Les écrits de L’Echange d’exergues peuvent être modifiés après leur parution : ce lieu d’écriture sert ainsi de banc d’essai. Le chant de cygne revient sur Un cœur parfait, en le changeant et en l’augmentant jusqu’à dépasser ses visées originales. Il est republié ici sous le nouveau titre.
Ce fut comme si elle retrouvait du désir, de l’envie, comme si, après avoir erré,
enlisée dans des marécages, elle venait de poser enfin le pied sur un sol ferme.
Les Couettes d’hiver
Il voit que, sans aucun des accoutrements de la royauté, c’est leur port de tête, la grâce de leur maintien en glissant sur l’eau, leur orgueil serein, même l’extravagance avec laquelle ils gonflent les plumes de leurs ailes comme un galion toutes voiles au vent, qui leur confère leur majesté. Les rois et les reines du lac se prélassent, comme s’ils n’étaient sous aucune obligation autre que de régner dans leur blancheur suprême.
Le vilain petit canard baisse la tête de honte et de peur ; s’ils le voient ils le tueront par dégoût, scandalisés de partager la même eau qu’un objet si laid, difforme, obèse. Il aurait dû rester dans son cachot de roseaux, ne pas se laisser tenter par le soleil neuf du printemps faisant scintiller la surface du lac.
Il ne se regarde jamais dans l’eau, ce miroir qui le met en face de sa propre hideur. Mais ce qu’il voit cette fois est encore pire, un cauchemar : une de ces créatures sublimes, grande et musclée, le cou courbé pour mieux attaquer, remonte sous l’eau. Une réaction inutile de défense lui fait donner un coup de son pauvre bec – comme si cela pouvait le sauver de son sort ! Le monstre fait de même, puis soudain tremble, perd toute solidité, toute réalité dans les vaguelettes générées en cercles successifs par deux becs qui se percutent – mais sans le faire, car le sien ne rencontre que l’eau.
Mais même le reflet éclaté, et qu’il reconnaît comme tel, l’épouvante, et il s’enfuit dans les roseaux où il s’était caché tout l’hiver. L’effroi né des abus du passé ne cède qu’à contrecœur à ce qu’a révélé l’image sous l’eau. Plus encore, comme une force inconnue jusqu’alors il découvre qu’il peut penser à ce qui se passe. Il raisonne. « Le reflet me montre à moi-même. Je vois un cygne. Je suis un cygne. » La conviction vainc les ombres d’incrédulité. Une joie l’occupe comme une armée de libération mettant fin à un long siège ennemi. « Par quel miracle… ? » Non. Il n’avait jamais appartenu à cette cane, à ses faux frères et sœurs, c’est tout. Il avait accepté avec désespoir et résignation le jugement ignare qu’ils portaient sur lui, il s’était pris pour une cruelle erreur de la nature qu’il devait cacher jusqu’à être délivré par la mort, seule à lui souhaiter la bienvenue.
Il n’y a pas de canards dans les roseaux, mais il en aperçoit ici et là sur le lac, arrondis, avançant par à-coups, s’affairant à chercher de la nourriture sous l’eau. Son appréhension habituelle est renversée par une vague de colère noire. « Ils ne perdront rien pour attendre » pense-t-il.
Il se dévêt du poids du passé comme d’un vieux fardeau qu’il suffit de laisser tomber. Il sent une confiance inattendue mais qui, il conclut aussitôt, fait partie de son être profond. Il avance vers les autres cygnes. A la vue de cet étranger ils s’agitent, mais si peu. Il est grand et fort et beau et si blanc qu’ils le laissent passer entre eux. Les couples établis ne lui barrent pas la route, les jeunes mâles reculent, regardent ailleurs en signe de soumission, les jeunes femelles lèvent et baissent la tête, courbent et redressent le cou. Les hiérarchies et leurs contestations s’effacent devant ce nouveau monarque apparent.
Le printemps fond dans la chaleur de l’été sur le lac. Le Monarque est souverain incontesté, il régit le troupeau avec une bienveillance ferme.
Un jeune cygne, aux plumes encore fauves, revient blessé, une aile à moitié déployée, du sang à l’articulation. L’odeur attire l’attention des autres, et deux de ses compagnons plongent le bec dans la blessure, pour y goûter, pour punir la victime d’avoir perdu sa perfection. Le blessé se sauve en courant sur l’eau, mais revient : comment vivre autrement ? Les deux autres le laissent, puis attaquent à nouveau. Le Monarque regarde, intervient, donne de puissants coups d’aile aux attaquants qui, affolés, s’éloignent et restent en dehors du groupe, avant de revenir avec un maximum de discrétion. « Je veux le protéger » pense-t-il, surpris.
Un jour, à la vue d’une femelle solitaire, une envie impérieuse de danser dans l’eau monte en lui. Il bat ses ailes, étendues sur toute leur longueur, se lève dans l’eau, redescend lourdement en envoyant autour de lui des gouttelettes d’eau que le soleil rend iridescentes. La femelle le regarde, puis se joint à la danse. Le temps venu, il partage la couvaison. Il s’assied sur les œufs, les ajuste sous son corps en se balançant et s’installe, regardant autour de lui avec une belle dignité masculine. Plus tard il guide les petites boules de duvet dans l’eau, chacune sûre de sa place, comme il n’en avait jamais été.
Les années passent. Il est heureux. Et il se sait heureux, comme s’il se voyait d’à côté, mettant sa condition actuelle en face de l’existence minable d’avant. Il voit en l’intensité de son bonheur un legs du malheur d’avant. Mais elle l’empêche autant de le vivre comme quelque chose de naturel. Il regarde les autres cygnes, et sa partenaire qui jouit de son prestige, et il pense « Je suis parmi les miens, mais je ne suis pas des leurs. »
Des canards empiètent souvent sur la partie du lac, moins profonde et riche en plantes aquatiques, où vivent les cygnes, prêts seulement à déguerpir si leur présence est soudain inopportune. Plus rarement, un seul s’y aventure. Le Monarque, immobile comme un rocher, voit un tel insolent qui nage par poussées alternées des pattes, le postérieur zigzaguant au-dessus de l’eau.
Une poussée de rage traverse le corps du cygne, lui fait se soulever du lac en ouvrant les ailes pour s’envoler, mais il reste sur place, battant la surface de l’eau. Il change l’angle des ailes et se précipite vers le canard, qui n’a pas le temps de s’échapper. Le cygne le rattrape, prend la tête dans son bec, jette le canard en l’air puis, lorsque le corps retombe dans l’eau, le pousse sous l’eau. Le canard remonte et tente de se sauver. Le cygne lui donne un dernier coup d’aile. Le canard part, le profil du corps altéré, le dos certainement cassé.
Le troupeau se rassemble autour de son Monarque. Mais il les quitte, en attendant que sa fureur se calme, se remplace par le même désespoir que lorsqu’il se couchait et baissait la tête sous les coups de bec des canards du poulailler. Le souffre-douleur est devenu le bourreau. « Le bonheur ne remplace pas le malheur, il en est complice. Je pourrais donc tuer. »
Les saisons se succèdent, chacune donne ses couleurs au lac.
Parfois le Monarque voit sa conscience du bonheur comme un supplément de bonheur. Parfois c’est plus compliqué : « La conscience de mon bonheur ne prouve-t-elle pas que ce bonheur n’est qu’endossé, que ce qui me rend heureux est l’aplomb avec lequel je joue le monarque bienheureux ? »
Parfois, déséquilibré par une lueur d’automne alors que l’été règne encore, un refroidissement de l’air au soir d’une journée douce, la noirceur du coin obscur d’un cours d’eau, ou un simple écran de roseaux pouvant cacher l’horreur, le Monarque se rappelle que la splendeur peut n’être qu’un voile jeté sur le vide.
Parfois, même, un soudain rétrécissement intime le serre à lui faire perdre tout ce qui justifie sa vie. Il se souvient, devient ce dont il se souvient : « Je suis un objet, obscène, obèse, à oublier. »
Sous cet écrasement le Monarque s’éloigne des autres cygnes, nage, mais si lentement, avec une telle majesté, que l’eau autour de lui reste lisse comme du verre. Son cou courbé et son bec, et leur reflet dans l’eau, créent une forme géométrique qu’une imagination humaine ferait basculer de 45° pour y voir un cœur parfait.
En fin de vie le cygne, trop affaibli pour être le monarque, reste entouré par les autres, qui témoignent ainsi de sa sagesse, tout en étant inconscients du sens de ce qu’ils ressentent. Il fait longuement le bilan, établit les actifs et les passifs, essaie d’englober son expérience en une seule conclusion. L’exilé du bonheur devenu champion du bonheur, l’affamé d’affection devenu gastronome de l’amour, l’orphelin exilé devenu patriarche d’une descendance nombreuse ; mais aussi l’incertain chronique, craignant d’avoir raté son changement, mal compris son chemin, pris celui de l’insincérité, de l’hypocrisie, du mensonge, alors qu’il croyait être sur le bon, celui qui mène à l’éclairement.
Les cygnes ont la particularité de savoir quand ils vont mourir. Voyant venir le moment, il sent son esprit se vider. Une sensation comme une bulle d’air ascendant naît dans sa poitrine, se gonfle jusqu’à habiter tout son corps. Il le nomme : un amour de ce qui est, sans hésitation, sans question. Il est entier – comme il avait été en tuant l’intrus, mais à présent la brutalité le quitte comme une vieille infection enfin radiée.
Il comprend que le changement dans sa vie n’a pas tant été de passer de la laideur mortifère à la splendeur rayonnante, mais d’avoir fait de cette splendeur-là une courbe qui l’a amené à ce moment d’épanouissement total, définitif, final. « Je suis devenu ce dont même l’idée ne m’avait pas affleuré. »
Il nage jusqu’à l’autre côté du lac. Seul, il tend le cou en haut, tout droit, et ouvre son bec pour laisser sortir une première et dernière mélodie. Sans mots, lesquels auraient été : « Je chante la transfiguration et la mort. »
De l’autre côté du lac, les autres cygnes commencent à l’oublier.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerLe conte d’Andersen dont s’inspire ce texte met en scène un vilain petit canard, moqué, battu ou méprisé par sa famille et son entourage, parce qu’il ne leur ressemble pas. Au cours de cette vie de malheur, il croise un jour des cygnes : leur beauté, leur majesté, le fascinent et lui laissent un incompréhensible sentiment de nostalgie et de tristesse. Se rapprochant d’eux, il voit son image dans l’eau, et comprend enfin qu’il est l’un d’eux. Alors commence pour lui une nouvelle vie, où il est parfaitement heureux parmi les siens.
Il s’agit donc d’un récit de formation et d’apprentissage, comme le sont de nombreux contes racontés aux enfants. Bruno Bettelheim, dans sa Psychanalyse des contes de fées, écrit que celui-là a la particularité de ne pas s’adresser aux enfants, parce qu’il ne peut leur être d’aucun secours. Les contes sont censés proposer aux enfants qui se sentent malheureux, incompris ou dévalorisés, une façon de s’en sortir, en accomplissant quelque chose qui prouvera à tous leur valeur ou même leur supériorité. Or le vilain petit canard, assigné à une espèce alors qu’il appartient en réalité à une autre, n’est aucunement sauvé par sa propre action ; ce ne sont pas ses actes qui changent sa vie. L’inexorabilité de son destin ne propose rien d’exaltant à l’enfant malheureux. C’est une histoire sur la cruauté du monde.
Qu’en est-il de la version qui nous est proposée ici ? Lorsque le volatile est confronté pour la première fois à l’image de son corps de cygne, rien ne nous dit qu’il croyait jusqu’alors ne pas en être un. Le lecteur a plutôt l’impression de lire une version animale du stade du miroir décrit par Lacan : ce moment où le très jeune enfant, qui n’avait jusque là qu’une perception d’un corps morcelé par les différentes sensations qui l’affectent, rencontre dans son reflet spéculaire un corps unifié qu’il découvre être le sien. Je vois chez le cygne de D.M. moins un passage d’une espèce à une autre (comme chez Andersen) qu’une assomption du moi.
Ce qui est alors donné au cygne, c’est le bonheur, le pouvoir, le prestige, la capacité à séduire, à protéger. Quelque chose qui ressemble à l’idéal masculin, non ? Et qui ne peut s’accomplir que si sont niées la faiblesse, la laideur, la maladresse et la modestie qui étaient les siennes avant sa métamorphose, et qu’il n’a d’autre choix que de démolir, quand il les rencontre sous l’apparence du malheureux canard qu’il estropie.
En dehors des rares éclairs de lucidité, où la conscience que sa majesté est un semblant s’impose tout de même à lui, le Monarque, pour ne pas déchoir, est condamné à se prendre pour un monarque.
C’est seulement à l’instant ultime qu’il redevient comme les autres : la transfiguration n’était pas qu’un canard devînt cygne, mais que ce même cygne, un parmi tous les êtres vivants, passe de vie à trépas. Comme tout le monde…