parce que ses admirateurs, sans rien céder de leur assurance bourgeoise, assumaient un brin de déférence. Un artiste, après tout, et qui en plus vendait bien chers ses tableaux.

Le peintre m’a reconnu, m’a fait signe de venir à ses côtés, m’a dit quelques mots avant que les amateurs d’art ne se l’approprient à nouveau.

Personne d’autre ne m’a adressé la parole. Ma présence dérangeait. Qui étais-je ? Surtout, qu’est-que je faisais là ? Plus que m’ignorer ils m’évitaient, comme si l’air manquait d’oxygène autour de moi. Je ne correspondais pas aux termes de référence de l’événement. J’ai tenté quelques échanges, au sujet de l’exposition, de Bruxelles que je connaissais. Ceux à qui je m’adressais détournaient les yeux, à peine poliment.

La galerie a commencé à se vider. Ceux qui restaient se rendraient à une petite soirée, donnée en l’honneur du peintre par un couple qui venait de réserver une des toiles.

Le tableau montrait une main, dont les doigts étaient en partie écorchés, révélant le derme, strié de rouge. La peau en haut de l’index avait été retirée, comme le prépuce sur un gland.

« Vous pouvez dire quelque chose de votre tableau ? » a demandé l’acheteur. « Euh » répondit le peintre, « je ne sais pas vraiment parler de ce que je peins. »

Le collectionneur se hâta de rectifier : « Pas sur le contenu, Monsieur, seulement dans quelles circonstances vous l’avez peint, vos raisons… Où, quand… ? »

Nous sommes partis dans plusieurs voitures vers le domicile du collectionneur. J’ai eu droit à des regards interrogateurs : encore celui-là… Le convoi s’est arrêté devant une maison comme un gros poids posé sur le terrain.

J’ai suivi le peintre. Nous étions dans un grand salon, toiles aux murs, objets partout, meubles de style d’un bon goût impitoyable. Une domestique servait à boire, une table était chargée de choses à grignoter.

Je me suis approché du peintre, mais les invités faisaient barrage autour de lui. En me croisant ils me faisaient un sourire éphémère, ou regardaient ailleurs. Je sentais l’impalpable commotion que je provoquais par ma présence, vue comme injustifiée, comme une brindille cassant l’écoulement lisse d’un filet d’eau.

J’ai regardé le peintre, trop sollicité pour s’occuper de moi. Si j’avais été une femme, j’aurais eu ma place : la petite amie amenée distraitement dans son sillon. (Certains ont pu me croire son petit ami, mais cela aurait généré d’autres vibrations, inconfortables ou ostentatoirement acceptantes.)

Pour voir, je me suis attribué ce rôle féminin. Il ne s’est nullement agi d’adapter mon comportement extérieur, mais simplement de relâcher, sans un mot ni un geste, l’effort de tenir mon rang masculin, en abandonnant toute tentative de participer, de sourire, d’engager la conversation. J’aurais ma place parmi ces gens parce que ce peintre tenait à ma compagnie, sans me mettre en avant. J’étais comme un chat qui l’attendait, présentable, parfaitement serein.

Il y a eu une détente sensible parmi les invités. Les choses étaient rentrées dans l’ordre.

La soirée s’est terminée. Un invité nous ramènerait, le peintre et moi, en centre ville. Tous se sont pressés autour de lui comme pour se frotter une dernière fois à un artiste, à son art légère indécent. Ils se sont également approchés de moi, m’ont serré la main ; plusieurs m’ont remercié d’être venu.

Dans la voiture, sur le siège arrière, je me suis dévêtu de mon état. Nous sommes descendus, le conducteur aussi. Il a salué et remercié le peintre, il a négligé de me remarquer.

Nous voilà, sur le trottoir bruxellois, deux hommes. Nous avons parlé de l’exposition, de la soirée. Le lendemain j’ai repris le train, quittant Bruxelles pour Paris, qui m’a accueilli avec insouciance : « Soyez qui ou ce que vous voulez, je m’en balance. »

[Ce texte a été modifié le 4/06/21 pour le rendre plus précis et enlever des maladresses.]


1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :
    La vie en société est un jeu de rôles, que nous endossons successivement selon les circonstances. S’il survient un léger décalage, si la règle n’est pas respectée au millimètre près, il arrive que les protagonistes aient l’impression que quelque chose, qu’ils ne comprennent pas, leur échappe. Il s’ensuit un sentiment de malaise, celui de vivre une situation dont le sens reste caché.

    Le personnage de ce texte semble se soucier fort peu des convenances : invité par un ami peintre à un vernissage, il s’y rend avec le naturel de l’amitié. Mais un vernissage est l’une des situations où l’on vous demande le moins d’adopter une posture naturelle. L’artiste, pour qui tout le monde est venu, y joue son rôle d’artiste ; les invités y jouent leur rôle d’invités, c’est-à-dire de happy few dont l’artiste a jugé la présence intéressante. Tous sont donc censés paraître enchantés d’être là, et y être pour les meilleures raisons du monde. En tous cas, il est sûr que l’artiste se prend pour un artiste, et son entourage pour un aréopage distingué.
    Il va de soi que la plupart des gens se connaissent, de près ou de loin. Ils appartiennent au même microcosme culturel chic, et leurs différences, leurs éventuelles inimitiés même, s’effacent devant la certitude de faire partie du même milieu très fermé des connaisseurs d’art...

    Mais voilà que notre narrateur arrive là comme un cheveu sur la soupe. Personne ne semble le connaître, sauf le peintre qui l’a invité. Dans l’univers des snobs, ne pas être (re)connu est le comble de l’indignité. On l’ignore, puisqu’il n’est personne...Comme dans ce genre de raout, il est surtout gratifiant de monopoliser la vedette de la soirée en s’arrangeant pour être vu, en tentant de faire croire qu’on a avec elle une relation privilégiée, il est de bon ton aussi de ne guère s’occuper d’un inconnu, ou de lui témoigner une certaine hostilité.
    Alors notre narrateur décide d’endosser un rôle. L’ironie de la chose - une ironie un peu blessante pour le lecteur, s’il est une lectrice - est qu’il décide de se féminiser : entendons par là, non de jouer la folle de la soirée, mais de se glisser dans la peau de la compagne attentive, efficace et effacée : c’est ainsi que doit être la partenaire d’un grand homme, n’est-ce pas ?
    C’est la goutte d’huile qui permet aux rouages du carrousel mondain de tourner à nouveau sans grincement : le personnage a un rôle, une place, le comportement ad hoc, il est affublé d’une étiquette, on comprend ce qu’il fait là, on peut maintenant s’adresser à lui sans risquer un impair.

    Que chacun reste à sa place et les vaches seront bien gardées, dit un vieil adage, qui oublie de préciser une chose : la place de chacun n’est pas fixée une fois pour toutes, et les acteurs de la comédie sociale tournent à toute vitesse comme dans le jeu des chaises musicales.

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