04/10/2019

Un coeur parfait

Denis Mahaffey



« Ce fut comme si elle retrouvait du désir, de l'envie, comme si,
après avoir erré, enlisée dans des marécages, elle venait de poser engin le pied sur un sol ferme.
»

Les couettes d'hiver


Il voit que, sans aucun des accoutrements de la royauté, c’est leur port de tête, la grâce de leur maintien en glissant sur l’eau, leur orgueil serein, même l’extravagance avec laquelle ils gonflent les plumes de leurs ailes comme un galion toutes voiles au vent, qui leur confère leur majesté. Les rois et les reines du lac se prélassent, comme s’ils n’étaient sous aucune obligation autre que de régner dans leur blancheur suprême.

Le vilain petit canard baisse la tête de honte et de peur ; s’ils le voient ils le tueront par dégoût, scandalisés de partager la même eau qu’un objet si laid, difforme, obèse. Il aurait dû rester dans son cachot de roseaux, ne pas se laisser tenter par le soleil neuf du printemps faisant scintiller la surface du lac.

Il ne se regarde jamais dans l’eau, ce miroir qui le met en face de sa propre hideur. Mais ce qu’il voit cette fois est encore pire : comme dans un cauchemar, une de ces créatures sublimes, grande et musclée, le cou courbé pour mieux attaquer, remonte sous l’eau. Une réaction inutile de défense lui fait donner un coup de son pauvre bec – comme si cela pouvait le sauver de son sort ! Le monstre qui monte fait de même, puis soudain tremble, perd toute solidité, toute réalité dans les vaguelettes générées en cercles successifs par deux becs qui se percutent – mais sans le faire, car le sien ne rencontre que l’eau.

Le reflet éclaté le convainc instantanément. Toute incrédulité s’évanouit. « Je suis un cygne. » Une joie l’occupe comme une armée de libération mettant fin à un long siège ennemi. Par quel miracle… ? Non. Il n’avait jamais appartenu à cette cane, à ses soi-disant frères et sœurs, c’est tout. Il avait accepté avec désespoir et résignation le jugement ignare qu’ils portaient sur lui, il s’était pris pour une cruelle erreur de la nature qu’il devait cacher jusqu’à être délivré par la mort, seule à souhaiter la bienvenue.

Il se dévêt du poids du passé comme d’un vieux fardeau qu’il suffit de laisser tomber. Il sent une confiance inattendue mais qui, il conclut aussitôt, fait partie de son être profond. Il avance vers les autres cygnes. A la vue de cet étranger ils s’agitent, mais si peu. Il est grand et fort et beau et si blanc qu’ils le laissent passer entre eux. Les couples établis ne lui barrent pas la route, les jeunes mâles reculent, regardent ailleurs en signe de soumission, les jeunes femelles lèvent et baissent la tête, courbent et redressent le cou. Les hiérarchies et leurs contestations s’effacent devant ce nouveau monarque instamment accepté.

Le printemps fond dans la chaleur de l’été sur le lac. Le Monarque est souverain incontesté, il régit le troupeau avec une bienveillance ferme.

Un jeune cygne, aux plumes encore fauves, revient blessé, une aile à moitié déployée, du sang à l’articulation. L’odeur attire l’attention des autres, et deux de ses compagnons plongent le bec dans la blessure, pour y goûter, pour punir la victime d’avoir perdu sa perfection. Le blessé se sauve en courant sur l’eau, mais revient : comment vivre autrement ? Les deux autres le laissent, puis à nouveau l’attaquent. Le Monarque regarde, intervient, donne de puissants coups d’aile au corps des attaquants qui, affolés, s’éloignent et restent en dehors du groupe, avant de revenir avec un maximum de discrétion. « Je veux le protéger » pense-t-il, surpris.

Un jour, à la vue d’une femelle solitaire, une envie impérieuse de danser dans l’eau monte en lui. Il bat ses ailes, étendues sur toute leur longueur, se lève dans l’eau, redescend lourdement en envoyant autour de lui des gouttelettes d’eau que le soleil rend iridescentes. La femelle le regarde, puis se joint à la danse. Le temps venu, il partage la couvaison. Il s’assied sur les œufs, les ajuste sous son corps en se balançant et s’installe, regardant autour de lui avec une belle dignité masculine. Plus tard il guide les petites boules de duvet dans l’eau, chacune sûre de sa place, comme il n’en avait jamais été.

Les années passent. Il est heureux. Et il se sait heureux, comme s’il se voyait d’à côté, mettant sa condition actuelle en face de l’existence minable d’avant. Il voit en l’intensité de son bonheur un legs du malheur d’avant. Mais elle l’empêche autant de le vivre comme quelque chose de naturel. Il regarde les autres cygnes, et sa partenaire qui jouit de son prestige, et il pense « Je suis parmi les miens, mais je ne suis pas des leurs. » Parfois il voit sa conscience du bonheur comme un supplément de bonheur. Parfois c’est plus compliqué : « La conscience de mon bonheur ne prouve-t-elle pas que le bonheur n’est qu’endossé, que je me rends heureux en voyant avec quel aplomb je joue le monarque bienheureux ? »

Parfois, déséquilibré par une lueur d’automne alors que l’été règne encore, un refroidissement de l’air au soir d’une journée douce, la noirceur du coin obscur d’un cours d’eau, ou un simple écran de roseaux pouvant cacher l’horreur, le Monarque se rappelle que la splendeur peut n’être qu’un voile jeté sur le vide.

Parfois, même, un soudain rétrécissement intime le serre à lui faire perdre tout ce qui justifie sa vie. Il se souvient, devient ce dont il se souvient : « Je suis un objet, obscène, obèse, à oublier. » Sous cet écrasement le Monarque s’éloigne des autres cygnes, nage, mais si lentement, avec une telle majesté, que l’eau autour de lui reste lisse comme du verre. Son cou courbé et son bec, et leur reflet dans l’eau, créent une forme géométrique qu’une imagination humaine ferait basculer de 45° pour y voir un cœur parfait.

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