24/11/2019

Les mots de mon frère dans le rétroviseur

Martine Besset


                                      " …ce moment d’épanouissement total…"
                                                               Le chant de cygne

         
 
Durant notre enfance, notre mère nous racontait parfois des souvenirs de sa rencontre avec mon père, et de leurs fiançailles. Ce mot maintenant suranné brillait alors pour moi d’une aura fascinante : peut-être la petite fille que j’étais y lisait-elle confusément des promesses romanesques que le mariage ne tiendrait peut-être pas…Les images nées du récit maternel se confondent  maintenant avec celle, sans doute reconstruite par ma mémoire, d’une photo en noir et blanc prise à cette époque, par mon père, sans doute , puisqu’on n’y voit que ma mère : elle est debout sur un rocher escarpé, en plein soleil, des chaussettes roulées sur ses grosses chaussures de marche, et elle porte des cheveux mi-longs formant une coque sur son front, cette coiffure que la vision de centaines d’images d’archives nous fait automatiquement associer à l’époque de la Libération. Elle regarde son fiancé, le photographe, et pourtant son sourire est à peine esquissé. A-t-elle conscience alors qu’elle va bientôt vivre dans ce paysage qui se déroule sous ses yeux ? Que cela voudra dire troquer le confort douillet d’un appartement parisien contre une bicoque sombre, sans eau courante, perchée au sommet d’un chemin caillouteux ? Que la présence quotidienne de sa mère et de sa sœur, qu’elle n’a encore jamais quittées, sera remplacée par celle d’une belle-mère qu’elle connaît à peine? Qu’elle abandonnera le métier qu’elle aime et ses élèves bien-aimées, pour tirer l’eau au puits et traire les chèvres ? Sans doute, à trente-cinq ans, était-elle assez grande pour en juger…Ce qu’elle ne pouvait pas savoir, c’est que l’attendaient quatre grossesses et quatre enfants en quatre ans, qui rendraient impossible tout retour en arrière.

Je suis la première de cette série, et me trouve aujourd’hui à l’arrière d’une voiture conduite par mon frère, arrivé en quatrième et ultime position. Si les souvenirs remontent, c’est que nous roulons actuellement à l’aplomb de l’endroit où la photo a été prise, des décennies auparavant, en un temps où nous n’existions pas encore. En me tordant un peu le cou, j’aperçois au sommet du versant à ma gauche, sur la rive droite du Rhône, les ruines du château où nos futurs parents étaient montés ce jour-là. Je suis née à quelques kilomètres de là, dans la bicoque sombre. J’y ai passé les deux premières années de ma vie : je n’en ai donc pas gardé de souvenirs précis, seulement des sensations confuses, le soleil dans la cour, les poules, le chien…J’y suis revenue quelquefois, sans rien reconnaître, et d’ailleurs tout a changé. Mon village natal est maintenant une sortie d’autoroute, et les quartiers pavillonnaires ont remplacé les masures d’autrefois. La rumeur incessante de l’A7, les zones commerciales et industrielles qui la bordent, les silhouettes des réacteurs nucléaires en aval du fleuve dans le lointain, ont profondément bouleversé le paysage dans lequel j’ai vu le jour, et où mon père a vécu une grande partie de sa vie. Il avait quarante ans lorsque je suis née ; de ces quarante années-là, je sais bien peu de choses : mon père était un taiseux, et je l’ai trop peu questionné pour qu’il ait pu sortir de sa réserve. Cette terre qui était la sienne, et que je puis si peu revendiquer comme mienne, est la seule certitude sur laquelle je peux bâtir la représentation que je me fais de sa vie avant nous. Cultivateur, producteur des abricots et des pêches qui font encore la réputation de cette partie déjà méridionale de la vallée du Rhône, il devait travailler dur dans ses vergers. J’ignore tout de la façon dont il s’y prenait, à qui il vendait ses fruits, s’il était propriétaire de sa terre, s’il faisait partie d’une coopérative…Alors je l’imagine, taillant ses arbres en automne, bricolant dans la maison l’hiver, entre le chien, les poules et les chèvres, surveillant au printemps la floraison qui devait transformer les collines en bouquets blancs et roses, puis cueillant en plein soleil, maillot de corps et muscles noueux, des fruits dorés aux branches de ses arbres…Des images d’Epinal, des images nées dans la tête d’une citadine ignorante des travaux agricoles…Désolée, je n’en ai pas d’autres.

Chaque fois que je traverse la France du nord vers le sud, en empruntant la longue saignée du sillon rhodanien, je suis à l’affût de souvenirs qui ne sont pas les miens ; j’ai l’impression que ce pays où j’ai vécu si peu de temps me hèle, que chaque nom de village aperçu sur un panneau routier me suggère : rappelle-toi ! que  cette colline, cette berge du fleuve, s’étonne : tu ne te souviens pas ? Non, je ne me rappelle pas, comment le pourrais-je ? Ce sont les souvenirs de mon père, ceux qu’il ne nous a jamais racontés, que je cherche…Alors je regarde de tous mes yeux, je dis à mon compagnon de voyage, pour la dixième fois : c’est là que mes parents…Et je salue tous ces endroits que mon père a connus, et qui garderont à jamais le secret sur ce qu’il y a vécu.

Aujourd’hui, dans la voiture, c’est mon frère qui m’accompagne : la quête de notre père, nous la menons chacun à sa façon, mais chacun sait que l’autre la poursuit. Etre ensemble dans ces lieux multiplie les signes qu’ils nous adressent. Pourtant, ce jour-là, nous ne parlons ni de notre père, ni de notre enfance, et pas non plus de ce château en ruine au-dessus de nos têtes, minuscule jalon de notre histoire familiale, où nos parents ont dû échanger des promesses. Nous nous taisons, mon frère conduit, l’autoradio déverse des chansons assorties à notre humeur vacancière. Soudain, retentissent la voix d’Yves Montand et les paroles de Prévert, et je souris, saluant la coïncidence. Montand fait partie de notre histoire familiale au moins autant que le château en ruine que nous laissons derrière nous : dans la période tourmentée de notre quadruple adolescence, sa voix de velours, ses chansons, et ses sympathies communistes, réconciliaient miraculeusement les goûts musicaux de nos parents et les nôtres. Des années plus tard, alors qu’il continuait à occuper une place très singulière dans mon cœur, j’ai aussi pris conscience, qu’entre lui et mon père plus jeune, il y avait une ressemblance troublante…Je n’en ai jamais parlé à quiconque, craignant moquerie ou réfutation. Cette ressemblance a été pour moi une sorte de secret trop fragile pour être dit, et je continue à penser à mon père chaque fois qu’un disque ou un film me confronte au visage de Montand.

Dans la voiture, la chanson s’est terminée. Je  croise dans le rétroviseur le regard de mon frère, et il  dit : « c’est vrai qu’il lui ressemblait… ». Ai-je donc pensé tout haut ? Je sais bien que non, je suis sûre aussi que nous ne parlions pas de notre père avant d’entendre la chanson, et pourtant c’est ce que mon frère vient de dire: « c’est vrai qu’il lui ressemblait… ». Il a utilisé  ce pronom « il » comme en continuant une conversation que nous aurions commencée, mais qui n’a pas eu lieu. Juste un pronom, et nous savons tous deux à qui il renvoie…La traversée des lieux où notre père a vécu a déclenché chez chacun de nous des pensées parallèles, partagées sans être prononcées ; la voix de Montand a précipité ces images errantes, ces souvenirs imaginaires, ces associations d’idées que chacun de nous pensait lui appartenir en propre, en ces quelques mots. Nos pensées parallèles se sont rejointes, deux fils électriques jusque là isolés se sont touchés, produisant ce petit choc qui me laisse muette, incrédule comme au sortir d’une expérience de télépathie. Chacun de nous a entretenu pendant des années remords, sentiment de ratage, seul avec son bagage de nostalgie, et là, nous avons au même moment la même pensée. Je fais des vœux pour que mon frère voie dans le rétroviseur le sourire que je lui adresse, la seule réponse que je suis capable de lui donner. D’un seul coup, la présence de notre père habite tout l’espace de la voiture, mais nous sommes les seuls à le savoir. Nous resterons silencieux un long moment, puis nous parlerons de choses et d’autres, soucieux de ne pas abîmer par des paroles banales ce trésor de mémoire exactement partagée que nous venons de découvrir.

1 commentaire:

  1. J’ai su, de source sûre, que l’auteur a mis du temps, après l’avoir terminé, à trouver un titre pour cet écrit. "Les mots de mon frère dans le rétroviseur" : cela valait la peine de chercher. Autant un poème que le titre d’un film de Chéreau, "Ceux qui m’aiment prendront le train", il arrive en plus à pointer le moment crucial du récit, et à y ajouter quelque chose. L’échange de regards entre deux personnes, l’une qui conduit, l’autre qui est sur un siège arrière, passe nécessairement par le rétroviseur. Le mot rappelle aussi que le récit traite du passé, des souvenirs et des suppositions. Nous regardons en arrière.
    Le récit dit une rencontre capitale, comme le dénouement d’une intrigue, entre un frère et une sœur.

    Le sujet est le grand mystère de la parentalité et d’un secret la concernant dans la famille de l’auteur. Comment vivaient nos parents quand nous leurs enfants nous n’étions pas là ? Quelle drôle d’existence pouvaient-ils mener, avant d’accomplir leur destin, qui était de nous engendrer, nous des personnages si cruciaux dans l’histoire du monde ?

    Nous colorons de nos propres attitudes les maigres informations que nous possédons. Une enseignante partie suivre une rude vie à la campagne, un agriculteur qui cultivait des abricots. L’auteur scrute les vestiges, sur une photo, dans les paysages, et invente plus que recherche leur sens pour chacun. Des images d’Epinal… Les enfants ont du mal à discerner l’individualité, autant qu’à se figurer la sexualité, de leur père et mère. Quatre enfants en quatre ans. C’est tout ce qu’elle dit.

    Le récit évoque le trou d’où les parents émergent devant leurs enfants au fur et à mesure que ces enfants prennent conscience de leur propre individualité et de la relation entre eux et leurs parents. Quand cette relation n’est pas un long fleuve tranquille, elle peut laisser les enfants avec un passif à gérer.

    Le récit se focalise sur le père, ce "taiseux" (certes bien peu de pères, si bavards soient-ils, sont prolixes sur leur jeunesse, quelques anecdotes c’est tout). Pour au moins deux de ses enfants, ce père reste un mystère à sonder, une préoccupation. Les paysages qu’elle traverse interpellent MB, lui reprochent de ne pas les connaître, de se pas s’en revendiquer. Il lui reste un sentiment de ratage, pour des raisons qui ne sont pas explicitées.

    En l’absence de la réalité, MB s’est choisi un double de son père, en souvenir de lui. Yves Montand fait l’affaire : séduisant, talentueux, du côté de la générosité et de la solidarité politiques. C’est son secret, croit-elle.

    Tout se dénoue dans la voiture ou elle roule avec son frère, mais pas côte à côte. Cela fait penser que chacun a une vie de couple, celle qui met habituellement les parents à un autre niveau d’importance.

    Yves Montant chante. Son frère admet la ressemblance entre lui et leur père, sans prononcer le nom, disant "il". Sa sœur comprendra qu’il connaît son secret, l’accepte, le partage. Elle n’est pas seule dans ses souvenirs. Elle lui sourit dans le rétroviseur. Les mots prononcés et le sourire qui les accueille sont une victoire des enfants dans une sourde histoire de guerre qui n’est pas racontée ici.

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