« le passé devient le présent… »
Le septième couvert
Ils s’étaient rencontrés aux sports d’hiver, dans la station savoyarde bien connue de C…Jusqu’à la fin de ses jours, avait-elle alors songé, elle bénirait ce moment où leurs existences s’étaient croisées.
Elle était là par hasard, accompagnant faute de mieux une amie que son amoureux venait de quitter ; lui s’y trouvait comme chaque année à la même époque : une passion pour cette montagne où il était né lui faisait chausser les skis chaque hiver, et grimper à l’assaut de tous les sommets dès la fonte des neiges. Citadine blonde et élégante, elle aimait les débats d’idées, les grandes discussions où de savantes théories s’affrontaient. Lui était plutôt un taiseux, plus à l’aise avec les parois montagneuses et les névés qu’avec les concepts. Sa virtuosité de skieur, sa compétence d’alpiniste, étaient reconnues par ses pairs, et lui valaient une popularité certaine auprès des vacanciers qui entendaient chanter ses louanges; il est vrai que son sourire éclatant, son teint bruni par le soleil d’altitude, ajoutaient à son charme et sa renommée. Le genre de type que tout le monde s’arrache et que je déteste, avait-elle pensé la première fois qu’elle l’avait aperçu…Mais chacun d’eux fut sans doute fasciné par la présence, chez l’autre, de ce dont il croyait manquer.
On les avait présentés l’un à l’autre, ils s’étaient revus, et étaient tombés amoureux. Contre toute attente, cette idylle de roman-photo avait survécu au retour de vacances. Elle s’était même transformée en un amour véritable, profond, passionné ; ils ne s’étaient plus quittés, et pendant quelques mois ils avaient fait des allers et retours incessants entre la montagne, où il était, selon la saison, guide ou moniteur de ski, et la grande ville, où elle vivait et travaillait. Puis ils avaient décidé de vivre ensemble, ils s’étaient mariés: ils habiteraient chez elle, et il retournerait vers ses montagnes chaque fois que son travail, ou le besoin viscéral de respirer l’air des sommets, l’y appellerait.
Elle nageait dans le bonheur. Elle aimait le plus extraordinaire des hommes, qui l’aimait en retour. L’organisation de vie dont ils étaient convenus lui paraissait une merveille d’équilibre, qui rendait leurs retrouvailles chaque fois plus intenses, et respectait la liberté de chacun. Où qu’ils soient ensemble, en ville ou à la montagne, chez eux ou à l’extérieur, au spectacle, au lit, au milieu d’une forêt, en voiture, elle le regardait avec cette adoration dont sont parfois capables les femmes, née de la conviction qu’un amour aussi total valait la peine qu’elle s’y consacrât toute entière. Ils vécurent ainsi plusieurs années. Elle était radieuse, ils avaient réussi la belle histoire d’amour dont elle rêvait dans son adolescence. L’avenir était un chemin de roses…
Un jour d’été, il partit pour une course sans danger particulier, bien préparée, dans un massif qu’il connaissait par cœur. Il n’en revint pas. Sous les yeux de son compagnon de cordée, il dévissa le long d’une paroi abrupte, et disparut dans une crevasse. Les secours ne parvinrent jamais à le localiser, encore moins à l’extraire de son cercueil de glace.
En apprenant la disparition de celui qu’elle avait si tendrement laissé partir quelques jours plus tôt, elle se figea dans une attitude de déni : non, son bel amour ne pouvait pas être mort, cherchez encore, je vous en prie, il connaissait si bien la montagne, et il m’aimait si fort…Le temps ne le lui ramenant pas, elle finit par accepter l’idée qu’il n’était plus là, et ne reviendrait pas. Alors que ses proches se comportaient avec elle comme si elle allait à tout moment se briser, elle se révéla au fil du temps d’une solidité étonnante. C’était comme si la félicité qu’elle avait vécue avec lui, trop grande pour avoir été épuisée au cours de leur vie commune, lui avait laissé des réserves de bonheur pour le restant de ses jours ; ses souvenirs, l’évocation de tel moment partagé, de telle parole qu’il lui avait dite, de tel lieu où ils s’étaient rendus ensemble, suffisaient souvent à illuminer sa journée. Son seul regret était de ne pas avoir un enfant, un enfant qui aurait ressemblé à son père, à qui elle aurait raconté l’homme extraordinaire qu’il avait été, pour qui elle aurait brossé le tableau d’un bonheur parfait qu’elle lui aurait souhaité de connaître plus tard à son tour…
Elle eut, pour se distraire, quelques amants : elle les congédiait rapidement, dans un éclat de rire indulgent, amusée qu’ils aient pu se croire une seule seconde capables de remplacer celui qu’elle avait perdu. Elle continua à vivre dans la ville qu’ils avaient habitée ensemble, dans le même appartement, où rien, paradoxalement, ne venait évoquer l’absent : pas de portrait sur les murs, pas d’autel à sa mémoire, pas d’objet rappelant son activité de montagnard. Elle garda seulement une photo de lui dans un cadre d’argent sur sa table de nuit ; elle possédait en réalité assez peu d’images de leur vie ensemble, comme si, leur amour étant censé défier le temps et les aléas de la vie ordinaire, ils n’avaient pas songé à en fixer des traces : un amour fait pour durer toujours pouvait se passer d’échos aussi éphémères. La parfaite fidélité de son cœur, malgré les années, en était la meilleure preuve. Penser à lui, à eux, suffisait à remplir sa vie ; elle n’avait pas de nostalgie, puisque son amour ne s’éteignait pas.
Elle est maintenant une femme âgée. Ses beaux cheveux blonds ont blanchi, mais elle a le regard serein et profond de ceux que le destin a élus. C’est alors qu’un coup de téléphone vient déclencher un séisme dans la quiétude de sa vie : la gendarmerie de C… lui annonce, avec mille précautions oratoires, qu’un corps vient d’être découvert, et que les papiers contenus dans le sac trouvé à ses côtés ne laissent aucun doute : il s’agit bien du corps de son défunt mari. C’est le glacier, vous comprenez, madame…il avance lentement, et un jour ou l’autre il rend ce qu’il a avalé… Attendait-elle cela sans le savoir ? Le glacier allait lui redonner ce qu’il lui avait pris plus de quatre décennies auparavant, lui restituer son beau mari parfaitement conservé dans la glace, aussi jeune que lorsqu’elle l’avait vu pour la dernière fois, c’était possible, elle avait lu maints récits à ce sujet… Comme elle a eu raison de penser que leur histoire n’était pas finie !
Elle se rend à C…On l’entoure d’égards, on lui raconte cent fois la scène de la découverte, on lui demande de signer des documents, puis, avant de l’emmener reconnaître le corps, on lui tend le portefeuille trouvé dans le sac. C’est bien celui de votre mari, n’est-ce pas ? Elle reconnaît avec émotion l’objet qu’elle lui a offert, il y a si longtemps de cela ; elle le saisit en tremblant : un objet qu’il touchait de ses mains, qu’il gardait contre son coeur, qu’il emportait toujours avec lui…et elle qui n’a plus pleuré depuis tant d’années sent des larmes couler sur ses joues. Comme ils se sont aimés ! Elle caresse du pouce le cuir abîmé, puis elle ouvre le portefeuille, et alors, en une fraction de seconde, elle sait : elle sait que les photos qu’il contient lui sont inconnues, et que la femme brune qui y sourit dans les bras de son beau et jeune mari, aucun doute n’est possible, ce n’est pas elle.
ooOoo
Ceux qui ne connaissent pas l’œuvre de MB pourraient, en commençant à lire Le glacier, y voir un synopsis de roman-photo adressé à une maison d’édition. Ceux qui sont déjà ses lecteurs réserveront leur jugement.
RépondreSupprimerLa situation présentée est banale à l’extrême : rencontre, dans une station de montagne, entre une femme « blonde et citadine » et un moniteur de ski au « sourire éclatant », au teint bruni par le soleil d’altitude ». Amour fou, mariage, vie commune. Mort du mari à la montagne. La femme vieillit. Découverte du cadavre. Remise du portefeuille à la veuve. Elle l’ouvre….
Jusqu’alors, la seule question d’un lecteur adepte du genre serait de savoir comment diable le dénouement heureux réglementaire puisse survenir. Le couple aura-t-il fait conserver des spermatozoïdes de l’homme, un médecin arrivera-t-il à relever le défi technologique et déclencher une grossesse ? L’histoire se terminera-t-elle par le réaction éblouie de la mère, personne âgée, face à ce bébé qui regarde sa maman avec les mêmes yeux d’un bleu de ciel alpin que son père ?
Les spéculations romanesques rentrent dans le mur avec la révélation que les photos du portefeuille montrent le beau jeune homme avec une belle jeune femme dans les bras qui n’est pas l’héroïne.
Une déception, sauf pour ceux qui craignaient un recyclage de MB dans la veine Harlequin. Eux relisent l’histoire avec une nouvelle attention, pour voir si cette fin à la Maupassant est cohérente. Cela fait penser au livre We are all completely beside ourselves de Karen Joy Fowler. Deux petites sœurs vivent dans le sein de leur famille d’universitaires. Au premier tiers de l’histoire, le lecteur apprend qu’une des deux est un chimpanzé. Comment ? Pas possible ! Et pourtant… Il revient au début et relit, en vérifiant que, même si l’auteure n’a pas été explicite, elle n’a rien caché non plus.
Alors, revoyons ce Glacier. Que révèle l’histoire au lecteur attentif ?
La blonde citadine, dont la blondeur n’est associée à aucune remarque sur la beauté, accompagne son amie en deuil d’un amoureux. Sa disponibilité pour la passion n’est que « faute de mieux ». Elle est d’autant moins aux aguets pour scruter ce qui lui arrive. Qu’est-ce qui arrive ? Ou plutôt qui ? La « bombe » conventionnelle des pistes : un moniteur craquant dans ses vêtements luisants, derrière ses lunettes noires. Tout ce qu’elle dit détester, mais comme il paraît combler un manque en elle, elle tombe amoureuse. Quel manque ? Pour elle, l’assurance qu’apporte la beauté physique ? Pour lui… ne serait-ce que le confort financier, l’absence de soucis matériels ?
Ils se marient, vivent ensemble – chez elle en ville. L’été il s’absente, pour assouvir sa passion pour la montagne, et peut-être pour s’occuper d’une seconde famille, ou au moins pour vivre un second amour, celui-ci avec une belle femme.
Le veuvage sied à l’héroïne. Elle vit dans le souvenir puissant de son amour, et dans un tel épanouissement qu’il est tentant d’y voir une façon d’échapper à la quête d’un autre bonheur, associé à un objet humain vivant.
Le choc des photos fait enfin couler ses larmes. Il est avec une femme brune. Imaginons que pendant la vie avec l’héroïne il ne cessait d’insister sur la séduction exclusive de toute autre qu’exerçait sur lui la blondeur ensoleillée de son épouse adorée.